Marc Blanchet propose à Muzibao des expériences musicales sous le titre générique de Partitions, comme une continuation de son livre Les Amis secrets, paru en 2005 aux éditions Corti.
Faire silence à l’orée de la musique n’a pas suffi. Quelque chose brise ce silence de l’intérieur. Un léger coup de semonce. En naît, curieusement, une perception accrue. Une attention. Soit l’acceptation d’une vérité : savoir que toute rupture est un commencement. Se dessine une plage élégiaque. Elle étend sa tristesse dans l’orchestre ; avec, ici et là, des éclats de vents – des à-coups plaintifs dans un espace que notre conscience, vigilante, davantage touchée, atteinte, se doit de découvrir. Cela se prononce, s’entend, pénètre nos sens. Se réitère en de longs dégradés. Les cordes saisissent et relancent cette masse prête à se défaire, dont l’inquiétude est de reprendre forme, en s’alliant à des cuivres aux accents sourds, au bord de l’extinction. À nouveau, un coup de semonce plus sec, un claquement de doigts au-delà de nos possibilités. Nous passons d’un bref Adagio à un Lamentoso. Ce claquement revient de temps en temps, impitoyable, entre les agacements des vents et les colères des cordes. La répétition devient exaspération, rabotement des chairs et de l’ouïe. La pensée ne saurait trouver sa voix que dans un cri. Stele continue de déployer ses épisodes d’appels et de sursauts. L’œuvre est devenue l’abîme dont un coup de semonce avait entrouvert la narration. Cet abîme n’est pas celui où notre compréhension de la vie pourrait chuter. Il se présente plutôt comme un horizon bouché, une toile qui à force d’accueillir des coups de pinceaux ne peut que disparaître sous ses épaisseurs. Parfois, des forces étranges sont à l’œuvre. Tentent-elles de redresser la toile défaite ? Sont-ce des nuages plus clairs qui tentent de peupler l’espace, d’offrir un peu de contraste à ce paysage de brûlis et de cendres ? Rien n’y fait : le chant funèbre se prononce, dans ses suffocations, ses peines – bien qu’il ne cesse de se dire. Le troisième mouvement, Molto sostenuto, commence. Des à-coups à nouveau, réguliers cette fois, d’une atroce plénitude. Ils donnent à la Mort la possibilité d’un sourire alors qu’elle continue à montrer ses dents. Ces secousses sont comme de légères vagues qui ne parviendraient pas à s’arrêter et taperaient ferme contre le mur de l’existence. En sourdine, les instruments de l’orchestre les accompagnent. Il y a parfois des éclaircies – comme si l’on recouvrait l’obscurité de voiles dorées. Cela glisse sans se dire, progressivement, dans des accords plus généreux, en un élan qui comprend sa propre menace. Dire la mort d’un proche, faire entendre son éloge funèbre, est possible si le vivant se recueille devant la vanité des formes, si la pensée accepte ses limites, ses fragilités. Dans la grandeur de l’écriture orchestrale, György Kurtag débusque l’intime. Ces à-coups doublés d’échos dessinent un visage avant son engloutissement. Un rayon de lumière à travers le ciel nuageux n’est pas l’apanage du divin ; chaque répétition de ces à-coups le dit. Il nous faut accueillir une douleur pleine d’agitation, devenir témoin d’une vie désormais disparue. Cette douleur se manifeste avec gravité. Au terme de l’œuvre, la musique efface toute distinction pour échouer, muette, sur le rivage du silence.
Marc Blanchet
L’interprétation de Stèle, de G. Kurtag par Claudio Abbado, Berliner Philharmoniker, DG.
Article préparé par André Hirt.