« Alors, du fond de son inquiétude un son s’éleva qui parut emplir en un instant la chapelle et ruisseler le long des murs luisants d’eau, et Albert, sans oser se retourner, tellement cet accord le confondait par son ampleur inouïe, devina alors qu’Herminien, pendant son exploration silencieuse, avait gravi les degrés de pierre d’un orgue qui s’élevait dans l’obscurité à gauche de la porte et occupait une partie considérable de la chapelle, mais de l’examen duquel avaient dû le distraire aussitôt les effets séduisants de l’éclairage. Le jeu d’Herminien était empreint d’une force singulière, et telle était sa puissance d’expression qu’Albert put deviner comme s’il avait lu au plus profond de son âme les thèmes qui se succédèrent dans cette sauvage improvisation. Il lui sembla d’abord qu’Herminien, par des touches dissonantes et incertaines, coupées de retours et de replis où le motif principal était repris dans un mode plus timide et comme interrogatif, ne fit autre chose que de prendre la mesure du volume même et de la capacité sonore de ce troublant édifice. Alors se déchaînèrent des ondes violentes comme la forêt et libres comme les vents de l’altitude, et l’orage qu’Albert avait contemplé avec un sentiment d’horreur du haut des terrasses du château éclata du fond de ces mystiques abîmes, au-dessus desquels des sons d’une pureté cristalline, égrenés en un surprenant et hésitant decrescendo, flottèrent comme une buée sonore traversée des éclats jaunes du soleil et rejoignirent curieusement le rythme des gouttes d’eau qui tombaient de la voûte. À ces jeux de la nature succédèrent les atteintes d’une passion sensuelle et aiguë, et l’artiste peignit avec vérité ses ardeurs sauvages : Heide flotta dans l’altitude à la façon d’un brouillard lumineux, s’éclipsa, puis revint, et établit enfin son empire sur des houles mélodiques d’une rare ampleur qui paraissaient emporter les sens vers une région inconnue et rendre à l’oreille les grâces du toucher et de la vue par l’entremise d’une incroyable perversion. »
Julien Gracq, « Au château d’Argol », Bibliothèque de la Pléiade, I, pp. 56-57.
Le choix d’Olivier Koettlitz