L’œuvre-clarinette
Voici un bien beau disque, qui nous vient à un moment où l’histoire a le hoquet, celui des sociétés dans lesquelles tout se passe comme si on y inaugurait un culte de la laideur, des objets aux vêtements débraillés, des corps obèses aux usages effondrés de la langue. Pensez : juste une clarinette, et puis un piano, mais un pianoforte, celui qui épouse la clarinette, qui lui ressemble comme le frère à une sœur, ce qui change l’écoute de ces trois pièces tardivement, très tardivement écrites par Brahms, les deux sonates comme tombées du ciel, un soir, et puis un violoncelle comme pour annoncer et entraîner l’opus suivant, le grandiose et majestueux quintette dont le début vient à ce point du cœur de la musique qu’il est presque, dans le mouvement de sa spirale liminaire de la clarinette, tout l’esprit de la musique.
Chen Halevi à la clarinette, Jan Schultsz au pianoforte et Claire Thirion au violoncelle autorisent cette écoute nouvelle, à tous égards, par le son produit, inouï, comme par le jeu d’ensemble qui ne cultive aucune facilité, si souvent la tentation dans cette musique, à savoir le pathos et aussi la tristesse qui devient brutale et presque vulgaire, mais qui, en revanche, donne consistance et donc matière à la vie, à du sens, on veut dire au moins une ressource comme un élan. Et cela devient alors très beau.
On sait que Brahms, après son propre Opus 111, le quintette en Sol, et plus lointainement, près de dix années auparavant, parce qu’il y avait déposé, estimait-il, tout son art, la IV° Symphonie, avait décidé de ne plus composer. La volonté aurait éteint ce désir en lui, en même temps que tout désir. Cesser, s’arrêter, ne plus vouloir, autant de symptômes, dira-t-on, de dépression. Ou bien de pressentiment, celui de la maladie qui arrive, qui va prendre possession de nous, se mettre à notre place alors que jusque-là elle se tenait, spatialement au sens strict, au-dessus ou parfois juste à côté de nous. Le mot « fin » habite les Quatre chants sérieux, il devient perceptible en filigrane dans toutes les images que la vie donne encore, il s’écoule à présent comme une peinture d’aquarelle dans tous les mots qu’on utilise. Il est la case vide dont on ne prononce jamais le nom et qui sert, pour les dire comme pour se cacher soi, à les dire tous. Et ce mot est encore, tout le monde finira par le savoir, une sorte de paravent (davantage qu’écran, trop opaque, trop théorique ou technique, un paravent peut être écarté, on le sait) pour cet autre imprononçable dans son élocution même, celui de « mort » bien sûr. « Ô Tod », composait Brahms comme en soupirant, pour finir…
Ce qu’il ne savait pas, pas encore, ou bien si, autrement, d’un savoir plus profond que celui qui n’est jamais qu’extérieurement acquis, et qui ne vaut rien parce qu’il ne fait pas d’usage dans l’existence, c’est que la mort, bien qu’elle se sache « la Maître absolu », se laisse encore et toujours reculer et contourner, par le regard sur une image, par un simple souvenir, par quelques mots, même dans l’instant le plus fugace qui soit.
Et puis voici qu’un son, un comble pour un si grand musicien, se lève un jour, qui est déjà celui d’après, et toute la musique, une dernière fois encore, avec lui. Le son de la clarinette, de Fräulein Klarinette, comme l’appellera Brahms après-coup, un son qui revêt un amour qu’on ose même plus déclarer, et pas seulement parce qu’on se sent trop vieux, mais par égard pour une si jeune personne, en pleine santé comme le déclame à qui veut l’entendre l’éclat sonore de la clarinette.
Tenter de faire état de cette sonorité qui aura un jour ébloui Mozart pour donner naissance, entre autres, au concerto que l’on sait, à un passage bouleversant de La Clémence de Titus qu’on chérit plus particulièrement, requiert tout un art pour en esquisser le poème. Voici ce qu’on dit et qui, bien sûr, vient immédiatement aux sens : chaleur, rondeur, sonorités franches, gravité, aigus tranchants et brillants, puissance perforatrice du son en raison de son caractère perçant… Oui, et puis, peut-être parce que parmi les instruments à vent, elle est le seul à parcourir trois octaves (on ne fait pas état ici, techniquement, de ses différentes formes), on est étonné de son amplitude sonore, comme une chanteuse qui, sans la moindre défaillance ni forçage, tient fermement chaque note de sa tessiture. On songera aussi bien au violoncelle, et pas uniquement en référence aux sons graves, mais à travers son évocation de l’humain. Car quels autres instruments paraissent aussi proches de ce qu’un homme, qu’il soit apaisé ou déchiré, est à même d’exprimer et au préalable, de ressentir ?
On se souvient de ce que Brahms doit au clarinettiste Richard Mühlfeld, que d’abord il découvrit et qu’ensuite, renonçant à la fin, il se décide à inachever sa propre musique en composant de manière éperdue et avec l’assurance et la rapidité d’un grand peintre pour la clarinette, les deux sonates, le trio et bien sûr le quintette. Et puisque ce pan musical forme un tout, qu’il vient après l’œuvre qui était considérée à tort comme terminée, on peut considérer que depuis le creux et le fond de cette césure, de ce moment au cours duquel une respiration prenait fin, elle reprend élan et rythme en s’imposant et en prenant la forme de l’œuvre-clarinette. Pour autant, on ne doit pas estimer, du moins à l’écoute, qu’il s’agit de deux œuvres distinctes ou encore contiguës. Ce serait plutôt que l’œuvre-clarinette clarifie, si le mot est pertinent et comme attiré, dans son intonation, par celui de l’instrument, les compositions antérieures. On dirait que dans cet éclairement, la musique trouve au-delà d’une incontestable énergie nouvelle, d’une vigueur sans doute préalablement insoupçonnée, et au cœur d’elle-même une puissance de rayonnement qui, pour ainsi dire, confère cette fois-ci à l’intégralité de toute la musique de Brahms une patine, on dira sa couleur définitive. Et celle-ci, sans la clarinette, n’eut pas été possible.
On considérera peut-être que la mention de cette couleur, d’automne de surcroît, n’est qu’un cliché s’agissant de l’œuvre de Brahms. Un cliché peut être vrai, et c’est le cas ici. Mais ce qui importe, c’est ce qu’il recouvre de vérité. En effet, dans « l’automne », on entend un crépuscule, un endormissement progressif. La fin devient sensible et surtout elle se pare de manifestations comme ces feuilles en effet très belles que les arbres abandonnent. Or, c’est justement ceci qui compte aussi, tout autant et peut-être davantage, on découvre, pour finir, dans l’automne non pas quelque consolation, qui est toujours illusoire, comme le proposent les grandes tentatrices que sont les religions, mais du sens, un monde très singulier qu’il faut connaître en le pénétrant, en en explorant l’absoluité. On veut dire la dimension à part, fermée et comme recueillie, auto-suffisante en ce que l’espérance qui la traverse est comblée, comme le sens se suffit à lui-même. Le sens de quoi ? mais de rien, justement. Le sens à lui-même, pour lui-même, comme un amour. C’est ainsi qu’il se livre à nous à l’écoute ces pièces de l’œuvre-clarinette, de l’œuvre tardive, du style tardif. C’est ainsi que du sens s’éveille en nous, comme la vie même, à la contemplation de quelque très belle œuvre, qu’elle soit musicale ou picturale. Le sens est cet éclairement, de rien, parce qu’il ne s’agit pas d’une signification, celle-ci n’étant jamais que l’allégeance accordée à un maître. À l’inverse, et la grande musique en témoigne, le sens est libre. Il est délivré. Le son de la clarinette a délivré Brahms. Qui ne l’entend pas n’entend rien. Et pas seulement à Brahms.
Pour le comprendre, le plus simplement, il est possible de se référer à ceci, que la musique peut apparaître tendue, comme irrésolue, à la manière d’une question suspendue, toujours en attente, désir pur, ce qu’en vérité toute musique est. Mais il arrive que la musique se satisfasse d’elle-même, de ce qui est là, à la différence de celle qui ouvre à un au-delà d’elle-même, qui, en tout cas y aspire, on songe à Mahler, à Schoenberg. En revanche, celle de Bruckner d’un côté, celle de Brahms de l’autre, pourtant si distantes et chacune si irrespectueuse à l’égard de l’autre par le truchement du musicologue et journaliste Hanslick, se suffisent à elles-mêmes. C’est pourquoi, restons-en à celle de Brahms, elle concentre une beauté qu’il faut certainement chercher elle aussi à clarifier, au moins à éclairer.
La couleur est en réalité bien autre chose encore. Ceci, en particulier qui fait mention de ce qu’elle porte la musique et ne la provoque pas. Car, semble-t-il, il faut distinguer entre la couleur-effet et la couleur-cause. Alors que la première consiste à timbrer la musique d’une certaine manière, en recherchant précisément la couleur, par exemple dans l’orchestration (Debussy fut un maître à cet égard et pas uniquement pour l’orchestre), en coloriant la musique ou en recherchant en elle le coloriage qui lui rend le plus justice, la seconde engage la musique, celle-ci en provient comme de sa voix profonde. On parlera de cette couleur pour évoquer le fait que la musique a trouvé sa voix, celle-là même que parfois elle ne soupçonnait pas. On comprend, même analogiquement, celui qui ne sait pas techniquement la musique en conviendra, qu’il est possible de dire quelque chose, et au demeurant de plusieurs manières, en le déclinant avec rigueur. Toutefois, le désir qui porte le propos peut très bien ne pas avoir trouvé la couleur, le gant ou l’enveloppe, pour tout dire la matière, pour s’exprimer.
La couleur est en effet matière. Et à ce compte, elle est aussi ce qui porte à l’existence. C’est-à-dire qu’elle concentre la manifestation en tant que telle. Et non pas la manifestation de quelque chose qui lui serait antérieur ou extérieur, mais la manifestation en tant que telle, qui est mouvement comme la venue au jour de la nature le premier jour, ou son déploiement le matin, ou bien, c’en est le pendant, le crépuscule, la disparition, cet autre mode de la manifestation comme la doublure du vêtement. Es dämmert, dit si bien l’allemand, cela aurore, cela crépuscule, si l’on confère à ces substantifs une valeur verbale, la puissance d’agir. Et c’est alors la musique de Brahms qu’on entend. Désormais, dans l’œuvre-clarinette on l’entend très bien, mieux que jamais, telle qu’en elle-même.
© André Hirt
Chen Halevi parle de Brahms et joue ici avec Noam Greenberg