Peut-être nos corps ont-ils changé. Nos corps de lecteurs, nos corps de spectateurs, d’auditeurs. De même, les corps des musiciens. Là où la virtuosité consacrait quelques-uns (et le savoir-faire les autres), nous entendons aujourd’hui des œuvres qui demandent de l’endurance, une concentration autre – une présence. Le Quatuor pour cordes de Morton Feldman, s’il dure plus d’une heure (avant le second qui en compte cinq), demande d’abandonner l’appréciation d’une œuvre généralement en quatre mouvements pour une temporalité autre où nous devons accompagner les variations de l’écriture, de glissements en subtilités, dans un flux aux mouvances parfois imperceptibles, qui met notre corps dans une position d’écoute nouvelle. Non que ce soit éprouvant. L’œuvre demande juste un usage différent du corps ; de même les interprètes orientent leur jeu dans un rapport sans cesse renouvelé au temps. Ils doivent considérer la valeur de leur souffle, admettre la vanité de toute séduction pour la grâce d’une persévérance à laquelle ils ne peuvent se soustraire. Une œuvre musicale ne demande pas à être pensée comme si on disséquait un jouet : elle met notre pensée en mouvement, parfois loin de nous (nous connaissons nos moments d’oubli lors d’un concert, nous reprochant in petto d’avoir la tête ailleurs). Pour peu qu’une émotion nous saisisse, si elle est captive de la beauté en cours, elle est sœur de l’écoute. Ce n’est ni une explication ni une manière de fixer avec force son attention ; il s’agit d’une forme bienvenue d’abandon. L’abandon est la règle pour l’écoute des musiques surgies à l’aube du vingtième siècle, que la Seconde École de Vienne a portée haut en intellectualisant avec brio ses recherches – une réflexion n’est pas séparable d’une manière d’accueillir sans rien projeter ni vouloir expliciter. C’est justement la rencontre de deux matières exigeantes, le créateur et l’auditeur, qui en musique, ou ailleurs, permet de placer non pas deux intelligences en miroir, mais une forme et sa spéculation. La première, si elle peut naître de multiples points de vue, offre un questionnement en mouvement, le propose sans retour en arrière possible : on n’écoute pas de la musique à rebours. La seconde, elle, est attente, accueil, levée d’hypothèses, acceptations à la fois pleines et défiantes, et même déviantes. Elle ne se porte pas là où l’artiste créateur aurait pu l’envisager ; elle déracine, elle égare, elle dé-formalise. Non pas sauvage mais intuitive, non pas savante mais intrusive. Le premier quatuor de Morton Feldman déploie ses séquences comme de micro-événements où un monde entier se donne en se démultipliant en fragments. Une somme se fait entendre : nous éprouvons le tout et ses parties. Il y a dans cette musique de la brièveté, une brièveté que l’on pourrait décrire, qualifier comme des corps, dans leurs gestes et leur souffle, leur application ; il y a de la longueur, que l’on peut indiquer de pareille sorte : des étirements, des élans, des nervosités. Cela s’articule en états, notamment dans la manière dont ces séquences se rencontrent les unes les autres : il y a de la tension, de l’incertitude, des essais, parfois des exclamations. Également une forme de saturation, comme si l’on éprouvait à tout rompre l’instrument ; de temps en temps de longs accords ralentissement le battement de notre cœur et font verser hors du temps. Aucune complaisance. Car secrètement, au cœur même de la musique (nous pouvons parler d’abstraction tant la musique à programme nous a appris à nous voir à travers des images et de sentiments existants ou pré-existants) quelque chose se prononce, une vraie suite d’aphorismes. L’un d’entre eux dit notamment que la musique tient en elle-même, qu’écouter et respirer sont même chose, que notre corps dépasse notre intelligence et que notre intelligence limite notre corps. Qu’écouter de la musique, c’est porter le corps à la rencontre de sa propre écoute. En somme, nous pensons souvent sans savoir bien que nous nous fertilisions d’entendre. Notre attention devant la musique demande à considérer l’espace autour de nous, un lieu de concert ou ce bureau d’où j’écris. De quoi êtes-vous faits ? demande la musique. Il ne s’agit pas de tendre l’oreille ; plutôt de faire de soi un corps musical d’une nouvelle maturité. La musique de Morton Feldman ne demande rien d’autre que ça, maturité et maturation, afin que l’Art privilégie une perception sensible et non des discours, du moins que l’on se déshabitue de ceux-ci. Cette musique demande un abandon et dénature l’écoute – afin qu’une autre glisse en nous, nous dresse au beau milieu du monde comme une vie neuve, ouverte.
© Marc Blanchet
Image : Morton Feldman, Amsterdam, 1976 (libre).
Morton Feldman
String quartet
Ives ensemble
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