Un accord et une vélocité intense se met en mouvement. S’agit-il de doubler le Temps ? De le dépasser pour qu’à l’intérieur de l’écoute une autre temporalité se fasse entendre, qu’elle s’étende dans ses propres confins, cesse d’être une ligne temporelle et devienne une multiplicité de conjonctions et de hasards, la défaite de toute certitude ? Kosmos de Peter Eötvös finit par rejoindre la disparité comme l’effacement, pour entrer dans d’autres espaces. Le piano semble s’appeler lui-même, être à l’écoute de ses disparitions, ses éloignements. Une ligne de fond ressurgit parfois, reculée, improbable, à moins qu’il s’agisse d’une planète visible de loin. Une spatialisation née de cette vélocité en tous sens est apparue. Des phénomènes surgissent çà et là, non dans la confusion, plutôt dans une suspension subtile, ponctuée de résonances et d’exclamations. La musique s’est faite paysage cosmique, un vrai tableau, c’est-à-dire un espace rythmé. Lentement, cela s’évanouit. Et revient. Avec douceur, échos, hésitations. Entre les notes, le vide se fait entendre, l’oubli percevoir. La « suite » de l’œuvre, même en gagnant en intensité, signe des disparitions probables, des étourdissements latents, déploie une respiration multiple. De temps en temps, cela se rassemble, ramène à soi cet éclatement délicat. Toutefois des suspensions demeurent ; des entrebâillements triomphent ; le vide se fait sentir dans la chair de l’auditeur. L’oubli devient soi, suspendu aux respirations haletantes de cette œuvre pour piano – ou deux. Un ou double, le piano dialogue en lui-même. Il avance avec une apesanteur presque sensuelle. N’était ce léger détachement que la musique opère et que l’instrument accompagne, tantôt de constellations, tantôt de masses épaisses. Le regard s’y perd, le corps étant dispersé. Le lointain devient familier ; l’infini la seule expérience possible – une acceptation du rien, un refus du détail, la nature dévoratrice du cosmos. Une note, quelques notes, la musique d’Eötvös fait ressentir une dissolution de l’écoute par une séparation des espaces. Elle rend toute distance immense et voisine, palpable et multidirectionnelle. Jusqu’au bout de Kosmos, le piano est l’outil de dessin d’une vision qu’aucune hauteur de vue ne vient contrarier ou reprendre pour une forme assimilable. Des grappes de notes dévoilent un repère qui n’est pas une cosmogonie, une étoile mourante ou une comète. Non, c’est une pensée de l’espace éprouvée par la spatialisation de la musique. Elle défait notre désir de linéarité d’une œuvre à laquelle se raccrocherait un discours. Se prononce ici la division de la pensée, sa volatilité, son effacement. Un corps défait de ses volontés s’éteint ; il accompagne son évanouissement et savoure en lui – si loin de lui – sa propre disparition.
Marc Blanchet
GrausSchumacher piano duo
Wergo