[Cette note s'appuie sur une citation de Wittgenstein que l'on peut retrouver ici.]
Ce gramophone que donc je suis
Nous sommes devenus des êtres du silence, non par manque de parole, mais du fait de son oubli. Comme un effacement du langage, un trauma qui a enfoui mémoire et parole, il reste en nous, malgré son retrait, la copie d’un plasma, l’enregistrement de ce qui présida à notre venue au monde depuis le big bang jusqu’à ce jour. Mémoire et parole, ce n’est certes pas la même chose que le souvenir et la parole. On en conviendra si l’on considère que ce que la mémoire porte au langage elle ne peut que lui conférer la consistance et l’apparence d’un signifiant, une entité qu’il faudra bien sûr déchiffrer. La mémoire entoure le souvenir comme l’invisible rend possible le visible (sinon, il n’y aurait que du visible, c’est-à-dire rien de visible, pas davantage d’espace et encore moins de perspective temporelle).
La musique, ce qu’on appelle ici ainsi, se confond avec la mémoire. Elle est le langage du silence, l’expression de l’incommunicable, de ce qui se situe dans un temps beaucoup trop reculé, sur lequel on n’aura jamais pu se pencher, mais dont l’onde sonore, nerveuse si l’on préfère, ne cesse de nous parvenir et qui, parfois encore, nous submerge à la manière d’un tsunami.
D’un trauma à l’autre, depuis celui de la naissance jusqu’aux aléas douloureux qui suivirent, dans l’effort du petit d’homme pour survivre jusqu’aux ébranlements actuels qui lui reviennent en répétant toujours la même chose, un processus comparable à un disque qui passe et repasse, l’expérience de l’existence qui s’inaugure et se poursuit par le trauma – l’existence, cette écoute de soi –, est celle d’une gravure de nous-même et de sa lecture indéfiniment recommencée.
Traumatisme, a-t-on écrit, le traumatisme qui au demeurant est dans l’impossibilité de se dire, qui ne peut que s’écrire, d’une écriture qui, il faut y revenir et y insister, est gravée, autrement dit profonde, grave en effet, et non superficielle, effaçable comme d’un trait de gomme, d’effaceur ou d’ombrage sur l’ordinateur suivi de l’appui sur la touche retour. Ce silence si propre au traumatisme, dont on ignore de quoi il est fait, de quelle étoffe ou matière en général ou en particulier, serait bien le substitut de l’expérience, ou bien, peut-être, plus exactement son contenu même, qui marque un mouvement de recul, ce qu’on appelle justement silence, ou son souffle, à l’égard du langage.
Ou bien, car c’est un mot qui vient et s’impose, malgré toute sa fragilité, ce silence est une trace. Une trace cependant très spéciale, car c’est celle que le gramophone que nous sommes permet d’entendre sur le disque, cette galette de cire qui ressemble à un plasma, dont chacun d’entre nous fut le subjectile d’une gravure.
Et qu’entend-on cette fois-ci à chaque fois lorsqu’on dépose le disque sur le gramophone ? Un enregistrement certes, une copie, dira-t-on, mais en réalité le seul original, une déformation analogique certainement en même temps que l’unique expression, de celle qui ouvre par ailleurs l’art, qui n’est jamais la chose même, mais l’écart de cette chose dans et par l’écoute et le voir – on dira le mouvement de recul sur elle-même et tout autant sa vision, c’est-à-dire la représentation –, de façon à ce qu’elle parvienne à sa pleine expression tout comme Cézanne le dirait de la couleur.
Grâce à l’enregistrement et à lecture que propose le gramophone, cette grande oreille se prêtant à la nôtre, le passé vient à nous plus qu’il ne revient. Alors, il se montre. On entend un disque frapper à la porte des tympans. C’est quelqu’un d’inconnu, de connu, de reconnu, cela dépend, à vrai dire moins du regard, de l’impression donnée que du ton qui seul permet la vision et d’accéder, peut-être, au fond du visible.
Oui, on se le répète à soi-même : qu’entend-on ? On se repasse certains disques, parfois jusqu’à l’usure comme une assiette dans laquelle on aurait longtemps mangé, ainsi qu’on le disait des 33 tours, des formats vinyles comme on les appelle désormais sur le fond d’un étrange, vraiment improbable retour, si bien qu’on croirait presque à un écho, à une boucle temporelle, à une modalité de l’éternel retour… On n’entend en effet jamais tout à fait la même chose, parfois tout autre chose. Certes, le plaisir, dit-on, résiderait dans la répétition, mais c’est aussi l’incompréhension et le refoulé qui s’y trouvent. C’est-à-dire le silence. Encore et toujours, à jamais ainsi que la musique le fait ressentir.
Comme on sait, on s’y est si souvent arrêté, il existe des formes très différentes de silences… Dans le cas présent, on a à l’esprit la différence de leurs rendus par les enregistrements analogiques et numériques (pour faire vite et ne pas entrer dans le registre technique, la différence entre un disque vinyle et un CD). Dans le second cas, le silence est quasiment absolu, il correspond à ce qu’on entend, au demeurant très abstraitement, par là. On se souvient de l’étonnement, pour ne pas dire, en effet, du plaisir ressenti lors de la découverte du disque compact. On se pensait enfin délivré des bruits de fond que le disque 33 tours n’avait jamais su, malgré ses progrès, abandonner, sans parler de la saturation sonore, implacable, en fin de plage. Les techniciens bricolaient, pour y remédier, des bras, des pesées, toute une machinerie censée conjurer les déformations de l’enregistrement analogique. De son côté, le mélomane s’épuisait à leur manipulation. Toutefois, en perdant le bruit, la noise de fond, et cette perte était estimée on ne peut plus heureuse, on ne tarda pas à se rendre compte qu’on avait perdu, mais cette fois-ci, sur un mode moins agréable, tout autre chose. Évidemment, grattements, crissements, grincements, blocages de la pointe, poussières donnant lieu à des étouffements du son, échos, amplifications intempestives se trouvaient effectivement supprimés, ils rappelaient trop une technique inaboutie, comme toute technique d’ailleurs (n’est-ce pas sa définition, si proche du bricolage, la complexité des branchements, des adaptateurs, des fils innombrables, des réseaux qui faiblissent, etc. ?), alors que, dans le même temps, et au creux de ces effets, la notion même de temps, et du temps, se trouvait transformée.
On ne sait trop comment dire, mais le 33 tours conservait la notion de trace. Le temps y trouvait sinon sa source du moins les indices de sa provenance. À y réfléchir, à l’écoute du CD, l’écoute jouissait de l’effacement des traces ou, si l’on préfère, d’un sentiment d’intemporalité. Sauf qu’il s’agissait d’artifice, en l’occurrence d’un silence qui n’existe pas. Car le silence n’est ni silencieux ni une forme contrastée du sonore, il est tout au contraire organique. L’image pourrait en être celle d’un cadre transcendantal, autrement dit l’ensemble des conditions de l’apparition sonore sans que lui-même apparaisse en tant que tel. Il constitue le fond, si l’on peut parler ainsi, de la forme comme de la matière de ce qui se manifeste, parvient à l’existence aussi bien en général qu’en particulier, et très concrètement de la personne que nous sommes. Le silence est personne, ce qui nous a faits, ce qui contient, gravé, enregistré, toute notre provenance. Une sorte de texte, comme on sait, si l’on se réfère, comme on le ferait aujourd’hui, à l’ADN, mais ce texte, on ne peut le nier, s’avère si étrange, si mystérieux, nimbé qu’il est par un esprit, à chaque fois singulier, qu’il faudra lire, c’est-à-dire écouter, à l’infini déchiffrer, car il n’existe pas de dernière écoute pas davantage que de dernière lecture.
Très concrètement, la trace consiste en grattements, en souffle, les deux réunis également, tout un ensemble météorologique qui donne lieu à une atmosphère très nouvelle dans l’Histoire et par conséquent dans le type de mémoire qu’on peut en avoir. Cette trace n’est pas vraiment fixe comme le sont des marques d’écriture, de pictogrammes ou de peintures, car il s’agit d’une tout autre provenance, bien plus ténue matériellement, plus flottante, disons presque (ou tout à fait) spirituelle, à même le souffle dont on a parlé, sensible dans les grattements qui se font entendre à la manière d’un fantôme qui s’annonce au détour d’un couloir. Cette trace est vivante dans sa survie. Car elle survit ! Et dans ce mouvement qui ouvre un si étonnant avenir du passé, s’en opère dans le même temps un autre, celui, négatif, d’une usure, d’une plainte, et on entend alors de partout, et pas uniquement sur les disques, le son que rendent toutes les choses, les matières et les formes que le temps et l’Histoire, progressivement, engloutissent.
À cet égard, le disque n’est toujours pas très loin d’être devenu, et cela dès son apparition, tout de même très magique, davantage même que l’invention du téléphone dont le seul présent constitue l’espace, un objet historique, technique et existentiel total. De ces domaines, le sillon est la transcription, la première imitation, un peu comme Schopenhauer définissait la musique comme la première imitation, donc la plus fidèle, de l’essence du monde. La première, c’est-à-dire, la plus proche, la plus immédiatement expressive, ou, ce serait davantage exact, la seule expression, ou la plus fiable, qu’il soit possible d’envisager de cette essence du monde. On le dira tout autant de l’existence.
L’image enregistrée donne lieu à la même impression et au même résultat. Toutefois, on ne la confondra pas avec le cinéma dont l’expression porte sur une réalité fictionnée. Le travail du temps est également à l’œuvre dans ces images qu’on appelle généralement d’ « archives ». Quelle serait dans ce voisinage, s’il en existe une, la spécificité de ce que les sillons acoustiques nous font parvenir ? Alors que dans l’image, l’aura d’un passé peut s’éveiller, dans le cas de la seule source sonore c’est l’aura qui parvient jusqu’à nous, un lointain qui devient si proche, qui est susceptible de faire se lever et de dessiner une image. Bien sûr, à l’écoute, on recherche spontanément et immédiatement une image. Mais cette croyance, qui est également celle de l’existence en ce qu’elle adhère sans réflexion à une identité présumée, se trouve très vite, comme dans l’existence justement, déjouée. C’est alors que l’écoute connaît un éveil, reprend son souffle, c’est l’image qui s’impose, une sorte de spasme, afin de trouver la longueur d’onde sur laquelle le son et le contenu qu’il véhicule lui parviennent.
Vient soudainement à l’esprit que beaucoup cherchent à voir, mais que peu font l’effort d’entendre. La formule est en l’état à l’emporte-pièce. On la répète seulement comme un appui afin de signifier qu’en réalité l’écoute est la condition de la lecture comme de toute bonne visibilité, sans même parler de l’écoute analytique, celle de Freud comme celle, surtout, de Theodor Reik. Même la peinture s’entend. Car il faut que l’image s’annonce, se signale, vienne, se fasse entendre ce faisant, qu’elle finisse par éclater et faire effraction.
Et c’est tout ce processus de venue que l’existence expérimente sur elle-même. L’existence s’écoute, s’entend dans une certaine mesure, plus ou moins bien ou clairement, pour ne pas dire obscurément. L’existence n’est pas fondamentalement projet, elle ne l’est que dans sa propre précipitation qui tient lieu de réflexivité dans l’immédiateté, en revanche, elle est plus réellement écoute de soi, impatiente il est vrai, d’où la remarque qui précède. Mais c’est bien l’écoute qui lui vient de l’avenir du passé, c’est par son effort, celui d’une pointe qui parcourt les sillons du passé, que le temps s’épaissit, retourne sur lui-même et éclate dans l’oreille en une image.
© André Hirt