Malgré tout le temps passé, dirait le naïf du village, mais on vient justement, personnellement, de ce dernier, on rencontre encore des livres qui n’ont pas été écrits ou du moins dont le contenu est à la fois d’une évidence qu’on peut dire confondante et d’une nouveauté éblouissante. Cet ensemble désigne un dispositif de vérité dans la réalité qu’il dessine.
Il en va ainsi de l’ouvrage d’Isabelle Kalinowski dont on gagera qu’il deviendra un travail de référence. On s’y instruit à chaque page, ce qui signifie qu’on révise ses certitudes, ses croyances et ses préjugés. En d’autres termes, un livre de ce genre vous transforme de part en part. Un tel bouleversement n’est donc pas seulement causé par la littérature ou plus généralement les œuvres d’art.
Et c’est bien de musique qu’il est question. Et pour une fois il ne s’agit pas d’elle en général ni de la musique de tel ou tel compositeur ou interprète, mais de l’écoute, qu’on dira radicale en ce sens qu’elle se trouve, à la lecture, dans la nécessité, de se réfléchir et d’admettre qu’il y a de « la musique » (appelons par cette généralité des sons, des instruments, des rythmes, des gestes, des intensités…) que nous n’avons jamais entendue ! Le problème qui naît de ce fait n’est pas encore ultime, car il s’approfondit par une mise en abyme, tout en se déplaçant dans le même temps en demandant : qu’entend-on au juste dans ce que nous écoutons là ? Et puis : qu’est-ce que nous ne supportons pas dans ce que nous percevons ? Qu’est-ce qui nous paraît curieux, étranger, et pour finir étrange ? Et comment se fait-il que nous puissions entendre ce qui ne s’entend pas, et inversement ? (Ajoutons que ces questions, auxquelles d’autres sont attachées, ne se posent pas seulement dans ce contexte à propos de musiques ou d’œuvres que nous ne connaissions pas, mais aussi à des musiques qui appartiennent au répertoire. Gageons également que ce sera un des effets majeurs pour le lecteur de ce livre).
(On ne peut donner ici une idée précise qui soit à la hauteur de la richesse de cet ouvrage, qu’il s’agisse des figures intellectuelles qu’il convoque, des perspectives théoriques qu’il embrasse, des analyses qu’il entreprend sur l’attention, le son, le yodel alpin selon Simmel !, l’harmonie, les rythmes du corps, les formes d’extase, les danses, etc. On se laissera aller seulement à quelques impressions de lecture et de lecteur…).
Il s’agit de musique, a-t-on noté, un peu vite d’ailleurs. Or c’est d’abord l’humain(s), que l’on orthographiera ainsi pour aller même au-delà de la multiplicité et de la diversité des peuples et des traditions, dans ce but autre de souligner, et de faire émerger dans leur expression, les voix qui composent l’humanité, que chacun peut entendre, au-delà de ses habitudes d’écoute, et que les savants que furent, au début du XX° siècle, Carl Stumpf, Georg Simmel, bien mieux connu, Max Weber, dont on ne finit pas d’essayer de prendre la mesure, le musicologue étonnant Erich von Hornbostel, auront tenté par diverses voies théoriques et matérielles, techniques et artistiques, de sauver, d’étudier, de faire renaître afin de féconder ce que humanité et sensibilité, expression et musique peuvent vouloir dire. Ces figures sont celles de savants, qui croisaient les disciplines, non pour donner lieu à quelque syncrétisme stérile, mais en ayant la préoccupation constante de penser leur spécialité, c’est-à-dire en la menant à autre chose qu’elle. Un savant est d’abord, on l’a oublié, mais c’est aussi son devoir, un penseur.
Concernant la thématique de l’ouvrage, on avancera qu’il existe ce qu’on appellera, et qu’on théorise ailleurs, une différence existentielle. Entendons ici seulement ceci : des pratiques sonores, musicales, en un mot expressives sur lesquelles la notion de sens commun bute. À savoir qu’un universel sensible se trouve de fait, dans un premier temps au moins, rendu impossible, en tout cas problématisé, alors que dans un second il peut se traduire de façon étonnante.
En effet, on entend donc l’inouï dans les musiques de peuples que Franz Boas a étudiées, bien sûr, mais d’abord l’inconcevable du point de vue de nos habitudes perceptives. De fait, devant l’enregistrement de musiques venues d’ « ailleurs », d’espaces et de peuples autres que ceux des traditions occidentales, le monde s’ouvre en quelque sorte. Nous découvrons que nous n’étions pas dans le monde ni même au monde. Ou que le monde se tenait pourtant là, au-delà de nos oreilles. Et il était aussi ce que nous n’entendions pas et à quoi, alors que l’occasion en était donnée à certains, aucune attention, donc pas la moindre oreille, n’était prêtée. On saisit immédiatement toute l’importance de ce déplacement qui constitue une véritable et donc radicale expérience, sans que pour autant on se place ou soit placé dans quelque voyage exotique – la question est en effet tout autre et concerne des enjeux qui ne sont en rien pittoresques. Et pour davantage le préciser, ce qu’on peut avoir l’occasion d’entendre par des sources aussi diverses sur le plan technique (les enregistrements !) que celles des musiques elles-mêmes, ne correspond en rien à nos critères de goût, à nos habitudes, en effet, mais aussi à nos dispositions nerveuses, physiques et physiologiques. C’est ainsi que sous nos latitudes, quelles que soient leurs différences ou ce qu’on prétend être leur importance musicale, seul le goût partage une symphonie de Beethoven, un air populaire, une chanson de Pauline Carton ou de Charles Trenet, ou encore de Johnny, et un morceau de Hard rock. Il n’en va certainement pas de même s’agissant de ces musiques – dont on pardonnera, c’est néanmoins une faute majeure, qu’on ne les énumère pas ici (même l’ouvrage d’Isabelle Kalinowski se doit de renvoyer, on le présume, à un futur autre ouvrage qui présenterait autant que c’est possible, un catalogue, même provisoire, certainement aussi impossible, mais présentons les choses ainsi, à l’occidentale) –qui défient le jugement de goût.
Ouverture au monde, assurément, aux mondes même dans le monde, et s’impose aussitôt l’idée, à la lecture de ce livre passionnant de part en part, dans lequel on ne cesse, en béotien sur cette affaire, de s’instruire, qu’il s’agit, quant à la question de fond, de la manifestation. En effet, celle-ci s’avère inépuisable, ainsi se le dit-on en première approche, et puis on convient que c’est sa profondeur qui se présente et s’ouvre à nous, avec ses couches et ses cercles. Le monde, pour en rester à ce terme commode, dont on ne sait plus très bien ce qu’il recouvre puisqu’on en reste à la finité (qui n’est aucunement la finitude qui dans le langage, la pensée et les arts déploie son infinité) de la planète vue d’en haut depuis quelque station spatiale, trouve sa troisième dimension, celle qui lui permet de sortir de la surface qui n’en possède que deux à laquelle on le réduit. À son écoute, on s’enfonce en lui et l’on découvre des voix insoupçonnées et donc inouïes. L’essence de sa manifestation tient à la multiplicité ou au concert de ses expressions. Le monde est sonore avant d’être visible. Au demeurant, visible il ne l’est pas ; sonore, il s’étend dans ses approfondissements, ses pénétrations qui sont en réalité des musiques qui viennent à nous, qui nous croyions, dans ce cas comme dans d’autres, les seuls et le centre de tout. La manifestation est l’expérience unique, presque magique, du multiple, pour faire usage d’un terme logique qui voudrait désigner la richesse et l’envergure de la palette sonore que les hommes ont produite.
On n’a pu que le comprendre : l’intérêt comme les difficultés de cette thématique très complexe sont innombrables. Évoquons seulement quelques points : d’une part, ce qui concerne la musique purement orale en ce qu’elle n’est pas écrite, qu’elle ne s’écrit pas avec nos moyens d’Occident ; d’autre part, le statut technique des enregistrements, c’est-à-dire de l’accessibilité, lorsqu’elle a eu lieu, et lorsqu’elle est encore possible, de ces musiques.
Toutefois, ce sur quoi se concentre pourtant le très riche d’Isabelle Kalinowski, et bien qu’il accorde autant que faire se peut à l’ensemble des questions qui se posent dans ce cadre, concerne les fondements de la perception. Les « gammes » sont-elles naturelles ou non ? L’harmonie, telle que nous l’entendons, est-elle partagée ? C’est, on l’a compris, la question de l’universel qui se trouve posée, au-delà de la réalité des différences qu’on ne saurait effacer. Partant, c’est ce qu’on peut appeler « la logique de la sensation » qui se trouve interpellée. Pas seulement s’agissant du goût, vers lequel nous nous projetons d’emblée bien trop vite, mais au préalable de la manière de sentir et de percevoir, dans les formes comme dans les contenus impliqués qui déplacent les schémas culturels et civilisationnels dans leurs habitus. On comprend aussi que la prise en compte de ces formes du sentir, du ressentir et de l’exister, décidément, excèdent le plan musical et en réalité comme en vérité le conditionnent. Au fond, se demande-t-on avec Isabelle Kalinowski, existe-t-il des lois de l’harmonie, et même des lois de la sensation, et disons-le, de l’expression musicale ? Si oui, la question de l’universel se refermerait avec assurance.
Mais ce serait sans compter avec ce qui apparaît sinon le plus important dans l’examen d’Isabelle Kalinowski du moins le plus intéressant, c’est ce que Carl Stumpf présente et problématise, à savoir ce qui relève des sonorités inédites, qui ne sont certes pas encore de la musique, mais sans lesquelles les musiques concernées ne seraient pas ce qu’elles sont. D’où l’importance en soi, sous cet angle que le livre mène à l’évidence, de la prise en compte du son en soi. Ce qui est révélé, plus profondément encore, c’est le cas de le dire, c’est en tout cas que le « monde » de l’harmonie voile ceux de la dissonance qui se trouvent au fond des cultures, des civilisations et de leurs expressions. Et c’est bien cela qui nous intrigue (et qui serait susceptible de reconsidérer de fond en comble ce que nous entendons, avec Nietzsche, par « dionysiaque ») et qui se trouve à l’origine de notre étonnement et par conséquent du problème au principe de l’ouvrage.
D’une certaine manière, car on est si prudent en cette affaire, par délicatesse d’écoute et de reconnaissance, lorsqu’on est en présence d’une musique, lorsqu’on y est attentif, d’une attention et d’une tension que le livre, avec Carl Stumpf, théorise, on (re)connaît ce qu’on ne se savait pas connaître. On est porté dans une direction qu’on aurait pu parcourir, qu’on a venant par une autre route, déjà, d’une autre manière évidemment, parcouru.
Les implications de cet ouvrage sont multiples, d’une grande fécondité philosophique, humaine, quasiment morale sur le plan de l’ethnologie. On ne parlera pas d’esthétique, car ça n’est nullement le sujet, sauf bien sûr pour les questions techniques. L’expression, la musique en général, c’est-à-dire partout, n'a pas pour finalité la technique, mais précisément l’adresse, la réception et par conséquent l’écoute. L’écoute est le fondement de l’éthique. C’est elle qui fait la continuité humaine à partir de « la mélodie du monde ». Car aller à l’autre, vers lui, en deçà comme au-delà des usages du langage, repose sur la capacité d’écouter. L’autre est de toute façon toujours loin, très loin, ailleurs, ici et partout, il se tient attentif à nous dans un autre monde que nous ne savons pas qu’en réalité nous partageons dans les deux sens si opposés du terme, sens qui n’est que rapport, donc le ressort ou la tension de l’écoute elle-même. C’est qu’il ne s’agit aucunement de voir, mais de tendre l’oreille pour que parler ait un sens, et c’est cela chanter : tendre l’oreille et rapporter ce qu’on entend. Et ce n’est qu’à cette condition qu’on aura la chance d’une levée d’un visage, celui d’autrui, devancé, ce que pré-sence veut d’ailleurs dire, et par conséquent dévoilé, par le dessin de sa voix que tracent ses intensités d’inflexion.
© André Hirt
Isabelle Kalinowski, La Mélodie du monde, Cité de la musique-Philharmonie de Paris, collection [la rue musicale], 2023, 15 €.
Isabelle Kalinowski présente son ouvrage, La Mélodie du monde :