« Lou Reed et toute la bande du Velvet avaient vu ce que nous
sommes devenus aujourd’hui. » (p.11)
La facture du livre, ou si l'on préfère le design du produit proposé par les Éditions de la variation, est d’une sobriété d’emblée remarquable. Celle-ci contraste autant avec le titre The Velvet Underground, qu’avec le sous-titre « le son et l’excès », titre et sous-titre qui même — ou peut-être surtout — pour un auditeur occasionnel du Velvet ne manquent pas de sonner comme une redondance, tant il est évident que ce qui sourd à la première écoute du maître-album, The Velvet Underground & Nico, est un mélange tendanciellement assourdissant du bruits divers, de sons stridents, d’instruments qui s’effilochent, de voix sépulcrales qui, pour le moins, signalent qu’avec cette œuvre de musique quelque chose de nouveau arrive dans le champ de la musique dite « pop-rock ». À cet égard, le morceau inaugural (Sunday Morning) de l’album est d’une perversité rare, révélateur de l’esprit décadent qui règne en ces temps-là autour comme dans la Factory. Cette entame répond autant à des exigences esthétiques que commerciales, au point — et c’est là aussi une spécificité dudit esprit — qu’il est quasi impossible de séparer les deux impératifs, l’artistique et l’économique étant comme l’envers et l’avers d’une même pièce que le diabolique Andy Warhol s’est toujours évertué à surtout ne jamais distinguer nettement.
C’est en effet bien joué, sur le plan artistique (disons émotionnel) comme sur celui de la capitalisation du désir que de commencer l’écoute du disque (ce qu’on peut éviter aujourd’hui étant donné les conditions de production et de diffusion d’écoute, au moins depuis la commercialisation des CD) par un morceau qui a tout d’une berceuse, avec la voix pour une fois presque rassurante de Lou Reed, quand ce qui va suivre sera plutôt caractérisé par des ambiances froides, voire glaciales comme la beauté et la voix de l’énigmatique Nico, une instrumentation poussée parfois aux limites de l’audible, des textes d’une cruauté inouïe — au sens premier du terme « cruauté » : tels quels, sans assaisonnement, en un certain sens dépourvus d’« esthétique ».
(Cette cruauté musicale et non seulement textuelle est en vérité une cruauté seconde ou retrouvée dans la mesure où elle ne va pas sans un travail de fond sur le matériau musical en tant que tel qui s’accommode même parfois d’une certaine sophistication dans le laboratoire d’élaboration des morceaux. De ce point vue, The Velvet Underground & Nico propose une conception résolument moderne du fait artistique en général et musical en particulier. Si en effet on considère comme « moderne » une façon de faire de l’art qui ne donne pas le change esthétique en séduisant le public ou l’auditoire en lui proposant de belles apparences offertes la délectation et au jugement de goût qui ne manque pas de l’accompagner nécessairement, mais qui au contraire attire l’attention sur le matériau spécifique d’une œuvre (comme Manet en a donné l’impulsion, notamment avec son Olympia), alors le Velvet est moderne absolument. L’écoute d’un morceau comme Run Run Run, qui joue avec et sur un éventail de sons et de bruits, force notre perception à se rendre disponible au fait du fait musical pour ce qu’il est, sans enjoliver sa composition. Il n’est plus question de réaliser de la belle musique et Lou Reed pourrait reprendre à son compte le mot de Jean Genet affirmant dans son Journal du voleur ceci : « Je décidai de vivre tête baissée, et de poursuivre mon destin dans le sens de la nuit, à l'inverse de vous-même, et d’exploiter l’envers de votre beauté. » Les productions du Velvet ne s’inscrivent pas dans l’horizon d’attente d’un auditeur d’abord soucieux de son confort. Nous avons bien plutôt affaire à une musique juste et/ou juste à de la musique pour ce genre particulier qu’est le pop-rock ; on quitte les rivages labellisés, auditivement corrects, convenus sur le plan symbolique, de la consommation musicale pour s’aventurer dans le réel du son, d’où cette présence de l’excès sonore dans différentes directions jusqu’aux limites de ce qui reste audible tout en flirtant avec les affres de la désorientation perceptive. C’est à ce prix qu’on peut parler d’une ex-périence musicale.)
La première de couverture, revenons-y, du livre de Massimo Palma, traduit avec bonheur de l’italien par Manuel Esposito, retient le regard en effet d’abord par cet effet de contre-pied pris à l’égard d’une doxa attachée au Velvet Underground et à sa légende noire aux accents funèbres. L’opinion, sur ce point comme sur d’autres et, on le sait, c’est là sa force et sa faiblesse ou sa limite pour l’intelligibilité des choses, n’a pas complément tort. Lou Reed et son orchestre généreux en « persécutions sonores » (p. 10), ce n’est pas a priori destiné au repas de communion du petit ou au bal de la mariée. Cependant, au-delà ou plutôt en deçà (puisqu’il s’agit d’Underground et donc, d’une manière ou d’une autre, d’une affaire de sous-sol[1], d’adyton profane et saccagé, du devenir squatte de quelque crypte) des clichés on trouve, après l’avoir découvert, ce que précisément Massimo Palma effectue, une affaire autrement plus nuancée qui intéresse rien moins que la philosophie avec ses enjeux anthropologiques.
La démesure qui fait, entre autres, la signature du Velvet, est bien sûr au cœur de ce bref essai suivi d’un précieux entretien avec l’auteur. Cette hubris à l’œuvre aussi bien dans les productions musicales du groupe que dans son attitude, sa position dans l’existence ou sa « forme de vie », comme on voudra dire, est toutefois grosse d’enjeux qui dépassent, et de très loin, ce qui fait le chiffre d’affaires des magazines à sensations et des biographies paresseuses. Ce sont ces enjeux que l’auteur examine avec une rigueur et, là aussi, une économie dans l’écriture qu’on ne peut qu’apprécier. Le philosophe ne descend pas au sous-sol comme on irait au back-room ; il ne s’agit pas de s’encanailler en pratiquant le genre parfois douteux de la pop-philosophie, « la culture philosophique n’est jamais haute par définition, précise M. Palma, (…) elle ne s’occupe pas de la partie « haute » de la culture ou même de la société, mais des principes — et les principes sont en bas. Il s’agit des éléments. » ( p. 84. )
Cette descente aux principes ne peut s’effectuer sans méthode, de façon sauvage et brouillonne sur le strict plan de la pensée. Le fil d’Ariane sera ici rythmé par cinq signifiants, cinq balises sémantiques élevées au sérieux du concept : « travail, contrat, épopée, fête, responsabilité ». Cinq mots, donc, dûment médités pour éclairer les nuits blanches du cas-Velvet. Quelques éclaireurs sont aussi requis, ainsi Gilles Deleuze, le Deleuze d’avant Deleuze-Superstar, celui qui en 1967, c’est-à-dire l’année même de la sortie de The Velvet Underground & Nico, publiait aux bien nommées Éditions de Minuit sa Présentation de Sacher Masoch, avant précisément qu’il ne devienne le chantre de la pop-philosophie, alors que son parcours ne s’y réduit certainement pas. Hegel, Élias Canetti et surtout Walter Benjamin (plutôt que Adorno, indécrottable grand bourgeois, penseur assurément de haut vol mais limité par son incapacité à prendre vraiment des risques) entrent aussi dans ce compagnonnage dont la motivation principale semble être de montrer que ce groupe sulfureux entre tous représente à la fois la signature et le symptôme d’un (non)monde où l’économie avec ses contradictions et ses monstres est désormais souveraine — on va y revenir.
Le mot « marge » s’impose ici en toute légitimité. Le Velvet n’est pas qu’une formation musicale de plus, et certes avec laquelle l’histoire de la musique pop-rock ne peut pas ne pas compter, comme il y en eût d’autres à cette période particulièrement féconde en expérimentations de toutes sortes donnant quelques bijoux musicaux, parfois aussi fulgurants qu’éphémères. C’est que le Velvet s’impose sur le plan musical comme sur celui des mœurs, l’un n’allant pas sans l’autre, puisqu’au-delà du seul style de musique, c’est toute une façon de former son existence — une « forme de vie » donc — en l’exposant aux difformités qui est impliquée d’emblée par cet hapax dans l’histoire de la musique moderne. Lou Reed et sa bande peuvent bien être qualifiés de marginaux si être à la marge consiste rigoureusement à toujours entretenir un rapport risqué aux normes dominantes tout en pratiquant à l’égard de celles-ci un pas de côté permanent, méthodique et, sur le long terme, forcément épuisant. Coller à la règle pour l’user comme une corde qu’on s’évertue à limer jusqu’au dernier fil qu’on se refuse d’achever comme pour en prolonger le cri ou l’agonie, voilà un éthos qui suppose en effet tout un travail qui — c’est le prix à payer — ne peut que cultiver le déséquilibre et frôler, pour le moins, la décomposition tout ensemble irréversible et irrémédiable de la musique, on l’a rappelé, mais aussi des existences qui ont contracté une sorte de pacte faustien avec cette musique — et avec son mentor, le fuyant Andy. Si on pose que le phénomène musical radicalement pensé n’est jamais à proprement parler que ce qu’il semble être, à savoir justement une pratique esthétique innocente, mais toujours déjà un style de vie, un éthos ou un art non esthétisant de vivre sa vie, alors et alors seulement ce qui advient avec le phénomène énergumène Velvet Underground doit être identifié comme un cas de monstruosité éminent. « Ne reste que la vie, des corps usés et monstrueux conclut M. Palma. La marge, toujours, et pas de leçon à en tirer (p. 71)
Est-ce bien sûr qu’il ne faille tirer aucun enseignement ou leçon de cette comète venue d’un fond sans fond ? De « leçons » à strictement parler peut-être pas, en tout cas pas seulement une leçon de nihilisme, mais certainement une paradoxale lumière, entre le « soleil noir de la mélancolie » de Nerval et le Dark Side of The Moon des Pink Floyd, un astre noir qui continue de nous envoyer avec la plus cinglante ironie sa blanche lumière vulnérante comme un shoot fatal — White Light/White Heat. Car ce qui fait le monstrueux si spécifique du Velvet, c’est qu’il concentre jusqu’à l’explosion le Mal de nos « sombres temps ». Cette gangrène, qui n’a fait que croître à une vitesse démente depuis la sortie de l’album de 1967, tient tout entière dans le devenir-marchandise de toutes choses, ce que précisément rend criant le son hors de lui du Velvet et qu’analyse avec précision et concision l’auteur de ce bref essai. L’excès est en vérité celui d’une époque qu’une économie souveraine, littéralement obscène excède de toutes parts. Il fallait bien que le son en vienne à rejoindre la tératologie pour exprimer tous les double bind — qui, comme l’ont montré les membres du Collège Invisible, sont autant de « méthodes » pour rendre les gens complètement fous — d’une séquence historique dont on ne voit pas le bout. Par conséquent, on ne s’étonnera plus guère qu’au sein du Velvet les incompatibilités logiques, symboliques et pratiques aillent ensemble, « non seulement des subjectivités anormales, gigantesques, fulgurantes, des fracas extravagants, étudiés, mais aussi la loi et la transgression, le capital et la révolution, le laisser-aller et le contrôle total. » (p. 69)
Ce sont les principales composantes du capitalisme en passe d’être délesté de toute régulation politique, livré comme un chien fou à sa propre démesure originelle et structurelle, que le son du Velvet fait entendre en cette fin des années soixante. Et sa capacité d’écart, sa puissance de dérivation, est considérable quand on pense que ce groupe trace sa « ligne de fuite » tandis que le mouvement Flower Power distille ses blandices avec un manque sidérant de lucidité ou tout simplement de bon sens. Le règne absolu de la marchandise a produit des monstres qu’on ne peut plus ne pas reconnaître. Le culte du travail, de l’argent, de la simulation systématique, du progrès, du désir sans sur-moi, tout ceci culminant dans l’empire de la valeur, voilà qui ne manque pas d’engendrer des difformités anthropologiques ; ainsi, pour ne citer qu’un exemple, faire croire que la fête est un travail (ou encore, que l’idéal d’une relation se résume exclusivement dans un rapport contractuel). Nous sommes bien au cœur d’un délire qui défie dans un mélange de cynisme et d’ironie toute articulation symbolique et fait voler en éclats les cadres de la représentation. En ce sens, Massimo Palma est fondé à écrire que « Lou Reed élabore une épopée éclatée et humoristique sur l’impossibilité de représenter deux totems capitalistes : le désir et la marchandise. » (p.49)
Que penser et que faire lorsqu’en plein âge technologique s’exhibe un dionysisme décomplexé, imbu et satisfait de sa vulgarité, pur de tout apollinien, sinon s’engouffrer dans « l’organisation de la pénurie », comme le remarquait, non sans une pointe de malice, Heidegger dès les années 30 ? Il reste qu’on peut toujours, en différant la catastrophe, réécouter ou écouter enfin à sa juste démesure The Velvet Underground & Nico, comme un alcool fort qui aurait bien vieilli. L’essai de Massimo Palma nous y invite qui montre que l’excès a ses vertus, singulièrement aujourd’hui, comme si le mal ne pouvait se soigner à défaut de se guérir que par lui-même. On se fera une idée bien pesée de ce téléphisme pour lequel, selon la légende, « le remède est dans le mal », en lisant le livre de Massimo Palma qui, par un biais inattendu, fait de l’économie politique et écoutant le Velvet Underground.
Olivier Koettlitz
(Youtube) Le début de l’album Venus in furs (1967) :
[1] Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski font l’objet d’une citation p. 23.