Après, entre autres aux éditions Contrechamps, le très beau livre de Laurent Feneyrou, Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono auquel on a rendu hommage ici même, voici un autre ouvrage de grande érudition consacré en son centre à la partition de Luciano Berio, Coro. Une remarque s’impose d’emblée afin de rendre pleinement justice à ce travail : certes, le livre est « pointu », et il s’adresse en principe sinon aux érudits du moins à ceux qui désirent le devenir parce qu’ils sont passionnés par le compositeur et son œuvre. Toutefois, on avouera que personnellement on n’était guère instruit au sujet de Coro, car on a la culture musicale qu’on a, c’est-à-dire limitée, que techniquement on ne connaît pas la musique, mais qu’en même temps on a été fasciné par un tel travail, et, envers et contre tout, on aura été surpris de s’être laissé absorber si facilement par cet ouvrage. C’est pourquoi on recommandera sa lecture à tout un chacun puisque chacun, justement, y trouvera son miel, soit au moins une initiation (il s’agit de bien plus en réalité) au compositeur Luciano Berio, quand ce n’est pas à la partition extraordinaire, très importante, qu’est Coro. C’est, ajoutons-le, que la musique, n’importe laquelle, ne vaut, en un sens précis de ce terme, qui va au-delà de la seule et simple axiologie, en pointant du doigt en l’occurrence le sens même de la musique, que si elle s’adresse au premier venu. Mais à lui d’entendre, d’écouter et d’entrer dans ce qui vient s’offrir à lui. Et c’est un réel effort, que le contemporain ne valorise plus guère, nulle part, ni à l’école, ni dans le monde de l’édition en général (ce que cette publication contredit magistralement). Il en va de même des études sur la musique elles-mêmes. Au fond, on ne s’adresse jamais qu’à l’aveugle à des individus. Paul Celan, puis Adorno parlaient de « la bouteille à la mer ».
Ces considérations ne sont pas étrangères à la teneur même de l’œuvre qu’est Coro et bien sûr à l’intention de Luciano Berio. Car chacun s’y entend, pourrait le faire, et même devrait le faire dès lors qu’il ressent un sentiment, ou seulement une pensée qui a la fraternité humaine ou bien l’universalité pour objet.
À propos du fond de l’œuvre Coro, cette fois-ci, on ne peut pas ne pas, au préalable, se surprendre à songer à la IX° Symphonie de Beethoven, à son dernier mouvement qu’on désigne par l’expression « Hymne à la joie » ou « Ode à la joie » afin de marquer une (ré)conciliation humaine dans un universel partagé, lorsqu’un chœur reprend les vers de Schiller, d’un air martial accompagné de soubresauts frénétiques, d’instants d’extase dont on ne sait à la vérité comme en réalité s’ils sont de jouissance (de joie extrême) ou bien d’horreur puisque la musique se tient alors au bord de l’effondrement, d’un éclatement que l’on entend très clairement avoir lieu dans la déchirure collective d’un cri.
Ensuite, Coro, comme toutes les œuvres de Berio, se tourne vers le fondamental en même temps qu’il le projette dans le présent comme dans l’avenir. Ainsi se constitue une sorte de circularité et de temps musical très spécifique. L’utopie est une question que l’on doit poser à la question que pose Berio dans sa musique. Il est vrai qu’il n’appartient certainement pas à la musique d’apporter des réponses, bien que la musique soit certainement la promesse d’un ailleurs grâce à la percée dans le temps, l’espace et jusque dans et à travers la mort. Toutefois, il importe qu’elle s’avertisse elle-même comme les auditeurs de ne pas se laisser aller à l’illusion, en étant bercée et même violentée. Car la musique peut très bien ne pas être innocente, en raison de l’emportement et du débordement des foules, en passant par les marches militaires au pas cadencé jusqu’aux mirages que Nietzsche avait, à tort et à raison perçus dans l’œuvre de Richard Wagner.
En tout cas, Coro est impressionnant. Coro est un chef-d’œuvre. Coro présente également une musique saturée (sans échappatoire de quelque ordre que ce soit), une dimension irrésistible, mais à l’écoute de laquelle, immergé que l’on est, on ressent une contrainte, comme une poussée dans le dos et dans la voix, sur elle en réalité, certes au nom de la liberté et de la fraternité, néanmoins, on ne peut que ressentir comme douloureuse la pesanteur obligée des formes du collectif.
Qui n’aspire pas, à quelque niveau qu’il soit et quel que soit son désir à une forme au moins d’émancipation ? Voici un universel dont Coro est porteur, dont la IX° Symphonie fut le modèle et dans le Moderne, sous les latitudes occidentales, le vecteur. Au sein de la globalisation contemporaine, appelée aussi « mondialisation », le désir prend une forme monolithique, malgré les dissensions politiques et religieuses. Ainsi, la marchandisation, dont les marques de baskets et les idoles du rap sont les emblèmes, s’est emparée même des milieux sociaux, culturels et religieux qui sont en principe réticents à son égard. Il n’en reste pas moins que les ballottements politiques aidant, les désirs découvrent en eux des origines plus profondes, redécouvrent des appartenances et les manifestent, que ce soit de façon opportuniste ou non. On veut seulement faire valoir ceci, que le recueillement des voix les plus originelles (on dira « authentiques », même si le mot est délicat, mais on comprend) forme le principe et la visée de Coro, comme auparavant dans l’Histoire, quelques autres œuvres, dont en effet la IX° Symphonie. Ce recueillement est idéel, il appartient à une Idée « communiste » on ne peut plus noble. De surcroît, l’Idée n’est qu’idée, autrement dit elle passe sur sa conflictualité ou problématicité internes, comme au demeurant sur les obstacles pratiques qui ne manqueront pas de se présenter. Car comment ces voix, toutes ces voix peuvent-elle converger ? Et sur quel objectif convergent-elles en vérité, au fond ? C’est pourquoi si « l’art est apparence », mais celle qui cherche à refléter un réel, ainsi que le formulerait peut-être la philosophie d’Adorno, il court le risque de n’être qu’apparence, et donc illusion. La reconnaissance de cette dernière frapperait l’œuvre en plein cœur jusqu’à la dissoudre. On se dira plus généralement que la condition première de ce qu’on appelle œuvre, si cette dernière notion possède encore une pertinence, si elle n’est pas elle-même l’apparence, n’est pas la solidité, un terme certes bien trivial pour porter et envelopper ceux de nécessité ou de réel, mais qui s’avère en définitive exact.
Un point s’avère remarquable en lisant le premier et long chapitre du livre qui présente l’œuvre de Berio en général, c’est dirons-nous dans un autre langage sur lequel il faudra bien s’interroger, mais ailleurs, c’est la tentation, ou plus exactement la prise au sérieux d’un « Grand art ». Non pour mimer quelque reste wagnérien, pas même pour esquisser ce que serait un art total, « inclusif », mais par nécessité et probité à l’égard de l’acte de composition et de création, et en vérité à l’égard de la musique. Berio se reconnaît dans la « grande tradition » qui va, pour en rester aux modernes, de Stravinski à Webern en passant par Mahler. On saura gré à Berio d’avoir su (en en ayant la force tout simplement) se soustraire aux formalismes vides (quel pléonasme, mais il est si signifiant !), qui sont aussi des postures et par conséquent des esthétismes, de Darmstadt et de Boulez. Berio va à la chair de la musique, et par excellence aux voix, et au plus profond des corps qui, à leur tour, plongent dans le passé des traditions et des peuples. Stravinski et ses Noces, Mahler et la musique populaire…
Berio, en effet, « révise » les genres musicaux comme la symphonie (Sinfonia). Par cette pratique, il tente également non pas un retour à l’originel, mais, en un sens benjaminien, une réactivation de l’origine en son surgissement ici et maintenant, et aussi depuis et dans l’avenir. Berio est de ce point de vue, qui n’est pas loin de se nier en une position absolue, un musicien qu’on dira « total ». Ce terme ne désigne pas seulement une grandeur, un rassemblement d’éléments, mais une opération de conjonction, de commutation, de variations et de transformations. Ainsi, la musique traverse ses créations comme un fil une trame. Une très nouvelle polyphonie peut naître à cet égard, par la collusion temporelle de passé, du présent et de l’avenir, du mythe, du populaire et du savant, du banal et du sublime comme dans Recital I for Cathy, dans les Folk Songs. Le « propre » de la musique réside dans son impropriété, affirmerait peut-être Berio, en soulignant tout de même cette propriété. Sous un autre angle, il revient au même de faire le constat dans l’œuvre de Berio d’une mise en abyme de la création et par conséquent de la musique. L’œuvre est analogiquement intelligible comme étant un multilinguisme musical. Et il n’est guère contradictoire d’avancer cette autre qualité, celle d’une musique de l’hétérogène, sachant que l’Un n'est que l’expression informée de l’hétérogène. Il en est ainsi pour la Sinfonia de 1960 et pour Coro de 1970. Alain Poirier, dans son ouvrage, note d’ailleurs à propos de cette dernière œuvre qu’elle forme le « point de convergence d’expériences passées et [une] nouvelle approche du multiple ».
Le philosophe en particulier sera passionné à la fois par ce livre et ce qu’il fait valoir de la pensée de Berio, car le musicien assume pleinement le statut de penseur au musicien, ce qui n’est que rendre à la musique elle-même cette fonction première, englobant le langage autre que verbal, mais un langage tout de même, et aussi la méditation, l’invocation, l’exploration de l’imaginaire, l’herméneutique, la construction formelle, etc.
Il faut repartir de « la mosaïque de Coro », selon l’expression parfaite d’Alain Poirier. L’œuvre en question assemble l’hétérogène, en réalité celle du monde, qui est monde et fait monde, à travers ses expressions dans les folklores, l’oralité fondamentale de l’existence, de la pensée et de toute forme de langage et de musique, les poésies, ici celle de Pablo Neruda (le rapport à une décision politique s’énonce franchement), tout cela, cet ensemble fait néanmoins l’unité et la continuité du monde, sa dimension relationnelle interne et, en même temps, car c’est décisif, son ouverture. Une ouverture, précisons-le, qui n'est pas, en tout cas pas exclusivement, un résultat, mais celle qui bée depuis le début et qui, en quelque sorte forme la bouche expressive du monde. « Œuvre ouverte », donc, comme pour faire le clin d’œil à l’ami Umberto Eco…
Déjà la mise en évidence de l’importance de la musique électronique avait permis de combiner les musiques et ses pratiques. Le mot fondamental de Luciano Berio est « inclusion ». Il traverse avec constance ses déclarations. Et qui dit inclusion marque son refus des exclusions. En témoignent les Commentaires sur le rock, les partitions à partir des Beatles, l’intérêt jamais démenti pour toutes les formes de musiques populaires. Coro signifie cela et d’abord le manifeste.
Alain Poirier a bien mis en évidence le refus par Berio de la tabula rasa, le manifeste en effet selon lequel rien de musical, donc d’humain ne lui est étranger. C’est que la continuité historique lui est apparue décisive, bien davantage que les vains soucis d’élaboration de langages nouveaux, d’où son refus terminal des sérialismes formels en tout genre. Il s’agissait de prendre acte de ceci, que la musique existe toujours déjà, depuis toujours, que le compositeur comme les peuples et leurs folklore enchaînent et sont en vérité des enchaînements et donc des chaînons dans le fil infini de la musique. De fait, toute musique est déjà interprétation. Coro ne sera que « l’inventaire personnalisé » de Luciano Berio. Sa langue inclut de si nombreuses langues, à la manière du Finnegans Wake de Joyce.
La grande seconde partie du livre d’Alain Poirier déplie amplement cet inventaire.
À l’égard de l’œuvre Coro elle-même, on se demandera toutefois, au-delà de l’intérêt savant, inépuisable et passionné qu’on peut lui porter, pourquoi une œuvre qui provient des peuples, on peut en effet le dire ainsi, est si peu populaire… Cette contradiction de la grande musique n’est toujours pas levée et se trouve devant tout compositeur, comme elle le fut pour Wagner et plus récemment pour Mahler.
André Hirt
Alain Poirier, Luciano Berio, Coro, Contrechamps poche, Genève, 2023
Un reportage sur Coro