Luigi Nono, Come una ola de fuerza y luz.
Au cœur des œuvres de Luigi Nono, une distorsion du temps. Sa musique naît comme si en avançant elle vrillait sur elle-même, ne faisait entendre que ses accents les plus verts, les plus acides. Une vision du monde se fait entendre : de lentes déflagrations d’où les voix émergent avec lyrisme, dans des vocalises qui sont autant de formes défaites de langage. Dans Come una ola de fuerza y luz, pour peu qu’une voix prononce un texte et le fasse résonner, des chœurs ont déjà commencé à étirer le temps et traversent de leur souffle élastique l’espace sonore. La tension dramatique va naître des « exclamations » d’une soprano prononçant et chantant un « Luciano », qui change cette atmosphère traversée de vagues sonores en un mémorial, une œuvre funèbre. Après ce premier mouvement, Invocation et Lamentation de Luciano, surgit l’élément soliste : le piano, qui ne saurait dans sa masse sonore se séparer de l’ensemble orchestral (également électro-acoustique) et qui brille de tous ses feux de chevalier noir et blanc. Come una ola de fuerza y luz dessine cette navette entre absence et présence d’un homme disparu (c’est la seconde partie dans son titre : Présence de Luciano dans l’absence). Par cette fusion entre l’orchestre et le piano, l’œuvre engendre un principe d’unité qui fait percevoir dans ses « blessures » la séparation entre un vivant et la vie. Piano, orchestre et bande sonore invitent l’auditeur au recueillement, la considération de la perte par l’écoute d’un déluge. Ce mouvement se ressaisit parfois, malgré ses chutes, non pour épousseter ses vêtements, plutôt pour préciser, par le génie propre à cette écriture musicale, les méandres qui se présentent après la perte, sur le chemin égaré du deuil, où la conscience doit poursuivre. Hélas, la vivacité de la plaie agit avec force, empêche toute lucidité, gêne toute avancée. Des couloirs, des ramifications, des pénombres se dessinent. Quand une éclaircie apparaît, la voix de la soprano, mêlée aux notes suspendues du piano, vient célébrer le jeune homme mort. Car il y a une source première propre à cette pièce, suite à un séjour de Luigi Nono au Chili sous le régime d’Allende : la mort d’un patriote lors de ce voyage. L’engagement musical de Luigi Nono est un engagement politique, et inversement. C’est à l’aune de cette pensée que sa modernité se juge : une foi dans les vertus d’un communisme à même de changer le monde. Come una ola de fuerza y luz est à la fois mémoire et action. Elle agit dans ses vagues sonores (ce titre signifie « comme une vague de force et de lumière »), même si le terme de vent surgit dans le texte (« dans les vents / hasardeux / du pays ») pour parler du partisan fauché en pleine jeunesse. Oui le temps se distend dans ce mémorial. L’œuvre retourne la peau du monde afin d’en offrir une vision nouvelle ; l’artiste témoigne (l’engagement politique de Luigi Nono fait de ses œuvres musicales un devoir) en prônant une défiance devant les formes du passé et la nécessité d’un renouvellement de la musique qui change l’orchestre en dispositif et le concert en expérience sensorielle. Le temps s’est creusé depuis pour substituer habilement le divertissement au drame, la conversation médiatique à l’approfondissement intellectuel, la compulsivité des pratiques technologiques au cheminement d’une pensée politique. Le temps s’est affaibli. Il s’ouvre davantage dans des solitudes que des révolutions. Quoique. Penser cette musique (c’est mon vœu), c’est convoquer les parcours d’hommes comme Luigi Nono (toute une génération : György Ligeti, Karlheinz Stockhausen, György Kurtag ou Hans Werner Henze) dont l’exigence fait d’une œuvre un possible témoignage (entamant un rapport à la notion d’archive bien plus présent de nos jours). Toutefois, avec son appartenance au parti communiste italien, nous sommes avec Luigi Nono face à une volonté inébranlable, dont témoignent des concerts dans les usines en compagnie du pianiste Maurizio Pollini. Como una ola de fuerza y luz est une arche dans les lointaines expérimentations des années 1970. Également une œuvre émouvante. Il faut accepter de glisser le long des parois de l’abîme des troisième et quatrième parties (La Longue marche et Explosion collective sur la certitude de l’absence de Luciano). L’auditeur est emporté dans des profondeurs sonores inouïes. Elles disent la violence de toute dictature et dessinent un paysage de limbes où le vivant ne se distingue plus de l’absence, et l’absence de la parole. Nous sommes muets, devenus l’objet de soubresauts aspirés par le bas ; nous sommes plongés dans la brutalité d’un deuil imprononçable tant la pensée est éconduite pour se fondre, broyée, défaite, tue, dans un immense couloir sonore muré de toutes parts. Il n’en vibre pas moins d’une colère sourde, appelle à une réaction nécessaire, à même de naître au terme de la musique. D’ici là, un monde s’est défait. Les créations de Luigi Nono en espère un nouveau ; par la grâce, imaginons-le ainsi, d’une révolution intermédiaire, un espace-temps, qui ne serait plus l’objet d’une distorsion mais aurait les vertus d’une fondation. Une stabilité éprouvée, une justice partagée, une entente heureuse. Une écoute pleine du monde.
Marc Blanchet
Photo : Domaine public
Luigi Nono, Come una ola de fuerza y luz, Slavka Taskova, soprano ; Maurizio Pollini, piano; Symphonie-Orchester des Bayerischen Rundfunks, dir. Claudio Abbado, DG