Le clavecin de Scott Ross est animé par la tension d'un maintien à poursuivre jusqu'au bout. Un continuum dont toutes les composantes se succèdent de manière si fluide qu'elles semblent s'autoféconder. La musique s'engendre elle-même. Elle est une spirale de formes et de couleurs qui jaillissent puis se recourbent. Un déroulement irrépressible de variations qui se soutiennent de leur propre matière en recomposition permanente.
Il y a cette impression que c'est le clavecin – sa matière et son agencement interne – qui impose le jeu de variations. La musique n'est plus créée à partir de notes écrites sur une partition qu'il est nécessaire d'interpréter. C'est le clavecin qui devient la matière et l'orchestrateur de l’œuvre. Dès lors, le principe de variations qui fonde la musique devient un jeu d'exploration de l'instrument par lui-même.
Le jeu leste du claveciniste déchaîne les variations de manière si tendue et serrée que l'illusion d'une polyphonie éclate par instants. Elle s'apparente à l'écoute hallucinée de voix qui accompagnent comme des ombres sonores les notes jouées à l'orgue. Une histoire émerge –semblable à l'apparition d'un songe lors de l'écoute d'un conte autour d'une voix –qui appelle à sa suite le chant de l'orgue, et c'est une familiarité des formes qui est alors creusée. Et pour cause, Scott Ross était également un organiste averti.
Il joue l'urgence d'une transmission – un passage de pouvoir qui ressemble à un tour de magie – à travers la frénésie de l'enchaînement de ses doigts sur le clavier (les doigts eux-mêmes s'entendent penser les rouages de leur jeu-tour). Le clavecin et l'orgue prennent forme en se mirant mutuellement. Le mime associé au prestidigitateur. Ainsi, une unité de langages instrumentaux se façonne afin d'impulser la création d'une unité d'êtres, de modes d'existence. Des variations du jeu instrumental naît la possibilité d'une histoire singulière qui unit hommes et instruments.
Le clavecin offre une ligne nette de sons dont la plasticité permet d'accueillir quelques "micro-incidents" – ces stridences des sons qui ressemblent à une perte d'équilibre des doigts d'une touche à une autre, une « déprise », un décrochage – qui relancent le processus de variations en creusant d'autres destinations possibles. Là peut se jouer le caprice du claveciniste, expressément invité à participer à la création de l’œuvre. Cette plasticité communément reconnue, par ailleurs, à la musique de Bach, qui peut accueillir une variété foisonnante de transcriptions instrumentales.
Là peut également se jouer une transcription pour un instrument tel que le piano de Glenn Gould. Son jeu est une discipline attentive, qui s'auto-surveille, comme une infinie délectation. Survient alors énumération inlassable du temps qui dilate les écarts entre ses mesures. Comme si le pianiste désirait épuiser toutes les possibilités existantes du jeu instrumental. L'on ne rencontre pas ce silence qui s'entend par contraste avec le son et qui n'est donc pas présent dans l'écoute dès l'origine. De ce silence qui existe par contagion de présence. Car, ce qui se donne à l'écoute, c'est sa propre énigme, délestée de toute interférence parasite. Cela ressemble à une impressionnante confrontation avec une entité jamais révélée jusque-là.
C'est la virginité mythique du silence – cet espace dans lequel l'être est son seul témoin face à sa solitude, et où l'effort d'écouter est tangible – qui est disponible à l'écoute dans l'aménagement de ces instants dilatés. Il n'en résulte aucunement une écoute aseptisée, au contraire, celle-ci s'imprègne d'un savoir qu'elle interroge scrupuleusement. Gould effectue une exploration archéologique du silence des origines, qu'il sonde avec la minutie d'un orfèvre, la hantise du geste délicat. Et pour cause, ce qui se déploie, c'est ce savoir dans lequel les premières pensées humaines ont puisé afin d'appréhender et co-habiter avec le monde. En cela, plus qu'une possibilité d'histoire particulière, c'est une reconstitution d'histoires qui est à réaliser. C'est la nécessité de répondre d'un héritage qui ne se satisfait pas d'une transmission stérile, absolue. Il requiert la responsabilité de celui qui le prend en charge, et c'est toute la gravité de cette position qui s'incarne dans le jeu de Gould.
Sara Intili
Écoutes :
Les Variations Goldberg, Scott Ross : https://youtu.be/3yisAVGqYpo
Les Variations Goldberg, Glenn Gould (1955) : https://youtu.be/Cwas_7H5KUs