[Serge Prokofiev, Piano concerto n°2, Symphonie n°2., Ural Philharmonic Orchestra., Dmitry Liss, conductor, Andrei Korobeinikov, piano., Fuga libera, Outhere, 2021.]
Orages d’acier, musique.
Il y a quelque temps, l’évidence s’est imposée qu’il existe des chefs-d’œuvre ratés. On comprenait que certaines pièces majeures du répertoire avaient été oubliées, mais d’emblée, immédiatement. On se devait d’ajouter, sous un angle très différent et plus étonnant, qu’il leur manquait quelque chose, dans le fond ou dans la forme, quant à leur accessibilité dans l’écoute, et que ce quelque chose, ce presque rien qui se révèle être beaucoup et plus important que l’œuvre elle-même telle qu’elle se présente, a produit à la fois et en même temps et le chef-d’œuvre et son ratage, son affirmation comme une soustraction à lui-même. Le manque restait manque, mais il était affirmativement à l’œuvre.
C’est le cas de ces deux imposantes partitions de Prokofiev que ce disque important couple avec justesse, 2 & 2, ne résiste-t-on pas à écrire, le deuxième concerto pour piano et la deuxième symphonie. Ces morceaux se tiennent en retrait par rapport aux œuvres les plus souvent jouées, comme les 3° concerto pour piano et la 1° ou la 5° symphonie pour établir un parallèle. (Il existe bien des enregistrements. On disposait de Evgeny Kissin-Vladimir Ashkenazy pour le 2° concerto, on venait tout juste d’entendre, et de se remettre de l’interprétation donnée au disque par Beatrice Rana et d’Antonio Pappano du 2° concerto, et ce fut en effet une révélation.)
Aujourd’hui, on doit, et c’est une vraie sensation, à l’Ural Philharmonic Orchestra, au chef Dmitry Liss et au piano de Andrei Korobeinikov de pouvoir prendre la mesure, une fois de plus, de l’inventivité de Prokofiev, de son génie rythmique et de ses élans lyriques, les deux trempés comme dans le métal, ce serait là l’image d’un moderne par rapport à un Rachmaninov plus traditionnel dans la composition. Cette image est sans doute exacte. Elle ouvre de surcroît dans la musique du XX° siècle, celle qui est restée envers et contre tout tonale, un espace de créativité et de créativité en général dont on commence peut-être seulement à concevoir l’importance et surtout la richesse. Celle-ci demeure encore à l’état de promesse, comme une sorte de principe de composition, dont l’héritage est déposé là et qui attend toujours qu’on s’en saisisse pour le faire revivre, ou plutôt, enfin, vivre.
Les interprètes, qui prennent en charge un répertoire que les institutions plus médiatiques fréquentent timidement, donnent raison à cette musique, à sa puissance comme à son génie propre. Ils apportent au concerto une densité exceptionnelle, on veut dire une épaisseur, quelque chose du monde d’à la fois immense (une forêt, un paysage à l’infini, une chaîne de montagne pour faire usage d’images très triviales et convenues, ce qui n’ôte rien à leur pertinence), et pour finir et dans le fond cosmique. Le lyrisme de ces œuvres, qui affleure souvent et s’impose parfois dans une violente décharge, est si singulier parce qu’il n’est guère revêtu des ses habits habituels, ceux de l’épanchement subjectif. Il s’agit d’un lyrisme matériel, on dira corporel, pulsionnel au sens le plus charnel du terme.
Car il convient de s’y arrêter. La guerre est imminente en 1913 lorsque Prokofiev compose son 2° concerto. Il en révisera le contenu en 1924 en enchaînant sur la composition, cette fois-ci, de la 2° symphonie. La guerre, l’après-guerre, c’est-à-dire aussi la fin des empires, l’avènement du communisme bolchévique et le développement progressif des mouvements fascistes dans toute l’Europe, l’inflation, la crise financière qui vient, le déploiement du capitalisme ravageur, le fordisme, etc. etc., hélas. Matériellement, en effet, dans la représentation s’imposent, quant aux hommes, l’ère des foules, dont Freud a pénétré les motifs pulsionnels, qui, au demeurant continuent à traverser notre temps, quant aux choses l’acier, le dur, l’absence de plasticité jusque dans le plastique lui-même qui succédera, dans la dureté, la pérennité, à l’acier, les machines, le primat de l’architecture fonctionnelle (le colossal aussi comme marque génétiquement identique du communisme et du fascisme-nazisme), le cognement métronomique qui forme la bande-son du Moderne et dont la musique de Prokofiev a su, comme nulle autre, transcrire le martellement, quant aux structures la bureaucratie, la quantification de toute chose, la géométrisation des lignes, quelles qu’elles soient, on remarque l’angulosité des lignes, le culte des surfaces, des apparences et des extériorités, à l’inverse la destruction partout des profondeurs. Et partout aussi le gris, comme le montre la pochette, très réussie, cohérente, du disque.
Prokofiev savait tout cela, son œuvre conserve la lourdeur, le caractère solide des choses (il invente le solide en musique !), l’impression qu’elles sont désormais devenues intraitables et qu’il n’existe pas de retour en quoi que ce soit. Il vient incontestablement, à en juger par les traces laissées, du romantisme, du moins d’une de ses formes qui fut partagée au départ par Rachmaninov, celui-ci épuisant pour le meilleur son contenu.
Mais Prokofiev a divergé, bifurqué. Il n’a pas porté son regard au loin, mais sur monde qu’il avait sous les yeux ; il a respiré l’air qui lui parvenait depuis les courants les plus modernes. Et, on a cette impression du moins, Prokofiev ne juge pas, il ne condamne rien, il n’épouse pas davantage les idéologies dont il vient d’être question (il sauve la musique de l’état de choses, et l’impression est que ce fut là sa préoccupation majeure !). En revanche, il éprouve avant de ressentir, il se souvient aussi (combien d’œuvres de Prokofiev qui, derrière le fracas orchestral, faisant brèche dans le tissu d’une écriture musicale très objective, sauvage, inhumaine en vérité au sens à la fois le plus obvie et le plus complexe du terme, fait place, soudainement, à des souvenirs, à des formes presque tombées du ciel de tendresse et de beauté. Sa musique se singularise en ce sens, en effet, incontestablement : la beauté, une beauté mémorielle car le musicien ne cultive pas l’idée, facile, brutale, d’une beauté moderne, purement objective ; il conserve de Baudelaire celle d’une beauté conjuguée (présent et passé, transitoire et éternité, même si ce dernier terme devrait être, dans le champ moderne précisément, complètement revisité et donc révisé). Toujours une beauté perce, vient, arrive, on ne sait comment, sans qu’elle soit pour autant chargée explicitement d’une fonction, par exemple de salvation. Elle vient tout simplement à l’existence, en produisant à sa façon une percée. Ainsi, les violents contrastes de cette musique donnent lieu à des ouvertures, comme celles d’une respiration péniblement et étonnamment devenue possible, d’une vision enfin permise ou d’un mouvement désentravé. En surface, on pense que la composition introduit de la variété, ce qui est vrai, mais la dissonance spécifique des contrastes n’est par conséquent pas structurelle comme dans le dodécaphonisme, elle est événementielle.
Une question se pose à l’instant : celle de la tonalité psychique de Prokofiev. Était-il mélancolique ? Déprimé ? Joyeux ? Impassible ? On a beau chercher, au moyen de la seule écoute comme toujours, on ne trouve pas de terme satisfaisant. C’est donc qu’il faudrait en inventer un. Et à défaut de mettre le doigt dessus, on dira, et c’est sans doute suffisant, qu’il s’agit de son style, de ce qu’on entend précisément et qu’on vient quelques lignes plus haut d’esquisser : ce fond si dur, presque d’airain et ces éclatements de beauté, et, faisons place au mot, au lyrisme, à un lyrisme très spécial, d’un côté enflammé, emporté, et de l’autre si tenu et donc retenu dans une forme. Car Prokofiev aura toujours conservé le souci de la forme. Jamais il ne sera tenté par la facilité (qu’on rencontre, mais c’est aussi souvent, dans d’autres contextes d’écoute, si irrésistible et ne mérite surtout aucun mépris, dans la musique de Rachmaninov, on veut bien sûr évoquer dans ses moments quasiment hollywoodiens). Cette préoccupation à l’égard de la forme signe l’œuvre d’un musicien immense et qui ne méritera pas davantage cet autre mépris, plus autoritaire encore, venu des sérialistes.
Le lyrisme de Serge Prokofiev prend sa source dans la réalité objective nouvelle. Il ne se soutient pas de la seule nostalgie. Il ignore le lamento. Il trouve son origine dans l’incommensurable, la réalité effrayante du moderne dont Kafka a su rendre compte. Et loin de se laisser, seulement, séduire par elle, comme il arrive évidemment lorsque des phénomènes colossaux s’imposent à nous en faisant naître, sur ce point également Freud a produit l’analyse, le sentiment de toute-puissance, Prokofiev en souligne les allures lunaires, et, comme on vient de le suggérer, les effets de dynamique extrêmes ainsi que les dissonances. Cette affirmation musicalement redoublée de l’airain et de la glace (on se souvient de ce couplage dans la musique de Cantate Alexandre Nevski pour le film d’Eisenstein) va plus encore que ce que l’œuvre de Mahler avait pu souligner et prophétiser, ainsi les scènes de pogroms dans la V° symphonie selon Adorno, avec raison sans doute, la réalité politique, militaire en particulier dans les impressions de défilés, les cacophonies naissantes issues de bouillonnements sociaux que le psychisme supporte à peine… Elle s’inspire sans doute également d’Arthur Honegger (et on croit en même temps entendre un pont avec l’œuvre superbe d’Albert Roussel). Toujours est-il que dans la postérité mahlérienne (laissons Richard Strauss qui ne semble aucunement entrer dans la problématique), Prokofiev incarne une alternative à l’école de Schoenberg.
Sur le fond, c’est-à-dire le registre de l’Idée qui régit la musique, qui n’est pas en elle-même musicale mais que la musique permet à la fois d’exprimer et de dévoiler, c’est le sens pour nous de la critique, l’œuvre de Prokofiev se soumet à l’immanence dont elle désire néanmoins rendre compte. Par ce terme, on entendra le contraire d’une nostalgie lyrique de ce qui est de toute façon perdu (ce qu’il ne faut pas confondre avec la présence et les surgissements de la mémoire elle-même) ni avec les promesses fantasmagoriques d’un désir ou d’une utopie. Sans doute faut-il reconnaître, ne serait-ce que négativement, à l’intelligence du tyran Staline et de ses sbires, d’avoir détecté cet aspect comme une vérité insupportable. Mais l’autre trait de cette immanence est bien l’impression d’enveloppement et d’enfermement que produit sur nous la musique de Prokofiev, on veut dire une sorte de fatalité musicale, une sorte de face-à-face, de franc-jeu droit dans les yeux comme avec le loup. Et ce qui est tout aussi certain est que la musique se déroule ainsi, fatalement donc, avec dureté, jusqu’à ce que, et cela arrive, un moyen soit trouvé de laisser s’échapper de la frénésie matérielle une spiritualité, ne serait-ce que celle d’une possibilité d’existence dans le feu dévastateur du monde industriel. Au feu de l’acier doit surgir comme seule la musique permet de l’extraire, bien davantage que la politique et l’Histoire, le verbe et les seules intentions, par conséquent dans une œuvre, un feu intérieur. À la puissance et la démesure cosmiques feront face cette fois-ci la chaleur et la ferveur intimes.
Prokofiev a su très tôt que la guerre n’a même plus besoin d’être déclarée, elle se tient partout et le cinéma, ce paradigme officiel de l’œuvre de Prokofiev, comme au demeurant des Temps modernes, alors que celui, intime, est la confession, le journal que l’on tient et dans lequel seul on existe réellement, dicte le rythme des hommes et de leurs expressions. Prokofiev compose décidément de façon anguleuse, comme une caméra qui se rapproche, calcule et intensifie les effets. Le géométrique constitue le tracé compositionnel, la composition en général pouvant être illustrée par le celui d’un carré ou d’un cube. De même, les mouvements internes à la musique sont violents et directs, comme ces coups d’enclume dans le 2° mouvement la 2° symphonie (ici, à 23’), mais juste avant un retour de la méditation par laquelle avait débuté ce second mouvement – l’œuvre se décalquant avec ses deux mouvements comme le négatif même de la sonate pour piano op. 111 de Beethoven (la 32° et ultime, « la dernière sonate », entièrement dirigée contre la violence et la guerre –, une songerie, presqu’une berceuse. Prokofiev revient toujours à la musique.
© André Hirt
On félicitera l’édition de ce disque qui propose, une fois n’est pas coutume dans le domaine musicale, un beau texte de présentation des deux œuvres de Prokofiev par Yelena Krivonogova (et manifestement très bien traduit, ce qui est très rarement le cas également). Au demeurant, ce label Fuga libera est extrêmement soigné.
Andrei Korobeinikov joue le 2° Concerto pour piano de Serge Prokofiev, sous la direction d’un autre chef, Andris Poga (Stavanger Symphony orchestra).
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