On est heureux de parler, une fois de plus, de Haydn et cela grâce à cette édition magnifique, une des plus importantes de l’époque qui, au demeurant, au disque comme ailleurs, dans l’édition plus généralement, n’en entreprend plus guère… Présentisme, oubli du passé, négation de l’avenir. Refoulement, ignorance, ressentiment. Absentia cordis. Une époque sans cœur, socordis en latin, une période qui sépare (le préfixe « so- »), prélude de Thanatos, la séparation, la mort, par opposition, comme on sait avec Freud, à Eros, le rapprochement, le toucher, l’union, de tout cœur, corps à corps, le rassemblement, la vie. Rares sont ceux, comme Pascal Quignard, qui savent encore le latin, et la musique.
On attend, comme on le faisait jadis en s’impatientant des publications discographiques promises pour Noël, on attend comme un enfant, chaque nouvelle parution de l’intégrale des Symphonies de Haydn promise pour 2032 par Il Giardino Armonico sous la direction de Giovanni Antonini, dont il fut déjà question ici. Voici le volume 13, intitulé Hornsignal et qui comprend les symphonies 31 « Mit dem Hornsignal », 59 « Feuersinfonie » et la magnifique 48 « Maria Theresia ».
Le cor annonce, appelle, rappelle, et en effet signale. Cor vient du latin cor, cordis, n. comme on apprenait dans le temps magnifique des cours de latin, qui signifie en effet cœur, à savoir autant l’organe que le siège, vérification faite dans les dictionnaires de latin toujours à portée de main comme cet incomparable Les Mots latins de F. Martin dont il faudrait, le livre comme son auteur, faire enfin un éloge sans mesure, le siège donc autant de la mémoire, que de l’intelligence même et de la sensibilité. Ainsi, se souvenir se dit bien recordari, éprouver et compatir se dit misericors, l’union et l’unité se disent concors, etc. Et inversement, le fou, en tous sens, se dit vecors, celui qui a perdu le cœur comme les tyrans.
Le cor est l’instrument qui à lui-même est un signe, le signe même de la musique, et qui parle. À lui tout seul il incarne la musique. Il est nostalgique autant que prophétique. Il se suffit à lui-même, comme sa forme, si réfléchie, en forme de cœur justement, l’indique. Toutefois, quelque chose en lui est en effet douloureusement solitaire, la solitude même. Hélas, il sait, on l’écoute et c’est ce qui nous émeut, qu’il joue dans le désert. On l’entend sans l’entendre, il comprend qu’il s’éloigne et qu’il aura toujours été cet éloignement déchiré comme un cœur, dont par ailleurs il figure le son, toujours à la limite de la brisure (le cor ne peut jouer « faux », il ne peut que se briser). Le son qu’il exprime est l’éloignement même, une plainte. Personne, sauf ceux qui savent cela parce qu’ils l’ont éprouvé, ne désire jouer du cor. Sa musique est toute intérieure. Rien en lui, de lui n’est démonstratif. C’est l’instrument pudique par excellence. Il est la beauté même, mais cela fait un moment que la beauté n’intéresse plus.
Et puis, le cor engage l’urgence de sa respiration. Il est poumon et cœur. Le cœur, le cor, le corps, cela tout ensemble que la langue, à défaut de le fonder objectivement rassemble.
Comme la pochette du disque ne l’indique pas, préférant des pages de photographies dont on ne perçoit réellement pas l’intérêt, il faut faire mention des cornistes :
Johannes Hinterholzer
Edward Deskur
Konstantin Timokhine
Michael Reifer.
Un grand merci à eux. Notre écoute se souviendra d’eux.
Haydn est, on l’avoue, le musicien de l’île déserte. Rien de faustien dans cette musique, rien de malade, rien qui relève de l’ordre de la question, pas même donc de la réponse. C’est une musique de l’évidence, une musique pleine, sans souffrance (je parle de la musique elle-même, ce qui n’exclut en rien l’expression de la souffrance dont le cor sait exprimer l’ampleur).
Et puis, c’est une musique du Paradis ou de l’au-delà. Une musique sans rivaux, qui ne manifeste aucun souci de rivalité, qui vaut pour elle-même, qui est à elle-même un absolu et en quelque sorte toute la musique. Haydn est en effet le Père. Mozart, Beethoven et Schubert sont magnifiques, mais ce sont des fils et cela s’entend, d’une manière ou d’une autre, dans leur musique. Haydn, « Papa Haydn ». Et c’est un père « suffisamment bon », comme aurait dit Winnicott, pour avoir engendré et éduqué des fils libres, mais dont, à chaque fois, sauf Mozart peut-être, et encore, il « manque » quelque chose (lorsque la musique ressent en elle le manque dont elle est l’expression), non pas donc, horresco referens, dans la technique, la composition ou quoi que ce soit d’autre du même ordre, mais dans la compréhension de la musique, compréhension que Haydn a parfaitement au point qu’il peut tutoyer la musique d’égal à égal. En effet, dans le Moderne, la musique éprouve le sentiment de devoir se dépasser et se surpasser, insatisfaite qu’elle est d’elle-même, en attente du génie. C’est, depuis Haydn, une musique en souffrance, faustienne. La musique de Haydn, en revanche, est satisfaite, réconciliée avec elle-même, c’est-à-dire son désir, depuis toujours.
La postérité : bien sûr que le cor est la musique des contes et du merveilleux. Mahler ne l’ignorait pas en reprenant le cycle du Knabenwunderhorn en lui ajoutant ceci qu’il lui fallait à lui, Gustav Mahler, percer dans la musique et retrouver le merveilleux paradisiaque qu’elle promet et dont le Moderne a perdu jusqu’à la trace.
Schubert et l’entrée des cors dans la IX° Symphonie, dite non sans raison « La Grande », à la condition de considérer l’ampleur de l’ouverture que les cors justement ouvrent (un monde, vraiment, de rêve, d’enthousiasme, une course vers autre chose que la mort). Schubert le modeste, le cor de l’Octuor, le grand Schubert qui essayait sa musique sur cet autre instrument qui est toute la musique, la guitare, dont on parlera un jour.
Berlioz, un autre guitariste : le cor au début de l’acte IV des Troyens dans Chasse royale et orage, pour la musique seule, sans la chasse (on va y revenir), le long solo qui forme le pendant de celui de cor anglais (!) au début du III° acte de Tristan de Richard Wagner (toujours l’annonce, dans les deux cas).
Brahms et le troisième mouvement de sa 3° Symphonie par lequel on est entré jadis en musique. Et par le cor justement. Et ce Trio pour Cor, violon et piano, op. 40, dont la beauté est sans égale. Certains y voient à contresens une œuvre de « vieillesse » (sic ! un tic désormais, de rangement et de classement, s’agissant de l’œuvre de Brahms), alors qu’elle souligne par ce qu’elle est, dans l’absolu, la fragilité des choses, la transparence du temps qui s’écoule en lui-même dans sa propre inexistence.
Lorsqu’on avance que l’expression du cor est celle de l’appel et du rappel, c’est pour faire comprendre dans ce qui est à entendre cette cyclicité de la musique, sa forme si singulière d’intemporalité, ce retour qui est toujours le sien alors qu’elle n’existe qu’en partant.
En l’écoutant, on ne sait si c’est juste une idée ou bien un trait poétique qui permettrait d’aller au fond des choses, on a l’impression d’un monde d’un au-delà de l’humanité, dans lequel les animaux seuls renaîtraient. Ce n’est pas pour rien qu’on a inventé le cor de chasse, l’horreur qui annonce les canons, la guerre et l’apocalypse, car le cor de la musique est en revanche celui qui s’entend encore, en cor, au loin dans la forêt et dans la montagne, qui appelle aux rencontres et aux amours. Le corps, cette origine du signe, un signal en effet, un mot qui nous parvient après avoir si longtemps attendu, en vain, c’est certain. Mais il reste la musique.
© André Hirt
Haydn 2032 n° 13 – Hornsignal, Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico, Alpha 2022.
On n’oubliera pas, par ailleurs, les cors dans la 43° symphonie de Haydn, qui aurait pu figurer dans le cadre de ce disque, sous la direction, et la passion de ses interprètes de Il Giardino Armonico, de Giovanni Antonini. Quel bonheur !