L’œuvre de George Crumb est marquée par le désir d’unir des espaces libres, majestueux et sauvages à une acoustique souveraine où la résonance prime. Alors que le cosmos est l’infini à rejoindre pour certains compositeurs (Prada, Eötvös, Messiaen), la musique de George Crumb agit plus simplement, peut-être à cause de son imprégnation américaine, qui privilégie l’expérience plutôt que le raisonnement. En ce sens, on y entend un amour du son également propre à Morton Feldman ou John Cage. La pièce pour orchestre Echoes of Time and the River (Echoes II) ne le dément pas : il y a de l’émerveillement dans ces œuvres. Nous les écoutons comme une manière à la fois spontanée et hasardeuse de se déplacer. Une sorte de main enfantine semble visiter les instruments ; une voix de même nature s’exclame devant les sons produits, s’enthousiasme pour un rien de mélodie venue dont on ne sait d’où. La beauté de cette écriture est dans la délicatesse avec laquelle elle se prononce. Une délicatesse d’une diction chaleureuse et maladroite, à l’image des premiers pas de l’infans, qui ne connaît dans la chute que la part inséparable de la marche, et n’a pas à l’esprit les plaisirs d’une conquête ou d’une satisfaction narcissique. Les emportements de Echoes of Time and the River (Echoes II) avec leurs coups de cymbales qui gagnent en énergie parmi les exclamations des percussions, frôlent parfois des accents mélodiques, comme peuvent l’être des rivières sous la terre. Des scintillements, des pincements, des grattements de corde, se dessinent dans l’air. Néanmoins une aimable dégringolade se fait ; les instruments se meuvent dans leur propre espace, leur propre sensibilité – un lieu de récréation qui vaut comme monde. Pas d’austère musique des sphères : la musique de George Crumb réunit une pluralité d’individus – loin des normes démocratiques. Aucun vote pour se faire entendre, plutôt un son commun né des aspirations de chacun. L’Autre n’est pas la saisie d’une pensée ; c’est un compagnon de jeu en dehors des jugements et des sanctions. Tout s’étend dès lors, se multiplie d’une même voix. Aussi cette musique est-elle soumise aux métamorphoses les plus simples, aux expressions les plus crues. De même, elle est séduite par un langage à venir, qui ne trouve forme qu’en des exclamations brèves, jamais grossières. Nous aimerions être ces mains sur le clavier, ces percussions, ces sons cristallins, ces expirations des bois, cette clarté en cours. Cet art du temps est un jeu. Ces souffles, ces sifflements, créent progressivement un espace sensible, peut-être inquiet, où l’innocence le cède à la fragilité, les murmures à de légères oppressions. Chaque son devient un pas de loup ; la chair de l’auditeur éprouve des frissons. La musique est traversée de discordances, de frottements, de grondements sourds. Quel est ce Temps ? L’enfance perdue parmi ses songes, qui ne parvient plus à retrouver la voix maternelle, sinon son expression déformée, joueuse, perverse ? Le titre éloigne cette hypothèse. La deuxième partie s’intitule « Remembrance of Time ». Nous sommes dans un soulèvement qui est celui d’une mémoire divisée, d’un espace corrompu. Le pouvoir de cette musique est d’alterner des avancées subtiles, des fascinations sonores, en les croisant à une ironie presque palpable. Comme si tout était à l’œuvre pour défaire le charme et donner au Temps une force devant laquelle penser est superflu. L’œuvre devient la sédimentation de ces échos, un rituel qui change l’enfance en ivresse, le cosmos en règne insondable. Les voix soupirées deviennent presque des cris dans la troisième et dernière partie (« Collapse of Time, Last Echoes of Time »). Il ne s’agit pas de déduire ou d’entrer dans la communauté d’un langage. Proche des inquiétudes soupirées du Concerto pour piano de György Ligeti, cette œuvre pour orchestre parvient, autrement, à dénouer l’espace pour se transformer en des mondes multiples, avec une exacerbation qui dépasse l’inquiétude, arrache le cœur du Sacre du Printemps pour le porter à sa bouche. Aucuns sacrifice, prêtre ou cérémonie visible. Le Temps en personne est sur l’autel, dépecé, à coups de crotales et de cors. Il est colère et libération, injonction et confusion. Écrire de la musique n’est pas affirmer un art du temps, le faire surgir pour que nous l’accompagnions en paix. S’il existe dans la musique de la compassion, de l’apaisement, une clarté qui par ses symétries et ses élévations créent un monde exemplaire (Monteverdi ou Bach), les compositeurs nés au siècle précédent et au nôtre, héritiers volontaires ou non du Romantisme, ne sont plus dans l’affirmation d’une union pleinement incarné du corps, de l’âme et de l’esprit. Ils sont dans une Modernité en proie à des séparations où la musique peut se détacher de toute représentation visuelle, demander pareille mutation à notre pensée, en lui intimant de savoir vraiment sur quels éléments elle fonde ses raisonnements, et en la questionnant sur la pertinence de ces mêmes raisonnements. Les murmures, exhalaisons, puis, au final, sifflements d’Echoes of Time and the River (Echoes II), contrarient de manière claire notre éventuel désir de soustraire la musique d’elle-même pour lui faire rejoindre le sempiternel mythe d’un classicisme revenu. La musique de George Crumb, moins soucieuse de diction que celle de György Kurtag (quoique tout aussi encline à déjouer les raisonnements établis) privilégie une progression où la sonorité aligne des merveilles, où la voix atteint sa vérité hors d’une séduction lyrique, où l’orchestre est un monde libre. On y circule à son aise, joyeux ou pas. Peu importe. Si nombre de sentiments nous sont dictés dans notre existence, ici ils se libèrent, ils s’affranchissent parmi d’innombrables contrastes et soudainetés. Le froid souffle le chaud et vice-versa. Une pensée naît dans ses inexactitudes, ses hypothèses, ses reptations et ses morsures. L’idéal en quelque sorte.
Marc Blanchet
The Louisville Orchestra, Direction Jorge Mester, First Edition Music
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Photo : domaine public.