Muzibao propose à celles et ceux qui le désirent de commenter à leur manière, dans la forme qui sera la leur, le propos de Ludwig Wittgenstein qui suit et qui a déjà fait l’objet d’une publication sur le site, ne serait-ce qu’en en corrigeant la traduction. Toutes les propositions de qualités sont les bienvenues, y compris celles émanant de vos connaissances ou personnes amies dont je ne possède pas l’adresse.
Réfléchis à ceci, que plutôt qu’en une pierre tu sois métamorphosé en un gramophone.
(Denk Dir, statt in einen Steinen würdest Du in ein Gramophon verwandelt.)
Ludwig Wittgenstein,Betrachtungen zur Musik, [considérations sur la musique], Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2022, s. 38.
Muzibao a commencé la série des publications par un extrait d’un texte que je viens de consacrer à cette phrase de Wittgenstein.
André Hirt
Aujourd’hui, huitième contribution, celle de Siegfried Plümper-Hüttenbrink.
BRUITAGES & BROUILLAGES SONORES
(à partir de Piece for Accordion and Phonograph de Caroline Wilkins)
Porte-voix
À première vue un gramophone est un engin pour le moins loufoque, et qui ne manque pas de panache lorsqu'il fait une apparition filmique comme dans Zoo zéro d'Alain Fleischer ou Fitzcarraldo de Werner Herzog. Monté sur ressorts, muni d'une manivelle et d'un plateau tournant, il s'orne de surcroît d'un pavillon acoustique, d'allure florale et propice à faire vibrer des voix qui finissent par chuinter et chevroter sous un afflux d'oxygène. Si sa vocation fut de sonoriser un décor d'intérieur quasi muséal comme le décrit Walter Benjamin dans Enfance berlinoise, il prit son plein essor au cours de la guerre de 1914-18 où il dut subir une troublante métamorphose sur l'instigation de la firme Decca qui fut missionnée pour concevoir un modèle de gramophone sous forme d'une mallette portative, surnommée "the Trench Gramophon" ou "Gramophone des tranchées". Une cavité conique insérée dans le boîtier assurant en guise de "porte-voix" l'amplification comme mégaphonisée des voix. On l'envoyait à grand renfort aux troupes en plein carnage pour leur remonter le moral. Il est vrai que jadis on recourait déjà à la battue des tambours martelant les pas et au prurit des trompettes pour livrer l'assaut en plein champ de bataille. Si dans l'entre-deux guerres, le gramophone connut son envol, à l'instar de la télégraphie sans fil et de la téléphonie à distance, aujourd'hui il n'est plus qu'une relique d'antiquaire, et à ma connaissance personne n'a encore eu l'idée d'en user comme on le ferait d'un instrument de musique.
Jeux auditifs
À l'affût de tout ce qui s'ébruite en générant des bruitages sonores, la compositrice anglo-australienne Caroline Wilkins a toutefois élu un jour le gramophone comme un instrument à part entière, et qui ne nécessite en rien l'aide d'un instrumentiste pour parvenir à se jouer. En souvenir de son ancêtre le phonographe, inventé par T. Edison (qui croyait ferme à la possibilité d’un dialogue avec les fantômes), elle n'hésita pas à sonder ses ressorts et ses rouages, à explorer ses ressources acoustiques et scéniques, comme en témoigne sa composition (lien) intitulée Piece for Accordion and Phonograph, où deux instruments font leur apparition sous forme de deux sources sonores se diffusant en fond d'air, et qui semblent vouloir entrer en contact, tout en se tenant à distance l'une de l'autre. À leur écoute, on aura toute licence pour s'initier à des jeux auditifs qui ont de quoi tenir l'ouïe en expectative, tout en générant toutes sortes d'effets de bruitage et de brouillage dus à un mécanisme sonore. Si bien qu'un son phonographié ou gramophonisé, de par sa charge en vibrations parasitaires, peut virer en bruit, tout comme un bruit se révéler être sur la longueur d'onde d'un son. Il va sans dire que des troubles d'audition, voire des acousmies, sont à prévoir dès qu'on change ainsi radicalement de fréquences d'écoute comme nous y convie Caroline Wilkins. En acousticienne, elle ausculte le corps d'un instrument, sonde son souffle, tout en invoquant non pas tant sa sonorité musicale que sa pure "sonance" et ses facultés de résonance. En lui laissant ainsi l'entière initiative pour s'ébruiter, entrer en vibration, et se mettre à jouer de lui-même, un instrument a vite fait de se convertir en une source sonore s'infusant en fond d'air. Et sa pure sonance, qui fait du son une onde de propagation à longue portée, n'est pas sans éveiller en nous des réminiscences auditives remontant parfois jusqu'à notre vie intra-utérine où notre ouïe était déjà à l'affût des moindres vibrations sonores.
Souffles et Pulsations
Comme son titre l'indique, Piece for ...est à entendre comme pièce théâtrale, sous forme d'une performance mettant en prise deux instruments. Si l'Accordion semble s'apparenter à une sorte de "soufflerie", jouant en sourdine quelque courant d'air, et dont émane comme la buée sonore d'un souffle dès qu'il s'étire ou se contracte sous les mains de son instrumentiste, il génère aussi un Stromklang, une sorte de courant électro-magnétique, proche d'un bruit blanc s'infusant en fond d'air. Quant au Phonograph, il se met à jouer un bruitage rotatif, tournant en boucle, proche d'une pulsation cardiaque, tout en s’accompagnant du grésillement déclenché par la pointe d'une aiguille de lecture incisant les sillons d'un 78 tours. À la fin de la Piece, la pulsation du Phonograph laisse à son tour entendre brièvement un souffle, en alternant des inspirations avec des expirations d'air, avant de finir par rendre l'âme.
Ombre vocale
Invoquer l'esprit d'un instrument comme le Phonograph ou l'Accordion, en auscultant son souffle, en captant son bruitage cardiaque ou pulmonaire, en le transformant en une source sonore, n'est-ce pas s'adonner à une sorte de fantômachie au sens où l'entendait Jacques Derrida pour qui les fantômes sont doués de survivance par leur revenance. Ils se rappellent à nous, gardent souvenance de notre personne, et nous font signe par des transferts de pensées de nature quasi télépathique. À plus forte raison lorsqu'on leur prête en guise de "porte-voix" le pavillon acoustique d'un gramophone comme C.Wilkins s'ingénie à le faire. Tel un conduit auditif avec l'au-delà, n'éveille-t-il pas à la vie des voix défuntes en projetant leur ombre vocale ? N'a-t-il pas la sonance d'un engin funèbre, apte à invoquer des spectres ou célébrer des funérailles comme dans le film E la Nave va de Frederico Fellini où il fait son apparition avec la voix éthérée d'une Diva défunte, chantant son Chant du Cygne, alors que ses cendres sont livrées au vent qui les fait disparaître. À moins que ce soit le souffle phorique de son chant, comme murmuré d'outre-tombe, qui volatise ses cendres devant l’assistance de ses fidèles fervents en pleurs ?
Mutation
Figure-toi soudain, non pas changé en pierre ou statufié de pied en cap, mais phonographié ou gramophonisé avec ta voix inscrite de vive-voix dans les sillons gravés d'un 78 tours te la restituant "en voix- off " par le truchement d'un pavillon acoustique faisant office de porte-voix. Comme si finalement tout gramophone portait en lui un mégaphone, ce dont témoigne une autre composition de Caroline Wilkins intitulée "Arias for Phonograph and Singers " où trois chanteurs d'opéra tentent d'entrer en communication avec le pavillon acoustique d'un gramophone, en s'exclamant et s'esclaffant à coups de syllabes, tout en l'interrogeant comme on le ferait d'un oracle. Une des Arias, conçue sous forme téléphonique, donne à entendre la voix gramophonisée d'un chanteur d'opéra et avec laquelle l'un des trois chanteurs tente de communiquer en lui lançant véhémentement des appels vocaux et pour finir par chanter avec elle à l'unisson. Si bien qu'il sera parvenu par voie de contagion vocale à "se gramophoniser" lui-même, comme nous y invite Ludwig Wittgenstein en qui le logicien s'est toujours doublé d'un fabulateur n'hésitant pas à s'égarer en pleine fiction.
Note – Caroline Wilkins, née en 1953 en Angleterre, fit ses premières études musicales à Londres au Royal College of Music de 1971 à 1975. Elle séjourna de 1981 à 1987 en Australie où elle collabora en tant que compositrice à des projets du théâtre musical de Sydney. En 1987 elle amorça à Cologne des études de composition en compagnie de Mauricio Kagel. Depuis 1989 ses œuvres donnèrent lieu à maints concerts, ainsi qu’à des diffusions radiophoniques. Son activité de compositrice s‘étend de la musique de chambre au théâtre musical, tout en explorant les univers sonores qu’entrouvrent des instruments mécaniques ou les ondes électro-acoustiques.
Ses œuvres sont parues chez les éditions Ricordi et HUG & Co à Zürich.
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