Muzibao propose à celles et ceux qui le désirent de commenter à leur manière, dans la forme qui sera la leur, le propos de Ludwig Wittgenstein qui suit et qui a déjà fait l’objet d’une publication sur le site, ne serait-ce qu’en en corrigeant la traduction. Toutes les propositions de qualités sont les bienvenues, y compris celles émanant de vos connaissances ou personnes amies dont je ne possède pas l’adresse.
Réfléchis à ceci, que plutôt qu’en une pierre tu sois métamorphosé en un gramophone.
(Denk Dir, statt in einen Steinen würdest Du in ein Gramophon verwandelt.)
Ludwig Wittgenstein,Betrachtungen zur Musik, [considérations sur la musique], Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2022, s. 38.
Muzibao a commencé la série des publications par un extrait d’un texte que je viens de consacrer à cette phrase de Wittgenstein.
André Hirt
Aujourd’hui, cinquième contribution, celle d'Olivier Koettlitz
C’est tout réfléchi. On choisira la pierre et la poésie supposée muette du minéral aux sons d’un appareil dont certains modèles, tel le « Victor V », présentent un pavillon exubérant qui n’est pas sans évoquer l’épanouissement, frisant l’indécence, d’une fleur ou de quelque coquillage provoquant, à l’orifice démesurée. L’alternative qui n’est pas sans laisser sourdre une sorte d’injonction semble évidemment conférer a priori au gramophone le beau et bon rôle, celui de la voix, du chant et, bien sûr, de la musique, quand la pierre reste du mauvais côté du silence obtus, de la froideur sèche ; son obstination bête, au vrai son idiotie, n’a pas les charmes du chant, elle demeure irrémédiablement sur le versant « des force élémentaires, anonymes, irresponsables qui, enchevêtrées, composent la nature (1). » À la rigueur, on concédera à la pierre des propriétés qui l’apparentent aux techniques de représentation ; sous les meilleurs auspices, on lui reconnaîtra quelque « démence graphique » (p.1092).
Et pourtant, c’est bien injuste de laisser accroire que la pierre n’est que l’antichambre innocente du tombeau, c’est surtout trahir un déficit d’écoute déguisé en devinette métaphysique. Peut-être la mélodie des pierres est-elle la plus belle, surpassant le chant méphitique des Sirènes, au point paradoxal qu’il faudrait se réjouir de ne pouvoir facilement l’entendre comme on entend la musique sortie du gramophone — et de leurs nombreux avatars répandus quasiment partout. Comment Wittgenstein, qui s’y entendait en poésie (et bien sûr en musique aussi), n’aurait-il pas reconnu la juste beauté du poème orphique des Lithica qui narre l’histoire de cette pierre offerte à Hélénus par Phoïbos ? « On la traite, écrit Caillois, comme si elle était un tout jeune enfant, on l’habille, on la lave, on la berce jusqu’à ce qu’elle fasse entendre sa voix. » (p.1042)
En rester à l’idée si convenue que le règne minéral serait comme l’incarnation butée d’un temps antédiluvien, un temps sans temporalité, un temps où rien n’arrive, donc un temps sans-temps, si on peut s’exprimer ainsi, qui cependant ne serait pas ce hors-temps qu’est l’éternité, suggérer un tel poncif, c’est ne rien connaître ni reconnaître, par exemple, à « l’agate décidément rebelle à la moindre monotonie » (p. 1053) dont les ramages déploient des cercles qui déjà évoquent un instrument de musique fabuleux encore inconnu des simples mortels.
Une pierre, il faut non seulement la regarder, mais aussi se mettre à son écoute. Ceci réclame une véritable ascèse qui croise l’acuité des sens avec les puissances de l’imagination. Dans ces conditions seulement, il devient possible d’entendre dans tel quartz et jusqu’au « paroxysme ses vertus d’écho et de miroir. » (p. 1059), et dans cette autre agate « une sérénité qui s’épand et se reprend, qui respire. » (p. 1090.) Cette respiration de ce qui semble nier la vie, la caricaturer, c’est le cas de le dire de la pétrifier, ce mouvement donc n’est-il pas le prélude à quelque chose comme un rythme et, de proche en proche et par conséquent, à ce qu’il faut bien appeler une musique ou un chant à l’évidence immémorial ? Toute une orchestration hanterait ainsi le minéral pour qui se rend disponible à « l’appel du cristal » (p.1104.)
Dans ses Remarques mêlées, le même Wittgenstein conseillait à ses éventuels lecteurs de le lire « lentement ». Appliquons à son extravagante hypothèse ce précieux conseil. Ne nous précipitons pas, n’allons pas trop vite vers les séductions philosophiques et acoustiques du gramophone. Un peu de considération, d’attention et d’écoute pour les pierres ne saurait nous nuire tant nous vivons de plus en plus « dans le vacarme, dans le discours sans trêve ni virgule où s’engloutissent nos jours. » (p.1079.)
Olivier Koettlitz
(1) Roger Caillois, Œuvres, Quarto/Gallimard, 2008, p. 1044. (Toutes les citations renvoient à cette édition.)
Lire les contributions précédentes :
Anne Malaprade
Alexis Bernaut
Alexis Pelletier
Sara Intili
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