Le label polonais Dux propose régulièrement ce qu’on ne peut découvrir ailleurs. Et c’est avec beaucoup de curiosité qu’on s’est comme jeté sur ces quatuors de Reinhold Glière puisqu’on avait tellement hâte de les découvrir. Et l’on n’a pas été déçu. De la belle ouvrage, sans conteste, du cousu main, de l’effusion à volonté, en un mot de la musique qui s’écoute, ajoutera-t-on sans la moindre ironie. Le Quatuor Glière qui s’est manifestement nommé ainsi pour rendre justice à ces œuvres est sans doute sans concurrent actuel, mais cela ne l’empêche pas de se montrer, c’est là aussi évident, à la hauteur de cette musique, à telle enseigne qu’on entend un très beau disque, d’autant plus que la part de découverte et de curiosité guide l’écoute.
Ces œuvres révèlent, en tout cas pour le béotien qu’on est, une facette de la musique russe au tournant des deux derniers siècles (le premier quatuor date de 1899, le deuxième, car il en existe deux autres, de 1905, sans compter les autres œuvres de chambre, qu’on a également hâte de découvrir).
De Glière, on ne connaît sous nos latitudes à peu près rien. Qu’est-ce qui est joué, on l’ignore ? Mais on a nécessairement entendu une fois la fameuse 3° Symphonie, sans doute la plus longue de l’histoire de la musique. Elle non plus n’est pas sans intérêt. On veut dire qu’elle complète la palette du post-romantisme, et même d’un post-post romantisme, une sorte de sentimentalité au sens fort du terme, celui, mais fortement exacerbé, de Schiller dans Poésie naïve et poésie sentimentale, lorsque le sens dernier « sentimental » fait apparaître la dimension de part en part nostalgique de la création artistique, portant et emmenant avec elle toute pensée, et toute la pensée, par opposition à la sérénité du « naïf », cette harmonie perdue depuis les Grecs avec la nature, cette satisfaction d’être qui ne connaît pas l’aspiration vers un ailleurs et surtout dans un repli sur le passé.
On l’a compris, la fameuse « générosité émotionnelle » des Russes se trouve au premier plan, bien qu’assez remarquablement maîtrisée, comme classicisée, à la différence de Tchaïkovski et surtout, bien sûr, de Rachmaninov. Cette maîtrise est-elle à mettre au compte d’une intention musicale ou bien d’une discipline provenant d’un ordre autre, idéologique par exemple, on l’ignore même si l’on penche pour cette dernière solution. Certes, ces quatuors, il n’y a qu’à consulter les dates de leur publication, ne sont pas concernés par l’idéologie à venir, mais l’élément national déjà dans la forme expressive qu’on vient d’évoquer, une forme qui deviendra, information prise, nationaliste, et donc pour finir franchement idéologique.
(La vraie, la seule question, qui toutefois excède la musique elle-même et bien sûr le propos qu’on peut tenir ici, pourrait se formuler ainsi : mais de quoi au juste y a-t-il nostalgie ? quel est le contenu de la mélancolie ou de la tristesse des Russes, même celle que l’on voit, canalisée, tenue, chez Tchekhov) ? À moins qu’il s’agisse d’un ressentiment, construit depuis on ne sait quelle blessure. Ou encore d’une forme de psychose collective, d’une dépression pour dire très vite les choses et dont le suicide serait une forme privilégiée, elle-même expression impulsive de la pulsion de mort, sensible déjà en ceci que l’individu se voile sa condition, pourtant universelle, celle du néant qui habite chacun et qu’il faut mettre à sa place pour faire place à l’existence, en chargeant le collectif de traiter la question… On ne peut que comprendre à cet égard que la musique d’une part plonge au plus profond de la psychè et d’autre part des traditions. C’est au point qu’elle débouche, dans l’hésitation ou l’épuisement, soit, par un sursaut, à se transcender dans une forme supérieure (Bach, Beethoven et même Brahms, ce qu’en tout cas attendait et désirait Nietzsche), soit en s’abandonnant à un langage qui n’est pas le sien et qui en assèche la réalité, la vérité et jusqu’à la beauté).
On doit le reconnaître, et Thomas Mann ne s’y était pas trompé, lui-même instruit positivement et négativement et par Nietzsche et par Wagner, il n’existe pas de musique « pure », elle est toujours prise au moins dans un élan, alors elle relève d’une Idée, comme Beethoven par exemple, ou alors dans un mouvement de civilisation dont elle constitue à la fois le symptôme et comme le tournant (Wagner), ou bien encore dans une pente explicitement idéologique, ainsi que ce sera le cas avec Glière.
Mais pourquoi, une fois de plus, faire mention de ces éléments généraux et bien plus tardifs par rapport à ces deux quatuors à cordes qui inaugurent tout juste le XX° siècle ? Pour prendre acte, précisera-t-on, sur un cas précis, à propos de pièces musicales de premier ordre et d’un musicien de valeur, de ce qui arrive à la musique, de ce qui peut lui arriver, et de quelle façon. Un tel glissement, par exemple dans la symphonie, la nécessité de terminer de la manière la plus optimiste (un optimisme obligé, une humeur qu’on veut contagieuse et qui devient de ce fait idéologique, une sorte de méthode Coué de la politique), quand ce n’est pas dans le triomphe, est typiquement russe. Chostakovitch s’était rendu lui aussi à cette nécessité, qui fut une contrainte du pouvoir et de son idéologie, mais il savait quant à lui faire preuve d’une ironie grinçante au demeurant érigée en art, ce dont Glière fut incapable. Non pas manque de savoir musical, il est évident, mais par faiblesse sans doute, ou opportunisme, car il fut une sorte de musicien officiel de la période stalinienne (il meurt en 1956 !).
Et on entend tout cela dans une musique, car l’écoute est fondamentalement anachronique ! On entend ici cette musique en 2023, alors qu’il est certain qu’en ce moment on doit en bien des endroits, là-bas en Russie, brandir les grandes figures officielles du nationalisme, du stalinisme, de l’impérialisme, alors qu’il se déroule une guerre si scandaleuse. (Elles le sont évidemment toutes, celle-ci ayant toutefois pour elle le privilège de l’absurdité, et elle est en un mot minable comme leurs déclencheurs dont les soutiens même sous nos latitudes sont les images dérisoires, minables comme l’étaient ces personnages prototypiques jusqu’à nous de Dostoïevski, dans Les Démons en particulier. On suggérera que cette guerre conclut d’une certaine manière l’histoire de la Russie, qu’elle en manifeste, enfin, la vérité, c’est-à-dire l’apocalypse, celle du bolchévisme comme celle du capitalisme étatique illibéral. Le comique de Gogol se joint à la misère de Dostoïevski, et la figure assemblée est encore plus grotesque). En l’occurrence, il ne s’agit pas de la question de la « récupération » par une idéologie d’une musique, d’un créateur et de son œuvre, il s’agit de l’inverse, cette façon pour une création, même de très bon niveau, de propager l’idéologie.
C’est pourquoi il faut revenir à la source nationale, déjà quasiment nationaliste et d’en évaluer les causalités et les effets concernant la musique. On prendra en considération ceci, qu’il n’existe pas musique qui ne trouve sa source dans un folklore, un peuple, une tradition avec son histoire faite d’inimitiés et de cultes héroïques. Toutefois, au sujet de la Russie et de ces éléments mélodiques que rappellent les deux quatuors, de grande beauté au demeurant, on se demande si, plus tard, ces éléments ne sont plus considérés comme un matériau musical mais devant devenir, pour son usage propre, un langage politique. Ce passage, violent, du statut de matériau à celui de contenu idéologique trahit l’absence de distance au sein de la musique. Mais en ne cultivant plus pour elle-même l’inventivité mélodique, au fond le génie de chaque tradition et de chaque peuple, ce même génie se trouve perverti et s’épuise dans sa propre caricature comme on voit dans toutes les œuvres devenues officielles. C’est ce qui est arrivé même à l’Hymne à la joie de la IX° Symphonie de Beethoven, devenu un « signifiant vide » comme dit Adorno, propre à toutes les manipulations et tous les usages. C’est ce qui est advenu à l’Idée communiste, mais cette fois-ci non pas un signifiant vide, mais saturée, depuis son écrasement en platitude, d’idéologie bouffonne.
L’œuvre de Glière était prometteuse, ces quatuors en témoignent, elle est restée de qualité, mais par son inféodation elle se sera comme usée. Cette auto-dévalorisation, ou dégradation, ne concerne pas que la musique, mais la poésie, mais la philosophie elle-même (on songe, toujours concernant le stalinisme, à Maikowski et son poème « Lénine », à Lukàcs et à ses dérives réactionnaires concernant Joyce ou Beckett). Vient le désir, plutôt le fantasme de rembobiner une œuvre comme celle de Glière, de lui faire remonter le temps, de la retremper dans sa source et de la déployer à sa juste, et non fausse et mensongère mesure. C’est pourquoi ces quatuors méritent qu’on les écoute, enfin pour eux-mêmes.
© André Hirt
Reinhold Glière (1875-1956), String quartets n° 1 & 2, Glière String Quartet, Wladislaw Winokurow, violin, Dominika Falger, violin, Martin Edelmann, viola, Endre F. Stankowsky, cello, Dux 2022.