Muzibao propose à celles et ceux qui le désirent de commenter à leur manière, dans la forme qui sera la leur, le propos de Ludwig Wittgenstein qui suit et qui a déjà fait l’objet d’une publication sur le site, ne serait-ce qu’en en corrigeant la traduction. Toutes les propositions de qualités sont les bienvenues, y compris celles émanant de vos connaissances ou personnes amies dont je ne possède pas l’adresse.
Réfléchis à ceci, que plutôt qu’en une pierre tu sois métamorphosé en un gramophone.
(Denk Dir, statt in einen Steinen würdest Du in ein Gramophon verwandelt.)
Ludwig Wittgenstein,Betrachtungen zur Musik, [considérations sur la musique], Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2022, s. 38.
Muzibao a commencé la série des publications par un extrait d’un texte que je viens de consacrer à cette phrase de Wittgenstein.
André Hirt
Aujourd’hui, sixième contribution, celle de Marc Blanchet
Les pierres ne sont pas muettes. Il n’y a que nous pour les exclure du langage. Dès lors, y aurait-il quelque parole à recueillir auprès d’elles ? Peu de chance d’entendre un murmure. Les pierres sont en accointance les unes avec les autres. Elles vivent en relation avec leurs voisines, la faune et la flore, sans oublier l’eau, le vent, le ciel et les étoiles, si lointaines. Les pierres frémissent, différemment de nous ; elles vibrent sans que nous les sentions, surtout ne nous parlent pas. Intègres, elles résistent à nos prétentions. Le monde minéral ne raconte aucun fracassement originel. Inaudible, sa massivité nous déstabilise.
N’affirmons rien. Nous sommes également en relation avec les pierres. Nous les tenons dans nos mains. Nous nous allongeons dessus. Nous les disposons dans des jardins pour d’étranges compositions. En proposant à ses semblables une métamorphose de la pierre en gramophone (et dans l’ignorance de ne pas en savoir plus sur cette citation et sa possible contextualisation), Ludwig Wittgenstein nous lance un défi, voire une sourde injonction. Changé en pierre, l’homme aurait à dire des choses (« réfléchis à ceci »). Changé en gramophone, des pensées inédites lui viendraient à l’esprit – et peut-être se feraient entendre.
L’existence se présente à nous sous la forme d’une spirale. Ce qui nous advient est unique à chaque instant. À nous de saisir, de comprendre, d’incorporer. Une spirale signifie que rien ne demeure à équidistance, dans le même périmètre, comme un cercle. La chose vécue ce jour, si elle se présente à nous une deuxième fois le fait autrement. D’ailleurs, nous la pensons à l’aune de son premier passage, puis d’un deuxième, puis d’un suivant, jusqu’à ce qu’une sédimentation propre à l’expérience nous la fasse considérer dans ses changements, les mêmes qui, en nous, ont pu l’assimiler, la perdre, l’ignorer. La chose vécue, ou à vivre, acceptable ou refusée, continue à paraître devant nous. Seulement, la spirale l’éloigne d’un point central, nous-mêmes. Si nous caressons l’espoir de l’embrasser encore du regard, elle est devenue l’objet d’un lointain qui nous la fait regretter.
Un gramophone tourne rond. Et, pour une platine vinyle, à une vitesse variable selon l’enclenchement de la manette de sélection. Le terme français « 33 tours », LP en anglais (long play), dit le tour à la minute de cette invention au mécanisme double : celui actionné en dessous de lui, dans la platine, et ce « bras de lecture » pourvu d’un « diamant » dont la qualité minérale permet de « déchiffrer » et faire entendre l’objet en question (je parle du mode de lecture vinyle, auparavant c’était « juste » une aiguille). C’est une expérience d’écoute. Elle passe par d’inévitables, et souvent attentives, manipulations. Supplantée par le disque compact, elle pourrait relever du passé. Non, elle est de nouveau en vogue, non sans fétichisme.
Qu’un homme-pierre choisisse de devenir un homme-gramophone permet de dire que la pensée est partout, qu’elle se prononce dans tous les corps. Le philosophe ne parle pas d’un silence de la pierre. Il invite à penser une « métamorphose » en gramophone plutôt qu’en pierre. Un choix qui vaut comme hypothèse. Il s’agit d’expérimenter cette manière de tourner en rond, qui ne soulève rien comme un potier le fait avec la terre jusqu’à former un bol, mais qui, par ce mouvement sans écart, délivrera peut-être une parole, une pensée nouvelle.
Au sujet d’un vinyle, nous convoquons un vocabulaire propre à l’expression vocale. Il parle, chuinte, crache ou craquèle. Avec un vinyle posé sur une platine, nous confondons l’objet et l’écoute : ça craque, fait de multiples sons, sans oublier l’électrostatique. Un tel monde d’onomatopées ne peut être retranscrit. Certes toute écoute n’est pas bruyante ! Le bruit du sillon emprunté par le diamant s’impose toutefois. Un léger bruit de fond dont on ne sait plus s’il vient du disque ou de la musique. C’est là que la mémoire entre en jeu. La technique est venue se confondre à la musique – devrions-nous dire à l’art ?
Si l’image photographique ne fait pas de bruit, ou si peu, entre les doigts, elle ne contient pas moins, à la voir, la regarder, une foule de bruits. Le disque vinyle, lui, ne cache rien. Il dévoile d’emblée une foule de bruits. Sont-ce vraiment des bruits-parasites ? Ils n’appartiennent pas à la musique mais s’y entremêlent, pour parler (chanter ?) d’une même voix. Le numérique a mis tout cela à distance, pour un autre type de fétichisme, une sorte de pureté enfin atteinte, une mémoire au débarras au profit d’une pure immanence, un silence qui pèse de n’être pas audible. Le vinyle fait entendre une musique plus « signifiante ». Sinon c’est la musique des concerts, ou celle des amateurs.
Le vinyle dit la fragilité de la musique à travers un objet mécanique alors qu’elle est posée, déposée, sur de solides assises. Être métamorphosé en gramophone, c’est éprouver tout cela – devenir une matérialité de la musique grâce au souffle du microsillon, une musique chargée de mémoire qui se prononce à partir d’une matérialité. Avec ses accidents, ses craquements. Et une autre matière propre à la mémoire : la poussière. Si l’arpentage du passé agace tant nos contemporains, c’est pour cette poussière qui est la trace du temps à même la surface des choses.
La poussière n’épargne personne. Elle s’extrait aussi de nous. Comme si la pureté de la mémoire était impossible, qu’il y avait toujours de la perte, des éclats – des peaux. Ces petites peaux grattées par ennui ou inquiétude, ou tout bonnement perdues comme nous perdons notre pilosité. Ces peaux à la surface de notre vie, séparation sensible avec le monde extérieur, atteintes comme les disques par des rayures, comme la langue peut l’être par des bégaiements.
Ne sommes-nous pas poussière ? Un dépôt est à l’œuvre dans la mémoire. Il est visible par la poussière et s’incruste dans les disques. Si nous manions avec attention ces sombres objets et les nettoyons, quelque chose d’inéluctable continue à se dire dessus, aussi opaque qu’une nuit, aussi immobile qu’une pierre épargnée par la gravité.
L’expérience que nous avons du passé a pris un nouveau sens depuis les guerres et les exactions du vingtième siècle. Nous vivons désormais parmi des archives, ce qui ne signifie nullement une disparition de l’inconnu, de ses manifestations, je dirais même de sa fraîcheur. Toutefois, la littérature regarde vers le passé pour se distinguer elle-même. Elle a besoin de s’y mesurer, de s’éprouver dans des formes mémorielles au-delà de la distinction des genres, afin de s’essayer autrement. D’où l’importance des livres de W.G Sebald, ce cheminement éclairé parmi les décombres. Nous visitons le passé à travers des documents et réalisons que nous en sommes la ligne de fuite. Nous le voyons en spirale : il se donne à nous, nous échappe. Si nous ne l’accueillons pas, il sera définitivement lointain. Ses forces de vérité et de partage seront en quelque sorte « révolues ».
L’homme-gramophone aurait à vivre une expérience singulière. L’équidistance impossible de la spirale prendrait fin. Elle se substituerait à une profondeur. Il n’y aurait plus à saisir, juste descendre, s’enfoncer dans les couches d’une sédimentation sans fin, comme les pierres dans leur densité. Nous pourrions simultanément non pas rejouer le même air mais admettre l’éloignement, sinon la disparition, des choses survenues dans la spirale, en nous nous approfondissant dans le même mouvement. Une circularité en expansion s’établirait autour de nous (la spirale), elle serait enfin admise, peut-être aimée ; une écoute sans cesse renouvelée éviterait la redite pour un enfouissement dans une connaissance plus subtile (le disque et par là-même le gramophone).
Le gramophone avec son pavillon, la platine-vinyle avec ses enceintes, disent combien nous devons laisser se déposer sur nous un diamant inconnu pour être lus. Non seulement penser (le « réfléchis » de Wittgenstein), également être lus. Quels sons allons-nous émettre ? Serons-nous muets comme la pierre le semble ? Aussi denses qu’elle, aussi profonds en quelque sorte ? Si nous devions, ou pouvions, être toutes et tous changés en gramophone, une parole autre se ferait entendre. Peut-être finirait-elle par rejoindre l’ineffable de la musique. Elle serait traversée de craquements, de sursauts. Elle admettrait la poussière sur sa face, à épousseter au moment de l’écoute. Mais qui la lui enlèverait ?
Marc Blanchet
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