Décidément, on ne pourra plus douter de l’intemporalité de la musique de Bach. Toutefois, qu’est-ce que cette intemporalité, si inconcevable et dont le mot vient avec beaucoup trop de facilité à la pensée ? Comment lui accorder crédit, si ce n’est par l’écoute qui vérifie son caractère inconcevable, pour ne pas dire miraculeux. Ainsi apparaît à l’oreille et à la pensée une musique dont la forme fait éclater toutes les formes, limitées comme leur nom l’indique, une musique de la métamorphose sur laquelle le temps glisse et qu’il ne pénètre pas. Mieux, à chaque fois la musique revient, la même et différente (la différence étant, stricto sensu, interne au même, tout comme celui-ci ne prend sens que par la différence). Si cela n’était pas le cas, on ne pourrait reconnaître une musique et la musique ne se reconnaîtrait jamais elle-même. En d’autres termes, et sans entrer dans des chicanes philosophiques, la réflexivité, la pensée, le jeu (l’interprétation) sont l’illustration de cela. En définitive, c’est le temps linéaire, celui auquel nous sommes habitués, le temps du grandir et du vieillir, qui se trouve déjoué, renversé, englouti, sans cesse relancé. Et c’est cette relance qui fait son éternel retour.
Glenn Gould nous avait appris cela, alors que d’autres, en désirant, par un retour dans la chronologie, inscrire la musique de Bach dans son temps, cherchaient on ne sait quelle vérité dans le passé. D’autres en revanche y voient un avenir, comme Francesco Tristano et Léo Margue. Mais c’est sur ce point qu’ils innovent : à la différence de l’indifférence temporelle de Gould, ils perçoivent sous un tout autre angle qu’il ne faut certainement pas davantage exiger un présent sous la forme d’un « présentisme » par cette mécanique détestable du contemporain qui n’adhère qu’à l’instant, qu’à ce qui en réalité n’existe pas parce qu’il ne possède aucune consistance, pas la moindre expérience comme dirait Walter Benjamin, alors qu’à l’inverse il se prend pour l’aboutissement et parfois même pour le centre de tout, comme si l’Histoire n’avait de sens que par le terme qu’il estime incarner. L’innovation consiste en revanche à se projeter dans l’avenir qui, comme son nom l’indique, ne cesse de venir, et donc revient sans cesse. C’est à nouveau la différence comme éternel retour, comme différenciation dont une des formules et en tout cas l’analogie très empirique et la plus immédiate à l’esprit se trouvent dans l’écoute multiple de la même chose en fonctions de moments très différents et selon des dispositions et des humeurs hétérogènes.
Certains seront ainsi irrités par les surgissements de « dissonances » ou d’effets électroniques que les musiciens font intervenir dans les cadences. Intervenir ? Ou plutôt qu’ils extraient comme ce vers quoi « la musique de Bach », décidément une formule très étrange eu égard aux considérations précédentes, tendait, un peu comme Webern affirmait que la musique atonale n’est, au regard de la tradition dont elle provient, que le fruit enfin mûr qui tombe de l’arbre. Peu importe, donc. Il faut consentir à ceci, le comprendre, et donc l’entendre, que la musique vient de quelque part, qu’elle tourne, qu’elle ne cesse de venir à nous – car telle est la leçon donnée ici – et qu’elle ne répond justement pas à nos attentes ou à nos habitudes de perception temporelle. Si elle répondait dans les termes qui sont les nôtres, que nous connaissons par cœur, la musique perdrait son sens, c’est-à-dire au sens strict sa direction et son horizon d’envoi, et la faveur qu’elle nous donne de donner l’idée d’un ailleurs.
© André Hirt
Bach stage, Francesco Tristano, piano, Bach Stage Ensemble, Léo Margue, conductor, Scala Music 2022.
Parution le 24 mars 2023.
Une interview de Francesco Tristano et Léo Margue