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Rédigé le vendredi 24 février 2023 à 17:46 dans Anthologie (textes sur la musique) | Lien permanent
On est heureux de parler, une fois de plus, de Haydn et cela grâce à cette édition magnifique, une des plus importantes de l’époque qui, au demeurant, au disque comme ailleurs, dans l’édition plus généralement, n’en entreprend plus guère… Présentisme, oubli du passé, négation de l’avenir. Refoulement, ignorance, ressentiment. Absentia cordis. Une époque sans cœur, socordis en latin, une période qui sépare (le préfixe « so- »), prélude de Thanatos, la séparation, la mort, par opposition, comme on sait avec Freud, à Eros, le rapprochement, le toucher, l’union, de tout cœur, corps à corps, le rassemblement, la vie. Rares sont ceux, comme Pascal Quignard, qui savent encore le latin, et la musique.
On attend, comme on le faisait jadis en s’impatientant des publications discographiques promises pour Noël, on attend comme un enfant, chaque nouvelle parution de l’intégrale des Symphonies de Haydn promise pour 2032 par Il Giardino Armonico sous la direction de Giovanni Antonini, dont il fut déjà question ici. Voici le volume 13, intitulé Hornsignal et qui comprend les symphonies 31 « Mit dem Hornsignal », 59 « Feuersinfonie » et la magnifique 48 « Maria Theresia ».
Le cor annonce, appelle, rappelle, et en effet signale. Cor vient du latin cor, cordis, n. comme on apprenait dans le temps magnifique des cours de latin, qui signifie en effet cœur, à savoir autant l’organe que le siège, vérification faite dans les dictionnaires de latin toujours à portée de main comme cet incomparable Les Mots latins de F. Martin dont il faudrait, le livre comme son auteur, faire enfin un éloge sans mesure, le siège donc autant de la mémoire, que de l’intelligence même et de la sensibilité. Ainsi, se souvenir se dit bien recordari, éprouver et compatir se dit misericors, l’union et l’unité se disent concors, etc. Et inversement, le fou, en tous sens, se dit vecors, celui qui a perdu le cœur comme les tyrans.
Le cor est l’instrument qui à lui-même est un signe, le signe même de la musique, et qui parle. À lui tout seul il incarne la musique. Il est nostalgique autant que prophétique. Il se suffit à lui-même, comme sa forme, si réfléchie, en forme de cœur justement, l’indique. Toutefois, quelque chose en lui est en effet douloureusement solitaire, la solitude même. Hélas, il sait, on l’écoute et c’est ce qui nous émeut, qu’il joue dans le désert. On l’entend sans l’entendre, il comprend qu’il s’éloigne et qu’il aura toujours été cet éloignement déchiré comme un cœur, dont par ailleurs il figure le son, toujours à la limite de la brisure (le cor ne peut jouer « faux », il ne peut que se briser). Le son qu’il exprime est l’éloignement même, une plainte. Personne, sauf ceux qui savent cela parce qu’ils l’ont éprouvé, ne désire jouer du cor. Sa musique est toute intérieure. Rien en lui, de lui n’est démonstratif. C’est l’instrument pudique par excellence. Il est la beauté même, mais cela fait un moment que la beauté n’intéresse plus.
Et puis, le cor engage l’urgence de sa respiration. Il est poumon et cœur. Le cœur, le cor, le corps, cela tout ensemble que la langue, à défaut de le fonder objectivement rassemble.
Comme la pochette du disque ne l’indique pas, préférant des pages de photographies dont on ne perçoit réellement pas l’intérêt, il faut faire mention des cornistes :
Johannes Hinterholzer
Edward Deskur
Konstantin Timokhine
Michael Reifer.
Un grand merci à eux. Notre écoute se souviendra d’eux.
Haydn est, on l’avoue, le musicien de l’île déserte. Rien de faustien dans cette musique, rien de malade, rien qui relève de l’ordre de la question, pas même donc de la réponse. C’est une musique de l’évidence, une musique pleine, sans souffrance (je parle de la musique elle-même, ce qui n’exclut en rien l’expression de la souffrance dont le cor sait exprimer l’ampleur).
Et puis, c’est une musique du Paradis ou de l’au-delà. Une musique sans rivaux, qui ne manifeste aucun souci de rivalité, qui vaut pour elle-même, qui est à elle-même un absolu et en quelque sorte toute la musique. Haydn est en effet le Père. Mozart, Beethoven et Schubert sont magnifiques, mais ce sont des fils et cela s’entend, d’une manière ou d’une autre, dans leur musique. Haydn, « Papa Haydn ». Et c’est un père « suffisamment bon », comme aurait dit Winnicott, pour avoir engendré et éduqué des fils libres, mais dont, à chaque fois, sauf Mozart peut-être, et encore, il « manque » quelque chose (lorsque la musique ressent en elle le manque dont elle est l’expression), non pas donc, horresco referens, dans la technique, la composition ou quoi que ce soit d’autre du même ordre, mais dans la compréhension de la musique, compréhension que Haydn a parfaitement au point qu’il peut tutoyer la musique d’égal à égal. En effet, dans le Moderne, la musique éprouve le sentiment de devoir se dépasser et se surpasser, insatisfaite qu’elle est d’elle-même, en attente du génie. C’est, depuis Haydn, une musique en souffrance, faustienne. La musique de Haydn, en revanche, est satisfaite, réconciliée avec elle-même, c’est-à-dire son désir, depuis toujours.
La postérité : bien sûr que le cor est la musique des contes et du merveilleux. Mahler ne l’ignorait pas en reprenant le cycle du Knabenwunderhorn en lui ajoutant ceci qu’il lui fallait à lui, Gustav Mahler, percer dans la musique et retrouver le merveilleux paradisiaque qu’elle promet et dont le Moderne a perdu jusqu’à la trace.
Schubert et l’entrée des cors dans la IX° Symphonie, dite non sans raison « La Grande », à la condition de considérer l’ampleur de l’ouverture que les cors justement ouvrent (un monde, vraiment, de rêve, d’enthousiasme, une course vers autre chose que la mort). Schubert le modeste, le cor de l’Octuor, le grand Schubert qui essayait sa musique sur cet autre instrument qui est toute la musique, la guitare, dont on parlera un jour.
Berlioz, un autre guitariste : le cor au début de l’acte IV des Troyens dans Chasse royale et orage, pour la musique seule, sans la chasse (on va y revenir), le long solo qui forme le pendant de celui de cor anglais (!) au début du III° acte de Tristan de Richard Wagner (toujours l’annonce, dans les deux cas).
Brahms et le troisième mouvement de sa 3° Symphonie par lequel on est entré jadis en musique. Et par le cor justement. Et ce Trio pour Cor, violon et piano, op. 40, dont la beauté est sans égale. Certains y voient à contresens une œuvre de « vieillesse » (sic ! un tic désormais, de rangement et de classement, s’agissant de l’œuvre de Brahms), alors qu’elle souligne par ce qu’elle est, dans l’absolu, la fragilité des choses, la transparence du temps qui s’écoule en lui-même dans sa propre inexistence.
Lorsqu’on avance que l’expression du cor est celle de l’appel et du rappel, c’est pour faire comprendre dans ce qui est à entendre cette cyclicité de la musique, sa forme si singulière d’intemporalité, ce retour qui est toujours le sien alors qu’elle n’existe qu’en partant.
En l’écoutant, on ne sait si c’est juste une idée ou bien un trait poétique qui permettrait d’aller au fond des choses, on a l’impression d’un monde d’un au-delà de l’humanité, dans lequel les animaux seuls renaîtraient. Ce n’est pas pour rien qu’on a inventé le cor de chasse, l’horreur qui annonce les canons, la guerre et l’apocalypse, car le cor de la musique est en revanche celui qui s’entend encore, en cor, au loin dans la forêt et dans la montagne, qui appelle aux rencontres et aux amours. Le corps, cette origine du signe, un signal en effet, un mot qui nous parvient après avoir si longtemps attendu, en vain, c’est certain. Mais il reste la musique.
© André Hirt
Haydn 2032 n° 13 – Hornsignal, Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico, Alpha 2022.
On n’oubliera pas, par ailleurs, les cors dans la 43° symphonie de Haydn, qui aurait pu figurer dans le cadre de ce disque, sous la direction, et la passion de ses interprètes de Il Giardino Armonico, de Giovanni Antonini. Quel bonheur !
Rédigé le vendredi 17 février 2023 à 14:30 dans Notes d'écoute (CD & concerts) | Lien permanent
Mon cerveau s’enflamme, surtout si on ne me dérange pas. Ça pousse, je le développe de plus en plus, toujours plus clairement. L’œuvre est alors achevée dans mon crâne, ou vraiment tout comme, même si c’est un long morceau, et je peux embrasser le tout d’un seul coup d’œil comme un tableau ou une statue. Dans mon imagination, je n’entends pas l’œuvre dans son écoulement, comme ça doit se succéder, mais je tiens le tout d’un bloc, pour ainsi dire. Ça, c’est un régal ! L’invention, l’élaboration, tout cela ne se fait en moi que comme un rêve magnifique et grandiose, mais quand j’en arrive à super-entendre ainsi la totalité assemblée, c’est le meilleur moment. Comment se fait-il que je ne l’oublie pas comme un rêve ? C’est peut-être le plus grand bienfait dont je doive remercier le Créateur.
W.A. Mozart, in J. et B. Massin, Wolfgang Amadeus Mozart, Paris, Club français du Livre, 1959, p. 474.
Le choix de André Hirt
Rédigé le jeudi 16 février 2023 à 11:04 | Lien permanent
[Serge Prokofiev, Piano concerto n°2, Symphonie n°2., Ural Philharmonic Orchestra., Dmitry Liss, conductor, Andrei Korobeinikov, piano., Fuga libera, Outhere, 2021.]
Orages d’acier, musique.
Il y a quelque temps, l’évidence s’est imposée qu’il existe des chefs-d’œuvre ratés. On comprenait que certaines pièces majeures du répertoire avaient été oubliées, mais d’emblée, immédiatement. On se devait d’ajouter, sous un angle très différent et plus étonnant, qu’il leur manquait quelque chose, dans le fond ou dans la forme, quant à leur accessibilité dans l’écoute, et que ce quelque chose, ce presque rien qui se révèle être beaucoup et plus important que l’œuvre elle-même telle qu’elle se présente, a produit à la fois et en même temps et le chef-d’œuvre et son ratage, son affirmation comme une soustraction à lui-même. Le manque restait manque, mais il était affirmativement à l’œuvre.
C’est le cas de ces deux imposantes partitions de Prokofiev que ce disque important couple avec justesse, 2 & 2, ne résiste-t-on pas à écrire, le deuxième concerto pour piano et la deuxième symphonie. Ces morceaux se tiennent en retrait par rapport aux œuvres les plus souvent jouées, comme les 3° concerto pour piano et la 1° ou la 5° symphonie pour établir un parallèle. (Il existe bien des enregistrements. On disposait de Evgeny Kissin-Vladimir Ashkenazy pour le 2° concerto, on venait tout juste d’entendre, et de se remettre de l’interprétation donnée au disque par Beatrice Rana et d’Antonio Pappano du 2° concerto, et ce fut en effet une révélation.)
Aujourd’hui, on doit, et c’est une vraie sensation, à l’Ural Philharmonic Orchestra, au chef Dmitry Liss et au piano de Andrei Korobeinikov de pouvoir prendre la mesure, une fois de plus, de l’inventivité de Prokofiev, de son génie rythmique et de ses élans lyriques, les deux trempés comme dans le métal, ce serait là l’image d’un moderne par rapport à un Rachmaninov plus traditionnel dans la composition. Cette image est sans doute exacte. Elle ouvre de surcroît dans la musique du XX° siècle, celle qui est restée envers et contre tout tonale, un espace de créativité et de créativité en général dont on commence peut-être seulement à concevoir l’importance et surtout la richesse. Celle-ci demeure encore à l’état de promesse, comme une sorte de principe de composition, dont l’héritage est déposé là et qui attend toujours qu’on s’en saisisse pour le faire revivre, ou plutôt, enfin, vivre.
Les interprètes, qui prennent en charge un répertoire que les institutions plus médiatiques fréquentent timidement, donnent raison à cette musique, à sa puissance comme à son génie propre. Ils apportent au concerto une densité exceptionnelle, on veut dire une épaisseur, quelque chose du monde d’à la fois immense (une forêt, un paysage à l’infini, une chaîne de montagne pour faire usage d’images très triviales et convenues, ce qui n’ôte rien à leur pertinence), et pour finir et dans le fond cosmique. Le lyrisme de ces œuvres, qui affleure souvent et s’impose parfois dans une violente décharge, est si singulier parce qu’il n’est guère revêtu des ses habits habituels, ceux de l’épanchement subjectif. Il s’agit d’un lyrisme matériel, on dira corporel, pulsionnel au sens le plus charnel du terme.
Car il convient de s’y arrêter. La guerre est imminente en 1913 lorsque Prokofiev compose son 2° concerto. Il en révisera le contenu en 1924 en enchaînant sur la composition, cette fois-ci, de la 2° symphonie. La guerre, l’après-guerre, c’est-à-dire aussi la fin des empires, l’avènement du communisme bolchévique et le développement progressif des mouvements fascistes dans toute l’Europe, l’inflation, la crise financière qui vient, le déploiement du capitalisme ravageur, le fordisme, etc. etc., hélas. Matériellement, en effet, dans la représentation s’imposent, quant aux hommes, l’ère des foules, dont Freud a pénétré les motifs pulsionnels, qui, au demeurant continuent à traverser notre temps, quant aux choses l’acier, le dur, l’absence de plasticité jusque dans le plastique lui-même qui succédera, dans la dureté, la pérennité, à l’acier, les machines, le primat de l’architecture fonctionnelle (le colossal aussi comme marque génétiquement identique du communisme et du fascisme-nazisme), le cognement métronomique qui forme la bande-son du Moderne et dont la musique de Prokofiev a su, comme nulle autre, transcrire le martellement, quant aux structures la bureaucratie, la quantification de toute chose, la géométrisation des lignes, quelles qu’elles soient, on remarque l’angulosité des lignes, le culte des surfaces, des apparences et des extériorités, à l’inverse la destruction partout des profondeurs. Et partout aussi le gris, comme le montre la pochette, très réussie, cohérente, du disque.
Prokofiev savait tout cela, son œuvre conserve la lourdeur, le caractère solide des choses (il invente le solide en musique !), l’impression qu’elles sont désormais devenues intraitables et qu’il n’existe pas de retour en quoi que ce soit. Il vient incontestablement, à en juger par les traces laissées, du romantisme, du moins d’une de ses formes qui fut partagée au départ par Rachmaninov, celui-ci épuisant pour le meilleur son contenu.
Mais Prokofiev a divergé, bifurqué. Il n’a pas porté son regard au loin, mais sur monde qu’il avait sous les yeux ; il a respiré l’air qui lui parvenait depuis les courants les plus modernes. Et, on a cette impression du moins, Prokofiev ne juge pas, il ne condamne rien, il n’épouse pas davantage les idéologies dont il vient d’être question (il sauve la musique de l’état de choses, et l’impression est que ce fut là sa préoccupation majeure !). En revanche, il éprouve avant de ressentir, il se souvient aussi (combien d’œuvres de Prokofiev qui, derrière le fracas orchestral, faisant brèche dans le tissu d’une écriture musicale très objective, sauvage, inhumaine en vérité au sens à la fois le plus obvie et le plus complexe du terme, fait place, soudainement, à des souvenirs, à des formes presque tombées du ciel de tendresse et de beauté. Sa musique se singularise en ce sens, en effet, incontestablement : la beauté, une beauté mémorielle car le musicien ne cultive pas l’idée, facile, brutale, d’une beauté moderne, purement objective ; il conserve de Baudelaire celle d’une beauté conjuguée (présent et passé, transitoire et éternité, même si ce dernier terme devrait être, dans le champ moderne précisément, complètement revisité et donc révisé). Toujours une beauté perce, vient, arrive, on ne sait comment, sans qu’elle soit pour autant chargée explicitement d’une fonction, par exemple de salvation. Elle vient tout simplement à l’existence, en produisant à sa façon une percée. Ainsi, les violents contrastes de cette musique donnent lieu à des ouvertures, comme celles d’une respiration péniblement et étonnamment devenue possible, d’une vision enfin permise ou d’un mouvement désentravé. En surface, on pense que la composition introduit de la variété, ce qui est vrai, mais la dissonance spécifique des contrastes n’est par conséquent pas structurelle comme dans le dodécaphonisme, elle est événementielle.
Une question se pose à l’instant : celle de la tonalité psychique de Prokofiev. Était-il mélancolique ? Déprimé ? Joyeux ? Impassible ? On a beau chercher, au moyen de la seule écoute comme toujours, on ne trouve pas de terme satisfaisant. C’est donc qu’il faudrait en inventer un. Et à défaut de mettre le doigt dessus, on dira, et c’est sans doute suffisant, qu’il s’agit de son style, de ce qu’on entend précisément et qu’on vient quelques lignes plus haut d’esquisser : ce fond si dur, presque d’airain et ces éclatements de beauté, et, faisons place au mot, au lyrisme, à un lyrisme très spécial, d’un côté enflammé, emporté, et de l’autre si tenu et donc retenu dans une forme. Car Prokofiev aura toujours conservé le souci de la forme. Jamais il ne sera tenté par la facilité (qu’on rencontre, mais c’est aussi souvent, dans d’autres contextes d’écoute, si irrésistible et ne mérite surtout aucun mépris, dans la musique de Rachmaninov, on veut bien sûr évoquer dans ses moments quasiment hollywoodiens). Cette préoccupation à l’égard de la forme signe l’œuvre d’un musicien immense et qui ne méritera pas davantage cet autre mépris, plus autoritaire encore, venu des sérialistes.
Le lyrisme de Serge Prokofiev prend sa source dans la réalité objective nouvelle. Il ne se soutient pas de la seule nostalgie. Il ignore le lamento. Il trouve son origine dans l’incommensurable, la réalité effrayante du moderne dont Kafka a su rendre compte. Et loin de se laisser, seulement, séduire par elle, comme il arrive évidemment lorsque des phénomènes colossaux s’imposent à nous en faisant naître, sur ce point également Freud a produit l’analyse, le sentiment de toute-puissance, Prokofiev en souligne les allures lunaires, et, comme on vient de le suggérer, les effets de dynamique extrêmes ainsi que les dissonances. Cette affirmation musicalement redoublée de l’airain et de la glace (on se souvient de ce couplage dans la musique de Cantate Alexandre Nevski pour le film d’Eisenstein) va plus encore que ce que l’œuvre de Mahler avait pu souligner et prophétiser, ainsi les scènes de pogroms dans la V° symphonie selon Adorno, avec raison sans doute, la réalité politique, militaire en particulier dans les impressions de défilés, les cacophonies naissantes issues de bouillonnements sociaux que le psychisme supporte à peine… Elle s’inspire sans doute également d’Arthur Honegger (et on croit en même temps entendre un pont avec l’œuvre superbe d’Albert Roussel). Toujours est-il que dans la postérité mahlérienne (laissons Richard Strauss qui ne semble aucunement entrer dans la problématique), Prokofiev incarne une alternative à l’école de Schoenberg.
Sur le fond, c’est-à-dire le registre de l’Idée qui régit la musique, qui n’est pas en elle-même musicale mais que la musique permet à la fois d’exprimer et de dévoiler, c’est le sens pour nous de la critique, l’œuvre de Prokofiev se soumet à l’immanence dont elle désire néanmoins rendre compte. Par ce terme, on entendra le contraire d’une nostalgie lyrique de ce qui est de toute façon perdu (ce qu’il ne faut pas confondre avec la présence et les surgissements de la mémoire elle-même) ni avec les promesses fantasmagoriques d’un désir ou d’une utopie. Sans doute faut-il reconnaître, ne serait-ce que négativement, à l’intelligence du tyran Staline et de ses sbires, d’avoir détecté cet aspect comme une vérité insupportable. Mais l’autre trait de cette immanence est bien l’impression d’enveloppement et d’enfermement que produit sur nous la musique de Prokofiev, on veut dire une sorte de fatalité musicale, une sorte de face-à-face, de franc-jeu droit dans les yeux comme avec le loup. Et ce qui est tout aussi certain est que la musique se déroule ainsi, fatalement donc, avec dureté, jusqu’à ce que, et cela arrive, un moyen soit trouvé de laisser s’échapper de la frénésie matérielle une spiritualité, ne serait-ce que celle d’une possibilité d’existence dans le feu dévastateur du monde industriel. Au feu de l’acier doit surgir comme seule la musique permet de l’extraire, bien davantage que la politique et l’Histoire, le verbe et les seules intentions, par conséquent dans une œuvre, un feu intérieur. À la puissance et la démesure cosmiques feront face cette fois-ci la chaleur et la ferveur intimes.
Prokofiev a su très tôt que la guerre n’a même plus besoin d’être déclarée, elle se tient partout et le cinéma, ce paradigme officiel de l’œuvre de Prokofiev, comme au demeurant des Temps modernes, alors que celui, intime, est la confession, le journal que l’on tient et dans lequel seul on existe réellement, dicte le rythme des hommes et de leurs expressions. Prokofiev compose décidément de façon anguleuse, comme une caméra qui se rapproche, calcule et intensifie les effets. Le géométrique constitue le tracé compositionnel, la composition en général pouvant être illustrée par le celui d’un carré ou d’un cube. De même, les mouvements internes à la musique sont violents et directs, comme ces coups d’enclume dans le 2° mouvement la 2° symphonie (ici, à 23’), mais juste avant un retour de la méditation par laquelle avait débuté ce second mouvement – l’œuvre se décalquant avec ses deux mouvements comme le négatif même de la sonate pour piano op. 111 de Beethoven (la 32° et ultime, « la dernière sonate », entièrement dirigée contre la violence et la guerre –, une songerie, presqu’une berceuse. Prokofiev revient toujours à la musique.
© André Hirt
On félicitera l’édition de ce disque qui propose, une fois n’est pas coutume dans le domaine musicale, un beau texte de présentation des deux œuvres de Prokofiev par Yelena Krivonogova (et manifestement très bien traduit, ce qui est très rarement le cas également). Au demeurant, ce label Fuga libera est extrêmement soigné.
Andrei Korobeinikov joue le 2° Concerto pour piano de Serge Prokofiev, sous la direction d’un autre chef, Andris Poga (Stavanger Symphony orchestra).
Youtube :
Rédigé le vendredi 10 février 2023 à 13:40 dans Notes d'écoute (CD & concerts) | Lien permanent
Je porte mes idées en moi longtemps, souvent très longtemps avant de les écrire. Il m’en reste ainsi une mémoire si fidèle que je suis sûr de ne jamais oublier, même après des années, un thème que j’ai conçu une fois. Je change beaucoup de choses, je rejette et j’essaye de nouveau autant qu’il faut jusqu’à ce que je sois satisfait. Alors commence dans ma tête l’élaboration en largeur, en longueur, en hauteur et en profondeur, et comme j’ai nettement conscience de ce que je veux, l’idée qui fermente au fond ne m’abandonne jamais. Elle monte, elle pousse, j’entends et je vois l’image dans tout son développement, elle se dresse dans mon esprit comme une coulée, et il ne me reste plus que le travail de la mettre par écrit, ce qui avance très vite, selon que j’en trouve le temps, parce que souvent je travaille à plusieurs choses en même temps, mais je suis sûre de ne pas les embrouiller ensemble. – Vous me demanderez où je prends mes idées ? Je ne peux pas le dire avec certitude ; elles surgissent sans avoir été évoquées, immédiatement ou par étapes (…) ce qui les suscite, ce sont des dispositions d’esprit (Stimmungen) qui s’expriment avec des mots chez le poète et qui s’expriment chez moi par des sons, résonnant, bruissant, tempêtant jusqu’à ce qu’enfin il soit en moi de la musique.
L.v. Beethoven, in J. et B. Massin, Ludwig van Beethoven, Paris, Club français du Livre, 1960, p. 406.
Rédigé le mercredi 08 février 2023 à 14:12 dans Anthologie (textes sur la musique) | Lien permanent
« Le roulement de la canonnade tambourinait parfois aux vitres avec les coups les plus lourds. La nuit ne supprimait pas la distance, mais la rendait abstraite et presque immatérielle ; on eût dit qu’il n’y avait plus rien entre moi et cette percussion lourde qui heurtait la porte. L’impression d’isolement que j’avais ressentie, dès que j’avais mis le pied sur le quai de la gare, dérivait vers une rêverie bizarre. Paris me semblait brusquement très loin, coupé de moi par ces forêts trempées, cette tempête noire : le sentiment s’éveillait en moi que je me trouvais ici sur une lisière à peine franche. Un no man’s land abandonné — une de ces zones qu’on évacue et d’où l’autorité déjà déménage, mais où l’ennemi n’a pas encore pénétré. Je me représentais avec malaise autour de moi les villas claquemurées depuis des années au fond de leurs parcs en broussaille, cernées de flaques, raclées par les branches — écoutant du fond de leur silence d’étang noir le tremblement sournoisement alerté de leurs vitres. Par moments, quand une saute de vent écartait pour quelques secondes la canonnade comme un rideau, j’écoutais l’orage des futaies qui se reformait après l’accalmie, reprenait souffle pour la mauvaise nuit. La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat — enlèvement — infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuse d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. »
Julien Gracq, « Le Roi Cophetua », Bibliothèque de la Pléiade, II, pp. 504-505.
Le choix d’Olivier Koettlitz
Rédigé le vendredi 03 février 2023 à 14:46 dans Anthologie (textes sur la musique) | Lien permanent
Sait-on vraiment qui fut Offenbach ? Sait-on réellement ce que son œuvre signifie et surtout implique ? Et non seulement pour son temps, mais pour le nôtre ? Il est donc bon qu’un recueil substantiel, à vrai dire une somme, vienne nourrir la réflexion sur celui qui fut à tous égards un compositeur de génie, certes, mais aussi un acteur, et enfin, c’est-à-dire d’abord, un penseur.
Le comique qui est attaché à l’œuvre lui nuisit, comme d’ailleurs, encore pour nous, il institue d’emblée une dimension inférieure dans la représentation hiérarchique, très spontanée, des grands artistes. On aime et préfère les tragiques, les tragédiens, les acteurs tragiques. On reconnaît aux comiques une forme de génie, mais enfin…
Toutefois, on n’interroge jamais suffisamment les raisons du comique, pas uniquement ses sources qui relèvent plus largement de l’anthropologie, mais les ressorts d’une œuvre et de ses intentions, dont les effets comiques sont censés constituer les meilleurs médiateurs. Et ce sont effectivement ces raisons qu’une première, mais longue et assidue lecture de cet ouvrage fait progressivement apparaître.
C’est en effet un fort volume qui est présenté. Il s’intitule Offenbach, musicien européen. On peut entendre ce titre de plusieurs manières, ce qui au demeurant lui confère d’emblée sa richesse. D’abord, évidemment, il s’agit de géographie : Cologne, la ville de naissance du musicien, ville dans laquelle, conjointement avec Paris, eut lieu le colloque qui donne naissance à cette publication. Mais on n’oubliera pas les lectures d’Offenbach par Karl Kraus à Vienne, ce cœur musical et théâtral de l’Europe. Ensuite, il faut entendre, mais c’est moins souligné dans l’ouvrage, l’Occident, au sens étymologique, celui de chute, de déclin et de fin. Cette dimension est décisive pour qui veut entendre comme il faut Offenbach, dès lors qu’entendre signifie comprendre, que comprendre est d’abord sentir, que sentir est fondamentalement tonal, c’est-à-dire musical. La « fin », en effet. Une histoire finit avec Offenbach, comme si par son œuvre il délivrait l’histoire de son sérieux, pour la rendre plus sérieuse encore par le rire, à l’égard du non-sens qu’elle recèle (« Un histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot » est-il dit à la fin de Macbeth, Shakespeare constituant comme un interlocuteur stellaire d’Offenbach, ce que l’admirateur des deux auteurs, Karl Kraus, avait parfaitement compris en les convoquant pour ainsi dire ensemble, dans le même esprit, à l’occasion de ses lectures publiques).
Un colloque passionnant eut donc lieu entre Cologne et Paris. Les textes publiés, au nombre de 29, sont tous intéressants, à des degrés divers, autrement dit selon les intérêts des lecteurs. C’est pourquoi il est inutile de préciser qu’on n’a peut-être pas encore réellement pris la mesure de l’œuvre d’Offenbach, dans l’histoire de la musique évidemment, dans celle du théâtre également et surtout concernant la dramaturgie (l’hypothèse qu’on aimerait pouvoir développer est qu’elle est aussi importante, sinon davantage, oui, que celle, de Brecht), mais plus certainement et profondément encore dans celle de la culture, qu’Offenbach parcourt et dont à vrai dire il racle les fonds pour en exhiber les travers. La joie, ce concept à la mode, douteux comme l’est toute hilarité, n’a de sens qu’adossée au désespoir. Les deux, joie et désespoir, ne sont pertinents que par la conscience qui les habite.
Offenbach se tient derrière. Derrière la scène. Il vient après, lorsque la tragédie a déjà eu lieu. Quasi contemporain (1819-1880) de Richard Wagner, ce qu’éclaire la belle étude de Dieter David Scholz, Offenbach élève une dialectique dont Nietzsche avait deviné l’importance concernant le musicien de Bayreuth. Sans la prise en compte de ce différend, ni l’un ni l’autre de ces artistes n’accède à sa pleine intelligibilité historique. C’est ainsi que l’opérette est inconcevable en et par elle-même, elle ne peut être qu’un effet, un résultat, une sorte de pornographie de la tragédie historique (l’étude de Kevin Clarke, intitulée La Naissance de l’opérette dans l’esprit de la pornographie, magnifique parodie de l’œuvre de Nietzsche La Naissance de la tragédie née de l’esprit de la musique, ouvre cette problématique décisive).
Évidemment, et les directeurs de la publication, Jean-Claude Yon, Arnold Jacobshagen et Ralf-Olivier Schwarz annoncent qu’ils ne souhaitent pas privilégier telle problématique ou direction de recherche plutôt que d’autres, selon les préoccupations ou les goûts de chacun, on peut s’attacher, et l’ouvrage en fournit les pièces, en quelque sorte les dossiers, à divers aspects d’une œuvre si riche. Mais c’est à son intention, profonde, un peu secrète et en même temps évidente, à sa teneur de vérité, qu’on s’attachera un instant ici. Concernant la teneur matérielle de l’œuvre (ses circonstances, ses dimensions et ses registres), on renverra par conséquent aux différentes rubriques de l’ouvrage, et il est certain à cet égard que chacun y trouvera sujet à réflexion, matière à travail et, heureusement, s’agissant d’Offenbach, et dans un statut de santé que de très rares œuvres et spectacles font naître, à plaisir. Et le plus surprenant à cet égard est que ce plaisir survient davantage que comme un baume, plus étonnamment comme une sortie réussie hors de la dégradation et du délitement de toutes choses, en un mot du nihilisme dont, à sa manière, Offenbach devait avoir, c’est certain et si évident, une conscience très aiguisée.
S’agissant de l’hypothèse ayant trait au fondement dynamique de l’œuvre d’Offenbach que l’on aimerait faire partager, on soutiendra que le musicien a compris que nous vivons – et nous y résidons toujours, de manière cette fois-ci de plus en plus pénible et souffrante, devant un avenir qui semble ne plus s’ouvrir ou être devenu peut-être purement et simplement impossible – l’ère de la répétition. On cite souvent cette thèse du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte de Marx selon laquelle les événements historiques ont lieu deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde en revêtant les apparences de la comédie. Cela est en effet très instructif, mais en quoi précisément ? Il convient par conséquent de s’y arrêter.
Au préalable, que peut bien signifier la répétition en question, puisqu’il s’agit pour le moins d’une différence substantielle, tout autre que de seule qualité ou de degré ? Ne faut-il pas faire mention d’un renversement, ou bien, l’image est plus concrète, d’un « individu », l’Histoire, qui serait passé d’un stade, comme la jeunesse, à celui de la vieillesse, le même individu se répétant, se remémorant, se regardant avec distance et ironie ? Si « on ne se refait pas », comme dit l’adage, cela signifierait dans ce cas, non seulement l’absence de changement, la répétition donc au sens strict, mais plus sérieusement une forme d’aggravation. Oui, l’Histoire s’aggrave, au point que la tragédie première serait bien moins redoutable et terrible que la dernière qui se tiendrait tapie sous les apparences et les oripeaux de la comédie… Offenbach compose, et pense, dans cette époque tardive au sein de laquelle, une fois de plus, nous nous tenons encore. Seulement, le compositeur de La Belle Hélène se tient pour sa part sur le seuil du Moderne, un peu comme le poète Baudelaire qui, de son côté comprit la nécessité de réformer complètement la poésie, à commencer par la prise en compte de nouveaux matériaux comme la rue, le trottoir, la vieillesse, la prostitution, etc. Offenbach ne prit pas en compte, aussi directement du moins, quoique, ces nouveaux matériaux, mais il conféra au Moderne un statut de miroir, celui dans lequel la réalité passée se reflète et se répète, de même qu’elle-même sera le reflet, donc la répétition fantasmagorique du passé. Miroir face au miroir. L’illusion du Moderne se dissipe alors. Ce n’est et ne fut d’ailleurs qu’un rêve. Et il y a manifestement une forme de comique à se refléter ainsi comme les Marx brothers, à se voir nu. Répéter est toujours comique, ou, si l’on préfère, dérisoire. Et ce comique contient une dimension tragique, à savoir celle qui s’affiche comme insurmontable, à la manière de la « cage de fer » dont parle Max Weber et dont il est impossible de sortir.
Et même, plus avant, tout ce que réalise Offenbach consiste en répétition. De la parodie, de la satire, du rire comme répétition d’une situation (dès lors que le comique relève, quant à sa condition, toujours de la répétition), la mince différence de la répétition ouvrant l’espace du rire, c’est-à-dire le théâtre. Par conséquent, Offenbach est d’abord un théâtre, bien davantage que ne le serait ou ne pourrait l’être l’opéra qui est davantage opéra que théâtre. C’est aussi ce qui, cette fois-ci, forme la singularité de l’opérette. Décidément, Walter Benjamin l’a si bien saisi qu’il peut écrire dans son essai consacré à Karl Kraus que « de même que le bavardage scelle l’asservissement du langage à la bêtise, de même l’opérette scelle la transfiguration de la bêtise par la musique ». C’est bien la fonction de la musique qui est déterminante dans la créativité spécifique d’Offenbach. Elle exprime moins une situation, un affect ou une disposition des personnages que la rythmicité et le contour de leurs travers. La musique, aussi géniale qu’elle soit, et parce qu’elle est géniale, issue du cerveau d’un compositeur de surcroît virtuose (le violoncelliste se souvient, la sueur au front, des cahiers d’exercices intitulés « très difficiles » et même déjà « difficiles »!), se fait caricature des plus épaisses ou des plus subtiles idiosyncrasies comme des intentions, secrètes ou non, des personnages. La musique fait avouer. Sa fonction est de révéler ; elle se fait donc plus que son agent, la vérité même. Et cette révélation n’est-elle pas depuis toujours la fonction du comique ?
Seulement, la conscience critique est si puissante chez Offenbach qu’elle s’effectue en prenant, ensemble, en écharpe, l’Histoire, pour lui le présent, et le mythe, pour lui tout à la fois le passé et la fatalité qui rend le temps et ses changements illusoires, qui le ferme en réalité. L’Histoire devient elle-même progressivement, dans l’effort que la conscience théâtrale permet, mythe. Symétriquement, les personnages mythiques sur la scène sont les personnages historiques du présent.
Bien sûr, Offenbach a connu le Second Empire, il en a perçu les tares et la grandiloquence, celles-là même qu’il a su si bien retranscrire et parodier dans l’œuvre d’opérette. Il n’en reste pas moins vrai, c’est si sensible, que la satire ne vaut pas seulement pour la période qui fut la sienne, mais pour toutes les autres dont la bouffonnerie est devenue l’apparence politique lorsque la politique est devenue bouffonne, c’est-à-dire tellement comique que le rire qui en émane se retourne, comme d’outre-tombe, dans la noirceur totale, en expression qui s’approcherait au plus près du tragique. C’est le point sur lequel s’engendrent la plupart des contresens concernant Offenbach. Qu’on le prenne comme on veut, Offenbach est si drôle qu’il ne l’est plus du tout. C’est là sa singularité et ce qui constitue sa signature.
Toujours dans son texte sur Karl Kraus, Walter Benjamin écrit que « l’opérette s’érige en critique satirique de la bêtise. En elle, la tragédie s’achève dans la catastrophe du rire ». La phrase de Benjamin est si puissante qu’elle exige qu’on en inverse les termes. Ainsi, « la catastrophe du rire » signifie que le rire est la catastrophe. Il ne s’agit donc pas d’une simple image ou d’une métaphore. Le processus engagé dans les œuvres est tel qu’il appelle à un jugement. La comédie s’achève sur le suspens d’un Jugement Dernier. Les masques doivent tomber, provoquant l’effroi du rire, en effet. En d’autres termes, les apparences, qu’elles soient sociales, symboliques ou directement politiques, ne sont pas des allusions, mais des signes directs qui montrent du doigt. Et c’est aussi cela qui est si drôle, de regarder en même temps le doigt qui montre. Ce ne sont pas seulement les « grandeurs d’établissement », comme disait Pascal, qui se trouvent destituées par le rire et le regard, ce sont à leur tour les spectateurs qui sont désignés, ou se sentent nécessairement pointés du bout de l’index, directement dans leur propre bêtise. Il est dommage qu’Offenbach n’ait pas écrit de Falstaff, car il aurait pu dire avec Verdi, le compositeur qui ne prit conscience de la puissance du comique que très tardivement, que « le monde entier est une farce ». Offenbach va plus loin toutefois que cette œuvre de Verdi, plus loin dans le désespoir, là où ce dernier est chez Verdi recouvert par la sagesse. La seule question est de savoir ce que le rire pourrait avoir à faire avec une sagesse… N’est-il pas plutôt l’instance, on allait dire l’instituteur qui prend note des fautes commises par le Créateur et dont l’absurde comédie sociale et politique forme le théâtre tragique ?
L’importance d’Offenbach, n’avons-nous cessé de suggérer ? Elle repose sur ceci qu’il n’est pas seulement un musicien, virtuose de surcroît. Le volume le précise bien, il est de la lignée des Molière, Goldoni, Feydeau et Brecht (on ajoutera Wagner, bien sûr, mais aussi Kurt Weill et pourquoi pas Leonard Bernstein). Et, pour le saisir au plus juste, on rappellera seulement les mots de La Belle Hélène : « Les temps présents sont plats et fades » ainsi que le mot de « consomption » pour dire que notre époque se meurt d’elle. Au-delà de la dimension « politique » de l’œuvre qu’évoquent, conformément à la représentation courante d’Offenbach les directeurs de la publication, il faut mentionner, et elle est assurément plus profonde, si d’ailleurs cela se peut, la dimension métapolitique, quasiment métaphysique, si l’on admet que celle-ci se définit d’une part par la détermination de l’être de l’étant, l’essence de ce qui est si l’on préfère, et d’autre part par l’Idée qu’elle forme, celle-ci rassemblant en un totalité une pensée concernant le sens de ce qui fut, est et sera. Offenbach, rappelons-le, prend en compte la totalité de l’Histoire, de ses origines mythiques jusqu’à ses événements les plus contemporains.
Plus modestement, mais cela touche malgré tout aux racines de l’essentiel, de quoi s’agit-il le plus manifestement dans cette « ivresse musicale qui est la plus forte qui se soit jamais déchaînée sur une scène » (Karl Kraus) ? D’une certaine manière, Offenbach établit un parallèle et un pendant avec l’œuvre de Wagner, mais en utilisant les moyens de Mozart. Et peut-être que justement Offenbach est un descendant de Mozart, l’autre étant, dans un tout autre genre, mais en fin de compte aussi crépusculaire, Richard Strauss. Mais cette « ivresse », de quoi est-elle l’expression ? Certainement pas d’une jubilation, d’une hilarité ou d’une joie niaises, ni d’une contestation de valeurs au nom d’autres valeurs. Ce terme de valeur, qui s’oppose toujours à lui-même, est celui de la relativisation des pensées et des actions. C’est en vérité un terme nihiliste. Il tient le haut du pavé lorsque toutes les valeurs, précisément, se sont déjà effondrées. En revanche, l’ivresse traduit d’abord négativement une distance nécessairement prise à l’égard de ce qui se prétend vivant et qui est déjà mort. À savoir des « valeurs », une culture, des « grandeurs » prétendues qui, on l’a noté, ne sont certes jamais que d’établissement mais qui, dans certaines périodes, reposaient sur leur force propre. Et, positivement, elle exprime un sursaut, une réaction, mais non réactive ou réactionnaire, devant toutes les formes contemporaines de l’effondrement et du délitement. Cette ivresse est alors une vitalité.
Pour reprendre les choses à la racine, depuis où, quel site, écrit et compose Offenbach ? On ne dira pas que c’est depuis une table de valeurs qui s’opposerait aux misérables valeurs tombées, consciemment ou non, en désuétude. Le terme de valeur est complètement dévalorisé. On insistera : il est fondamentalement nihiliste, car lorsqu’une valeur cherche à se réaffirmer, par exemple en invoquant le passé, c’est qu’elle n’a déjà plus de consistance avant de n’avoir plus cours. Cela n’empêche pas Offenbach de composer à partir de la culture, comme son grand lecteur et diffuseur, Karl Kraus, Goethe, Homère et Sophocle. D’autant plus qu’une culture n’est en vérité aucunement une table de valeurs, mais une langue, une diction, une musique. C’est-à-dire le contraire d’une langue moribonde, comme écrasée par elle-même et qu’on entend, dit Peter Hawig dans une contribution majeure de l’ouvrage, intitulée « Quelques heures de bonheur dans une époque de détresse », Jacques Offenbach chez Karl Kraus (l’expression de Karl Kraus étant en elle-même un magnifique et très précis résumé de l’œuvre d’Offenbach), dans la Sirk-Ecke, au carrefour de la Kärntnerstrasse et du Kärntnerring, dont l’équivalent serait aujourd’hui, autour de Saint-Germain-des-Prés, le parler par poncifs, répétitif, s’avalant lui-même et devenant incompréhensible, celui qu’on entend désormais partout au cinéma, chez les journalistes et les politiques issus de Sciences-Po (le parler « sciences-po », si l’on peut le définir, ou bien, en faisant usage d’une périphrase, celui qui tourne le dos à toute littérature, à toute diction, à toute musique, à toute langue habitée par du sens se faisant et s’élaborant). Et l’on s’amuse un instant, Offenbach l’exigerait, au nom de ces « quelques heures de bonheur dans une époque de détresse », à imaginer ce qu’il aurait pu faire, c’est tout juste si on en entend pas déjà la musique et ne devine pas la scénographie, de déclarations récentes et grotesques d’un politique comme « ma personne est sacrée » ou bien « la République, c’est moi »… Et on voit également d’ici la scénographie qu’en aurait faite à son tour, verbalement ce fut son génie, Karl Kraus.
S’agissant cette fois-ci du fond des choses, bien qu’en l’occurrence il n’y ait pas de fond, d’où l’ivresse offenbachienne, la négative, s’agissant donc de la bêtise qu’on a mentionnée en commençant, on doit comprendre, et c’est très cruel, autrement dit vrai, qu’elle se situe en effet dans la salle, et qu’elle est pointée du doigt depuis la scène (on songe une fois de plus de plus à Karl Kraus lorsqu’il énonce et répète, hélas pour nous en vain, que le problème politique est moins celui du personnel politique que de celui de ceux qui adhèrent à n’importe quel propos dont la bêtise est autant le contenu que le contenant – ainsi de Hitler, Karl Kraus, à l’inverse, disait qu’à l’énoncé de son nom, « rien ne lui venait à l’esprit » !). On est désormais convaincu que l’opérette a affaire non seulement avec l’Histoire et ses répétitions, mais avec la politique qui, elle-même, dans sa décrépitude attendait Offenbach pour opérer sa catharsis. Il n’est pas certain au regard du siècle qui a suivi qu’elle ait eu lieu.
Tristesse d’Offenbach.
©André Hirt
Offenbach, musicien européen, sous la direction de Jean-Claude Yon, Arnold Jacobshagen et Ralf-Olivier Schwarz, Actes sud/ Palazzetto Bru Zane, 2022, 516 p., 45€.
Rédigé le mercredi 01 février 2023 à 14:21 dans Notes de lecture | Lien permanent