Tant que j’étais là-haut, face au piano, le pied droit sur la sourdine, les poisons du corps ne pouvaient pas m’atteindre. J’ai appris dès cinq ans, et à neuf pour toujours, que le monde visible ne représentait qu’une petite partie du tout. Au moins, il existait clairement autre chose que le malheur. C’était comme si nous étions tombés du royaume de la beauté et des formes pures pour atterrir là, et que nous ne sachions plus comment rentrer. Éveillés ou endormis, nous recherchions inlassablement dans notre mémoire appauvrie une trace de notre origine. Pour déverrouiller cette mémoire interdite, nous nous dessinions avec l’énergie du désespoir des portes, des formules, des clés, des lieux hantés. Nous rêvions de véhicules capables de nous transporter au-delà de l’horizon. Mais seuls quelques-uns d’entre eux pouvaient défier la pesanteur de la condition humaine. Le piano était sans doute le meilleur que l’on eût fabriqué. Même le Tchaika fatigué de la salle sous les combles avec le pouvoir de me faire parcourir au moins une moitié du chemin vers ce lieu inaccessible tant que l’on a un moi. Un bon de plus vers le soleil et je pourrais m’embraser, commencer à brûler – d’abord mes ailes de cire, puis mes doigts et mes mains, mon visage et mon cou, mon cœur et mes souvenirs – jusqu’à ce que chaque partie de moi-même se soit consumée dans le feu purificateur et que j’émerge de l’autre côté, enfin au complet.
Mais qui pouvait faire cet ultime pas ? Les êtres ordinaires, les fils d’Icare, tombaient invariablement à la mer. Moi aussi je tombais chaque fois après avoir joué des heures durant, et je me sentais nul et malheureux, tel un fantôme qui s’assombrit et s’avilit dès qu’il s’approche de la lumière.
© le choix de André Hirt
Nikolaï Grozni, Wunderkind, trad. de l’anglais France Camus-Pichon, 10-18, p.108-109
Vladimir Horowitz joue Vers la flamme, op. 72, d’Alexandre Scriabin