Les œuvres vocales baroques ne donnent pas à écouter des voix qui s'adressent, elles s'expriment dans une autarcie dont le silence est rendu tangible par leur extrême stylisation. Ces voix semblent se façonner au fur et à mesure avec ce que ce silence leur concède à un instant donné. Comme si elles s'étoffaient somptueusement d'une matière réticente, voire résistante à leur déploiement. Elles dépassent la mesure que leur impose la nécessité d'une parcimonie du don qu'elles font d'elles-mêmes, et rien n'en résulte pourtant de superfétatoire.
Cette transgression, ou plutôt cette démesure, semble devoir être poursuivie jusqu'au bout, jusqu'à l'écorchure d'une brisure de voix en haut vol. L'on pense aux Madrigaux monteverdiens et à leurs voix qui naissent à partir des échos partiels que chacune renvoie à l'autre. L'on imagine une immensité souterraine de rhizomes vocaux qui donnent à écouter la genèse d'une voix. À l'instar du processus procréatif qui va de la multiplication cellulaire de la vie utérine à la détermination d'une subjectivité affirmée. C'est le parcours d'un arrachement à l'anonymat, d'une poursuite d'enracinement. Là, c'est l'atteinte sublime de la voix du divertissement royal français qui n'est autre que l'art se mirant lui-même à travers une codification du grain de la voix.
À cette hauteur d'écoute, c'est le silence que l'on rencontre, déposé, impassible, attentif à ce qui pourrait advenir du geste même de la voix. Il y a alors comme une ponctuation fugace mais si vive du temps, terrible de présence, qui est la rencontre avec un dieu. Et rien n'est dès lors plus supportable, soutenable, que le maintient d'une tension des attentes, l'évitement de tout effondrement sous peine de demeurer à jamais mutique. La voix baroque devient la ligne d'horizon d'une communauté d'écoute, elle cristallise un accord entre le silence et les présences filantes des existences. Il semble que l'on touche à une perfection proche de la catastrophe. Celle d'une beauté dévoilée impossible à contourner et que tous nous redoutons, désireux qu'elle ne demeure qu'un soupçon diffus car elle pourrait nous terrasser. L'enchantement qu'elle instigue possède sa part de ce terrible Ouvert dont parle Rilke, rien ne demeurant impuni lorsque l'on se rend disponible à la beauté.
C'est, à mon sens, ce qui transparaît dans ce savoir d'une mesure mathématique qui passe pour un rythme indiscipliné dans la musique baroque. L'on se tient sans cesse dans un équilibre précaire qui est également l'expression la plus intense d'une conscience qui se pense. Comment ne pas se référer, dans ce cas, à Bach et à sa musique, pleinement consciente de son propre mouvement. Quelque chose qui se poursuit irrémédiablement et irrésistiblement. Le mouvement est perturbé et infatigable, il appelle en nous un déjà-là insoupçonné, à savoir les ressources de nos visions les plus ahurissantes.
Cette beauté inouïe n'est soutenable qu'à force d'oublis intermittents qui scandent une autre forme de temps. La voix baroque s'absente d'elle-même, laissant place à une fureur enfouie sous la ligne d'écoute, comme si le mystère du monde redoutait son propre éclat. Et, ce que l'on entend, c'est une parole qui se forme, sans évidence de sens, la simple jouissance de s'émettre pour s'essayer, se répondre.
Sara Intili
Propositions d'écoute :
Monteverdi, Madrigaux, Les Arts Florissants
Bach, cantates et passions
Lully, « Le Ballet royal de la nuit », Ensemble Correspondances, direction Sébastian Daucé