André Tubeuf et Strasbourg*
Je voudrais parler ici d’une personnalité à la fois très connue dans la ville de Strasbourg et, surtout à la fin de sa vie, comme critique musical, là où en réalité, avec le recul, je m’en rends compte seulement aujourd’hui, il parlait de la vie et de l’existence, de leur conduite, et développait, à présent qu’il a parlé et écrit non seulement à leur sujet mais des difficultés et des épreuves qui furent les siennes alors pour nous tout à fait insoupçonnables, une sagesse à travers un silence et une retenue qu’on saluera en raison de sa très grande classe. Et puis, je voudrais évoquer une autre dimension de cette personnalité, en vérité très singulière, celle du professeur, certainement aussi du philosophe très singulier qu’il était et, pour tout dire de son mode de présence à la fois devant ses élèves, enfin du contenu de cet enseignement et du rapport qu’il entretenait et impliquait avec l’époque.
On l’entendait venir d’un pas appuyé et très sonore. Un silence progressif comme une vague qui se retire se faisait depuis la classe des hypokhâgneux, derrière la porte battante qui ouvrait le couloir du deuxième étage, jusqu’à celle des khâgneux qui l’attendaient toujours, pour chaque cours, trois fois par semaine (n’est-ce pas rare ?), avec impatience et aussi une curiosité toujours renouvelée. Un imperméable flottait comme s’il y avait du vent alors que seule une énergie incroyable le gonflait. Il saluait à gauche et à droite avec un sourire forcé, royal, et quelque peu grimaçant comme on fait au théâtre ou à l’opéra. À cette époque, il portait la mouche, ce qui lui conférait un air de d’Artagnan ou de Pierre Brasseur, surtout lorsqu’elle se complétait avec une barbe bien taillée. Il entrait dans la salle, cette salle qui en contrebas donnait sur le portail de la cathédrale avec la statue de la Synagogue voilée, envoyait valser sur le bureau, c’est bien le mot car il pourrait j’en suis convaincu être confirmé par bien d’autres, un inénarrable cabas en cuir, très usé, acheté je crois bien l’avoir entendu dire à Beyrouth, mais à même de contenir quelques disques vinyles qu’il irait se procurer après le cours chez La Fontaine, le nom du mythique magasin de disques qui existait alors place du Temple Neuf. Et le cours commençait, comme s’il ne s’était jamais interrompu, sans l’annonce du moindre plan, sans support textuel, entrecoupé de moments de comédie hilarants (car quel cabotin il savait être mais sans s’en cacher !). Il ne portait pas de montre, il se penchait sur le premier rang pour lire l’heure au bras d’un élève, toujours en faisant une grimace malicieuse, jamais en dissimulant quoi que ce soit, mais en rendant, mine de rien, la classe complice, puis, lorsque la cloche sonnait, il quittait à pas précipités la salle, et mû comme le sont les victimes d’une addiction, il descendait l’escalier du lycée et se rendait en face, à l’Hôtel Suisse, pour prendre manifestement un de ses innombrables cafés quotidiens. Après cinq minutes, il revenait en montant les escaliers trois par trois comme un jeune homme, lui qui était d’allure sportive, sans une once de graisse, le centre de gravité très bas, les cuisses musclées d’un lutteur à la turc, il s’asseyait, produisait un battement de jambes à secouer le pupitre, puis, il se levait, sortait régulièrement de son cabas une bouteille de Schoum, un médicament pour le foie dont j’ignore s’il est encore en vente, mais dont le contenant ressemblait à une bouteille de whisky, il la dégoupillait et buvait debout au goulot avant de s’arrêter en poussant un immense soupir de satisfaction tout en parcourant la classe comme on le fait d’un horizon. Parfois, dans l’année, il montait carrément sur le pupitre et esquissait un air, je me souviens ainsi d’un bout de Carmen, remarquablement chanté, ou bien il récitait une comptine … Entretemps, il était question de l’impossibilité de toute dialectique, d’une pensée du plein chez Leibniz…
Il n’était pourtant jamais question de musique.
Les questions étaient interdites. Non qu’il nous méprisât, la preuve en est que, par la suite, je ne l’ai jamais entendu dire du mal d’un élève, aussi modeste qu’il fût. Et Dieu sait que nous l’étions, modestes nous-mêmes, par la force des choses du fait de sa personnalité malgré tout écrasante. Les questions : il est vrai qu’elles ne possèdent aucune efficacité pédagogique, sauf si elles sont d’ordre factuel ; elles déplacent le propos dans des régions qui sont généralement celles de l’incompréhension. Même Deleuze, pourtant la courtoisie incarnée, s’il écoutait presque religieusement les questions qui lui étaient posées, disait que c’était intéressant, mais que pour finir c’est lui qui peut-être avait raison, et que tout cela n’avait aucune importance puisque déjà le contenu de la question ne consistait en définitive qu’en une opinion que celui qui la posait ressentait comme irrépressible. Et une opinion, des opinions, tout cela, ce n’est pas de la philosophie. André Tubeuf, je l’ai appris avec étonnement, avait du respect pour Deleuze. (La confidence fut faite au début d’un cours sur David Hume, alors au programme de spécialité du concours de l’ENS, Deleuze lui-même ayant consacré son premier livre au philosophe écossais.)
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D’autres personnalités rayonnaient bien davantage dans ces années-là, je parle de la fin des années 70, à Strasbourg, à commencer, s’agissant de la philosophie, de l’enseignement que donnaient alors Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007) et Jean-Luc Nancy (1940-2021). La salle 7 de l’Université était alors pleine à craquer le jeudi soir, par les étudiants en philosophie, certes, mais aussi par ceux du TNS, accompagnés par les comédiens du lieu. La mode était encore au structuralisme, mais Lacoue, comme on l’appelait, et Nancy enseignaient en binôme le romantisme allemand, Hölderlin et Heidegger, la philosophie de la tragédie… Revenu de Paris pour des raisons de santé et aussi financières, revenu surtout dans tous le sens du terme de la khâgne alors misérable de Louis-le-Grand, je m’étais installé, si l’on peut dire, à Strasbourg pour suivre le cursus de licence tout en refaisant une khâgne au Lycée Fustel de Coulanges dans laquelle André Tubeuf enseignait. Je percevais bien la contradiction à suivre conjointement les deux enseignements, mais je vivais très bien ce changement, dans lequel je respirais pour la première fois après avoir vécu l’étouffement parisien et subi un enseignement qui n’était pas digne du prestige que l’on accorde ordinairement au grand établissement de la rue Saint-Jacques…
S’agissant de la philosophie et de ce qui allait guider toute ma vie, c’est à Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe que je le dois. Entièrement, intégralement. Mais la personnalité d’André Tubeuf, étrange, excentrée et excentrique, rebelle en un mot, m’impressionna, non, comme il est d’usage, je l’ai remarqué en en parlant par la suite avec d’autres anciens élèves, en raison de sa virtuosité rhétorique, encore moins par le contenu philosophique délivré, qui m’indifférait assez, je dois le dire, en comparaison de de l’enseignement de Nancy et Lacoue, mais parce que je devinais une liberté en acte, et derrière elle, ce qui avait été la rigoureuse construction d’une personnalité dont à l’époque, en effet, je ne devinais rien. Au demeurant, André Tubeuf ne disait pas un mot de sa vie personnelle. Ce qui était aussi, on le devine, ouvrir la porte à toutes les rumeurs… Ma question était alors, elle est un peu éclairée depuis avec la parution des volumes d’autobiographie, et je crois que beaucoup se la sont posée : comment devient-on André Tubeuf ? C’est là une question étonnante que, d’habitude, on ne se pose que pour un artiste.
Il est d’usage dans le milieu philosophique que je fréquente encore aujourd’hui de faire mention de la figure d’André Tubeuf. Le plus souvent, dans ce milieu du moins, on le fait avec mépris, contre lequel je tiens à m’insurger d’autant plus, je tiens à le souligner, que je ne partage en aucune façon ses vues sur quoi que ce soit touchant à la philosophie et son enseignement, ni même sur bon nombre de points concernant la musique, ainsi le culte des stars, la passion de l’opéra ou les mondanités, le mode d’écriture sur la musique également, parfois trop répétitif au-delà de certaines fulgurances il est vrai. Le constat est pourtant que personne, vraiment personne n’a oublié André Tubeuf. La preuve en est qu’on en parle toujours régulièrement entre nous.
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André Tubeuf enseignait en effet depuis la fin des années 50 dans la khâgne du Lycée Fustel de Coulanges. Rien dans son enseignement n’était en relation avec une quelconque modernité, je veux dire de nature sociale ou philosophique. Non que le propos tenu fût suranné, mais il avait pour contenu, et non seulement pour forme, une puissance rhétorique dont le fondement est, avec le recul, à chercher, comme dit plus haut, dans une position d’absolue liberté, un refus viscéral de toute forme de pouvoir ou même d’intimidation intellectuelle, c’est-à-dire l’exigence de tirer de sa propre réflexion et de son expérience de quoi nourrir non seulement sa pensée mais également sa vie. Il fallait s’éduquer, ainsi le comprenions-nous. Il ne suffisait pas d’étudier. « Un peu moins de livres, un peu plus de chansons », disait-il, le rire aux lèvres, en s’adressant à des khâgneux dont les têtes étaient alors pour la plupart, celles et ceux qui allaient « réussir », enfouies dans le Gaffiot ou le Bailly et les morceaux choisis d’auteurs…
Il faut revenir à cette présence qui en apparence comme en réalité ne possédait aucun rapport, donc pas même une distance, avec ce qui aura fait la spécificité de Strasbourg dans les années postérieures à 68, des années qu’André Tubeuf vouait culturellement aux gémonies parce qu’elles mettaient en avant les commentateurs plutôt que les auteurs (ainsi parlait-il en ne faisant mention, dans sa retenue, que de ce symptôme-là). Il retenait cette autre réalité de Strasbourg, ainsi la tradition vénérable de l’opéra qui accueillit tant de grands noms et surtout le festival Bach. La « manière de penser » à Strasbourg, « l’école de Strasbourg » qui, du reste, est une réalité dans la filiation qu’on a dite de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, etc. lui était étrangère. Dire que rien en apparence et en réalité ne se rapportait à ce qui était en train de se dérouler à Strasbourg ne signifie aucunement qu’en vérité André Tubeuf en ait été ignorant ou, pire, qu’il ait été en quelque façon, comme on l’a partout cru, hautain. Son jugement reposait en vérité sur un seul critère, celui du contact avec la réalité et ce qui pouvait être formateur, lui dont la personnalité avait été définitivement forgée, ainsi l’apprenons-nous dans Avoir vingt ans et commencer, dans la guerre d’Algérie, comme la nécessité et du courage et de la patience qui était une vertu que je crois il vénérait et qui n’est pas sans rapport avec le culte qui était le sien de la mémoire et de sa construction.
Pour lui il y avait les textes, les livres et les œuvres exemplaires, fondatrices, et puis, à la traîne, toutes les autres. Il avait en horreur toute forme de commentaire ou de métalangage De même, le vocabulaire technique lui répugnait et donnait lieu, en classe, à une analyse et une « déconstruction » telles qu’elles faisaient se plier en quatre les khâgneux. Il préférera toujours telle image poétique, telle formule heureuse de la langue, venue de la langue et non pas construite par nous, à quelque forme de construction intellectuelle que ce soit. Les textes fondateurs, donc, soit : Platon au premier chef, puis Pascal, Hume et Nietzsche, Simone Weil enfin et surtout. C’est à peu près tout. Dans la littérature, je me souviens de références à Sophocle, à Balzac, à Proust et à Claudel, à Saint-John Perse, à Thomas Mann encore. Rien, toutefois, à moins que cela m’ait échappé, concernant Baudelaire ou Mallarmé, et même Rimbaud, rien s’agissant des auteurs contemporains (Faulkner, par exemple). Quant à la critique, seul René Girard échappait aux sarcasmes. J’avais noté toutefois de rares références à Foucault (« il m’a beaucoup appris », disait-il de lui, en précisant qu’il avait suivi ses cours à l’École Normale) et plus discrètement encore, si cela se peut, je l’ai laissé entendre, à Deleuze auquel, décidément, j’en suis à présent certain, il vouait une admiration secrète et discrète, certainement pas pour sa pensée, mais pour sa liberté également.
Ce n’est donc pas qu’André Tubeuf fut ignorant de ces choses modernes, il les connaissait, bien qu’il soit impossible de vérifier, même auprès de lui (dirait-il, à ce sujet, la vérité ? J’en doute). Mon hypothèse est qu’André Tubeuf savait, mais que de ce savoir il tirait un jugement : il y a les œuvres dont on peut « faire usage » ou qui « font de l’usage » (c’était, je crois bien, son expression favorite), ce qui signifie qu’elles sont susceptibles d’accompagner une existence et par conséquent de l’habiter, comme celle de Schubert, son confident ultime, de la tracer et de la porter, si ce n’est l’aider à se déployer, peut-être même pour s’accomplir), et les œuvres qui n’en sont pas, trop opportunistes, trop dérivées, trop artificielles. De cette hypothèse, je retire qu’André Tubeuf avait en toute chose le souci de la figure, et de faire bonne figure devant lui-même. Figure, autrement dit : la tenue, avoir de la tenue, l’inverse de tout débraillé lui qui pratiquait pourtant dans sa tenue vestimentaire l’art de la décontraction (chemise ouverte, la cravate presque arrachée, jusqu’au milieu de la poitrine en raison de la chaleur supposée, en hiver toutes les fenêtres de la salle étaient ouvertes, les pantalons en lin en toute saison, tout cela n’était en rien incompatible avec beaucoup de classe, ce privilège des très fortes personnalités, et, risquons le mot, des personnalités supérieures). D’ailleurs, en toute chose, il convenait pour lui de savoir de quoi on parle (c’est la règle platonicienne qu’il s’est fixée et que son livre tardif sur Platon théorise), de savoir qui parle et si on en parle bien (règle platonicienne encore, règle morale si l’on veut). D’où l’extrême attention et vigilance portée au langage, à la sonorité juste, à la mesure de la vibration exacte dans laquelle une pensée s’insinue. Et dans la pensée en acte d’André Tubeuf, qui en garantit index sui l’authenticité (voilà, c’est cela : je n’ai jamais autant vu à l’œuvre, in vivo, la pensée en train de se faire, avec ses seuls moyens intérieurs – encore une règle platonicienne, tirée de la fin du Phèdre, au moment de la condamnation de l’écriture –), s’éveillait une pensée neuve, virile, irréfutable, sur laquelle les jeunes gens que nous étions aurions aimé qu’il greffât on ne sait quelle idée dans l’air du temps. Mais André Tubeuf n’avait nul besoin ou désir d’être ainsi confirmé. Il tenait à son chic, à la singularité signée de son propos. La valeur d’une Idée tient, ainsi s’exprimerait-il, à sa construction subjective. Point.
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C’est dans ce cadre et pour toutes ces raisons qu’André Tubeuf m’apparaît dans le souvenir comme la personnalité la plus remarquable qu’il m’ait été donné de rencontrer. Ce n’est évidemment pas celle que j’admire le plus sur le plan intellectuel. Faire cours à longueur d’année, sans la moindre note, dans l’improvisation au moins apparente, n’est pas une prouesse qui se suffit. Et ne pas préparer ses cours n’est pas en soi une vertu, encore moins ce dont on peut être fier, lui qui à cet égard l’était et ne manquait pas de le dire et le redire, ce qui m’offusque encore, moi qui ai passé l’intégralité de ma vie professionnelle et de ma vie tout court à faire tout le contraire et à apprendre ce qu’on ne m’avait pas appris … (Les élèves étant devenus ce qu’ils sont, cette pratique de l’improvisation serait au demeurant aujourd’hui impossible et le talent même d’une personnalité comme celle d’André Tubeuf ne bénéficierait d’aucune reconnaissance et certainement pas du moindre crédit. On peut néanmoins le regretter). Certes l’improvisation apparaît comme ce qu’il y a de plus difficile. C’est toutefois ignorer qu’il en existe de deux sortes : l’une est artificielle, toute d’apparence, de technique et non d’art, de démonstrativité, donc de spectacle, l’autre est platonicienne, si l’on veut, parce qu’elle se laisse guider par la réflexion et le « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même ». André Tubeuf, à l’évidence, pratiquait les deux, mais c’était la seconde qui primait et elle ne faisait usage de la première que pour combler les vides provoqués par la fatigue. Malgré tout, je soupçonne pour ma part cette manière de procéder dont font usage des personnes qui n’arrivent pas à la cheville d’André Tubeuf d’être en réalité un compromis avec une paresse active. Improviser, c’est ne pas avoir pris le temps d’élaborer une idée. Elle laisse libre cours aux idées qui viennent sur le moment, idées souvent précieuses, mais évanescentes. Puisque celles-ci possèdent néanmoins, à un certain degré, leur consistance et leur vérité, la thèse d’André Tubeuf, si l’on peut s’exprimer inadéquatement ainsi pour alléguer une forme de justification, serait que la pensée est tributaire de l’instant qui la fait naître. Cette valeur tient à son inscription subjective, mais il lui manque cependant l’inféodation objective, et je crois que c’est là le foyer des reproches de nature philosophique que l’on a pu adresser à André Tubeuf. Ce reproche possède ses raisons concrètes : l’indifférence marquée, soulignée, aux réalités objectives, sociales, politiques, esthétiques et intellectuelles. Au fond, il s’agirait encore, dirait André Tubeuf avec ironie et en regardant ailleurs, de platonisme, c’est-à-dire d’un rejet du devenir. Philosopher, dans ce cadre magistral, dans lequel il était inconcevable de poser la moindre question, c’était s’efforcer moins d’imiter le maître (et Dieu sait qu’André Tubeuf eut des imitateurs, des singes, les pauvres), que d’imiter sa manière de faire. C’est sur ce point que la philosophie ainsi présentée m’est apparue suspecte, en ce qu’elle tournait à la rhétorique, au tour de passe-passe, au truc, bref tout ce que l’on peut reprocher, mais cela n’existe guère plus, à la manière « khâgneuse » de faire. Encore ces procédés pouvaient-ils se concevoir à une époque où les élèves étaient en quelque façon vertébrés par l’enseignement secondaire, lorsque la prononciation d’un mot en grec ou en latin ne les faisait pas rire, comme aujourd’hui, mais à présent le souci que l’on peut avoir des élèves entraîne qu’on leur fournisse non une manière (ils ignorent qu’il y a des manières), mais un contenu, une assise, tout simplement un savoir. Le temps de juger, de manipuler ce savoir, ne peut venir qu’ensuite. C’était, comme on dit, une autre époque. Et André Tubeuf était sévère avec la nôtre, d’une sévérité directe, sans la moindre ambiguïté, sans ironie même et sans cynisme, seulement avec un humour ravageur qui, loin d’insister, préparait seulement un moment de silence réprobateur, pas même consterné, mais qui allait ouvrir à une indifférence définitive pour l’époque, qui n’était plus à la hauteur du miraculeux siècle et de demi de musique qui venait de s’écouler. Je l’ai entendu parler à ce propos, et dans un cadre qui pour lui s’était définitivement arrêté aux Quatre derniers Lieder et aux Métamorphoses de Richard Strauss, d’une disparition de l’« inspiration ». J’ignore s’il avait raison ou tort, mais je partage son avis alors que j’aimerais tellement avoir tort et découvrir des chefs-d’œuvre actuels...
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Il nous reste dans la mémoire cette figure imposante d’André Tubeuf, cette figure exemplaire, ai-je dit. Mais quelle fut cette présence et sa présence, de quelle nature était-elle ? Tout d’abord, pour nous qui lisions déjà, autant que faire se peut, mais avec la naïveté de la jeunesse, et par souci de l’actualité, les auteurs contemporains (Barthes, Derrida, Althusser) – nous n’étions pas si loin que cela des années 1966, des années qui ont suivi 68 –, il peut apparaître paradoxal que nous ayons attaché une quelconque importance au propos philosophique d’André Tubeuf (j’ai remarqué ceci : personne dans ma génération n’a manifesté d’hostilité à l’égard de cet enseignement à l’inverse de celle qui a suivi). Longtemps, j’ai dit et entendu dire qu’il se tenait dans une position de principe inconcevable eu égard à l’air du temps. Longtemps même, on a affirmé qu’il ne formait pas philosophiquement ses élèves, qu’il ne préparait pas au concours. Tout cela est bien sûr vrai. Mais une autre vérité m’apparaît avec le recul, une autre vérité qui ne consiste pas à affirmer qu’André Tubeuf aurait pratiqué tout simplement une sorte de philosophia perennis. Cela aussi possède son ordre de vérité, c’est indéniable.
Car le plus important est la façon dont André Tubeuf veillait, sans en dire un mot, à la formation des esprits. C’est qu’il avait dans l’idée un certain type d’homme, irréductiblement rebelle à toute inféodation, à tout pouvoir comme j’ai dit, à tout écran qui cacherait la réalité vivante des choses. Au fond, lorsqu’il était question de textes fondateurs chez André Tubeuf, par le même mouvement, il refusait tous les autres textes, qui ne sont que des textes précisément. Les textes fondateurs, quant à eux, sont bien davantage que des textes, mais des expériences fondamentales de l’humanité. Et lorsque les textes ne font que dialoguer avec les textes, André Tubeuf répugnait à les prendre au sérieux. À la rigueur ils peuvent être intelligents, il le reconnaissait en privé, mais ils ne seront jamais en mesure d’éclairer une subjectivité libre. André Tubeuf refusait toute forme de médiation et de dialectique au nom de sa religion philosophique du plein. Toujours il cherchait l’expérience. Toujours il cherchait ce qui l’éclairait lui-même de manière incontestable et lui « faisait de l’usage ». Le mot d’André Tubeuf fut, à travers celui de vérité, ceux d’écoute et de disponibilité, à quoi il ajoutait celui d’Hamlet (readiness is all). Le dernier livre sur Schubert, L’Ami Franz, montre qu’il était prêt.
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Dans le souvenir, comment est-il même seulement concevable d’avoir pu et su accorder l’enseignement de Nancy et Lacoue avec celui d’André Tubeuf ? D’un côté, André Tubeuf offrait la figure d’un homme exemplaire, d’une manière d’être solitaire et aristocratique, de l’autre les autres philosophes de l’Université, et seuls comptaient réellement Nancy et Lacoue, ne présentaient, à mes yeux du moins, mais j’étais sans doute bien naïf à cette époque-là, que des figures philosophiques. C’est pourquoi les deux enseignements se contredisaient, et en quelque façon se complétaient. En effet, à la réflexion, ce dont Nancy et Lacoue nous parlaient touchait à ce que André Tubeuf était et incarnait, à savoir une sorte d’immédiateté existentielle, un caractère, une présence irréductible. Chez André Tubeuf, jusque dans sa physionomie, on percevait un sauvage civilisé. Quelque chose de réalisé. En quelque façon, lui avait accompli tout un travail de déconstruction et en avait tiré une manière d’être toute positive et généreuse à l’égard de la vie. Il en était en effet parvenu à une simplicité qui ne se traduisait pas en certitudes, pas davantage en inquiétude certainement, mais en s’attachant et en tenant absolument ferme à ce qu’il y de consistant et de beau dans la tradition (ainsi, à propos de Leibniz). Il montrait comment la pensée, envers et contre tout, pouvait parvenir à une plénitude d’expression. Davantage : comment elle devait se montrer à la hauteur de l’existence qu’elle n’a pas à contrôler ou à maîtriser et qu’elle ne peut d’ailleurs pas maîtriser. André Tubeuf ne parlait finalement que de cela : de l’honneur d’exister.
© André Hirt
Novembre 21
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*NB : ce texte fut écrit il y a presque dix ans, par conséquent dans la méconnaissance de toutes les informations biographiques apportées par André Tubeuf lui-même dans les différents volumes qu’il a consacrés à sa biographie, L’Orient derrière soi, Actes Sud, 2016 ; Les Années Louis-le-Grand, Actes Sud, 2020 ; Avoir vingt ans et commencer, Actes Sud, 2021. Seuls quelques discrets renvois à ce dernier livre ainsi qu’à L’Ami Franz, Actes Sud, 2021, ont été effectués.