On avait été plus que convaincu esthétiquement par Das Lied von der Erde de Gustav Mahler que le Het Collectief a récemment proposé. Pourtant, on ne s’y était pas arrêté, car on connaissait déjà des versions « de chambre » de la même œuvre. Sont aujourd’hui proposés des arrangements d’œuvres de Schönberg (Verklärte Nacht, op. 4, Kammersymphonie, op. 9, arrangés respectivement par Eduard Steuermann et Anton Webern) et de Berg (la sonate pour piano, op. 1, ce qui est plus surprenant, dans un arrangement dû à Tim Mulleman). L’adagio aus dem Kammerkonzert referme le programme.
Dans ce nouveau disque du Het Collectief, un ensemble bruxellois de cinq membres au moins de chambristes (avec pour ce disque Toon Fret à la flûte, Julien Hervé à la clarinette, Wibert Aerts au violon, Martijn Vink au violoncelle, Thomas Dieltjens au piano), l’intention est encore plus affirmée. Mais de quoi au juste, outre qu’esthétiquement, certes, mais plus profondément musicalement, la réussite est remarquable ?
De quoi, oui ? Et réussite en quoi d’autre ? Pour le comprendre par au moins sous un aspect suggéré ici, il convient de faire un détour par ce qu’interpréter en musique (et cela est manifestement valable ailleurs) peut vouloir dire. Il s’agit toujours d’une sorte de traduction, une « sorte », c’est-à-dire un arrangement précisément, un déplacement, une différenciation comme lorsqu’on dépose une copie à côté d’un original. On estime tout naturellement, mais à tort comme on verra, que ladite copie est inférieure en qualité, sur la forme comme dans le fond. Évidemment, ce n’est pas l’inverse qu’il faut proposer, en croyant faire ainsi preuve d’esprit… C’est en réalité de tout autre chose qu’il s’agit.
Prenons des images : déplier, ouvrir, espacer surtout, distinguer les éléments de la partition et les faire entendre (les amener tout simplement à l’audible, comme quelque chose venu de loin), ensemble et comme l’un à côté de l’autre… Il ne s’agit pas de concurrencer quelque amplitude ou volume, y compris et d’abord sonore, que ce soit, mais de rouvrir l’écoute et la pensée. En outre, tous les arrangements ne se valent pas, c’est certain, il est donc inutile d’en faire mention comme au demeurant de toutes les choses négatives que comporte un jugement.
Selon une leçon de Walter Benjamin, mais qu’on trouve déjà en quelque façon dans les propositions de traduction du grec de Hölderlin, c’est en vérité la langue d’arrivée, ou, dans la plupart des cas, « maternelle » si l’on préfère, qui s’avère décisive, contrairement à l’idée qu’on se fait de la traduction. De même, s’efforcer de rendre la lettre de l’original, pas même ce qu’on appelle son esprit au sens étroit, n’est aucunement le but. En revanche, on prendra conscience que l’original lui-même tend à une expression que la lecture ou l’exécution lorsqu’il s’agit d’une partition s’efforcent de « rendre » le plus fidèlement possible. Mais la fidélité a ceci de remarquable, de très paradoxal surtout, qu’elle se doit d’être infidèle, en visant pour elle-même ce que l’original, déjà, avait en point de mire. L’infidélité comme condition de la fidélité ! L’infidélité comme effort de la fidélité elle-même ! C’est pourquoi, l’arrangement tend au noyau de l’œuvre parallèlement à l’entreprise du texte d’origine qui, dans sa langue, en premier, y prétendait.
Et c’est alors un autre éclairage qui apparaît, comme si l’on voyait pour la première fois la face cachée d’une planète. Aussitôt, l’œuvre se trouve comme réveillée, à la manière de la Belle aux bois dormant, et se met à rayonner dans d’autres couleurs et en émettant des tonalités de pensée très nouvelles. Ainsi, apparaît-elle autrement, mais telle qu’elle ne s’était jamais apparue à elle-même, pas davantage à nous. Enfin, elle se reconnaît à présent dans ce surgissement ou ce dénoyautage de son cœur.
Pour autant, un arrangement, une interprétation ne peuvent pas s’estimer définitive. L’arrangement, justement, affirme cela, cette relance, cette infinitisation, ce renouvellement. Il précise cependant que rien dans ce processus ne peut supporter quelque arbitraire que ce soit. On n’arrange pas comme on veut, tout comme on ne s’arrange pas avec une vérité. Car l’intention demeure celle d’une visée, très explicitement du noyau de l’œuvre, disons de la source d’émanation. C’est comme bien regarder, comme bien écouter. La musique comme la lecture, et le regard bien sûr sont affaire d’attention. L’attention, la seule faculté nécessaire, la seule qu’on n’enseigne pas, plus, celle qu’en premier on néglige dans les pédagogies au profit des détours du jeu et de la distraction. Malebranche disait de l’attention qu’elle était « la prière naturelle de l’âme ». On croit se souvenir, que connaissant ou non l’origine cette phrase, Kafka en a repris les termes dans son œuvre comme dans son regard. Car qui est-il si ce n’est l’écrivain le plus concentré qui soit, qui, par ses paraboles, ne cesse de produire des arrangements. Du reste, tous les grands écrivains sont des arrangeurs. Et par l’attention, l’oreille donc, ils sont volens nolens musiciens.
Il faut par conséquent retenir le glissement dans l’infini. L’arrangement délivre un vertige, ne serait-ce que parce qu’il a bousculé notre habitude, autrement dit réveillé les sens et ouvert les portes de la perception. C’est pourquoi, toute la musique serait, dans l’absolu, mais ce serait vrai également de la littérature, concentrée en un point, sur un point, une sorte de soleil d’où émaneraient les œuvres. Celles-ci, comme la beauté, offrent leurs visages, leurs facettes et leurs profils.
Ce que le Het Collectief parvient à offrir (à délivrer, à libérer, et c’est cela interpréter !), c’est ce réveil des œuvres, parmi les plus secrètes du répertoire contemporain. On veut dire, les plus recueillies, les plus repliées, comme des corps endormis en position fœtale qui s’étirent et s’ouvrent au monde avec le désir de s’y abandonner.
© André Hirt
Transfigurations, Schönberg, Berg, Het Collectief, Alpha 2022
Une présentation du Het Collectief