Entretien avec Laure Gauthier et Núria Giménez-Comas
autour de Back into nothingness
[mars 2018]
Laure Gauthier, poète et Núria Giménez-Comas, compositrice, travaillent ensemble depuis plus de deux ans sur le projet d’un monodrame intitulé Back into nothingness, fondé sur l’histoire de Kaspar Hauser*. L’œuvre sera donnée pour la première fois les 16 et 17 mars 2018 à Lyon.
Après la publication en 2017 d’un livre de Laure Gauthier titré kaspar de pierre aux éditions de la Lettre volée, elle et Núria Giménez-Comas ont eu l’idée de partir de ce texte pour construire une œuvre singulière, drame musical d’une durée de trois quarts d’heure environ.
Muzibao a voulu en savoir plus sur leur travail en commun. La méthodologie a été la suivante. Après avoir longuement échangé avec Laure Gauthier et avoir pris connaissance de l’ensemble des textes et documents déjà rédigés ou disponibles autour de ce projet, une rencontre a été organisée le 28 février, à Paris, avec Núria Giménez. Cet entretien a été mis en forme puis soumis à Laure Gauthier pour qu’elle enrichisse et complète les réponses de la compositrice.
Florence Trocmé (Muzibao) : Comment vous êtes-vous connues et surtout reconnues ?
Núria Giménez : Notre premier contact s’est fait par Internet et plus précisément par Facebook. Laure Gauthier m’avait sollicitée pour devenir son « amie » sur ce médium. Il se trouve qu’à cette époque j’étais à la recherche de textes pour des projets musicaux. J’ai commencé à explorer le site de Laure, je me suis penchée sur sa biographie et j’ai été retenue notamment par deux axes de son travail, le rapport à l’Allemagne et à la langue allemande et son intérêt pour la musique contemporaine. J’ai pu découvrir dès ce moment-là, je pense que nous étions vers le milieu de l’année 2015, les premières ébauches de son projet autour de Kaspar Hauser. J’ai été sensible tout de suite à la question de l’apprentissage d’une langue dans ce projet. Nous nous sommes donc écrit et je sais que Laure de son côté a exploré mon travail via mon site et des extraits de ma musique disponibles sur YouTube. Quelques mois se sont écoulés. Puis en septembre 2015, je discute avec Franck Madlener, le directeur de l’IRCAM, autour de l’idée d’une composition pour chœur et électronique. J’avais eu aussi un contact avec Damien Pousset (GRAME) à qui j’avais donné la première esquisse du texte et qui, ensuite, a lu les autres livres de Laure Gauthier. Tout cela a débouché sur la commande d’une œuvre. Je me suis alors penchée de manière très approfondie sur le livre kaspar de pierre dont j’avais d’emblée senti le côté « musical », notamment dans sa construction. L’IRCAM et le GRAME de leur côté ont confirmé leur engagement dans ce projet, sensibles qu’ils sont notamment au fait que Laure Gauthier s’intéresse à la musique contemporaine et qu’elle a déjà travaillé avec des compositeurs.
Laure Gauthier : Je suis très attachée à créer des ponts entre poésie et musique aujourd’hui car je constate, avec tristesse, l’écart qui s’est creusé entre le monde de la poésie et celui de la musique, notamment en France. Poètes et compositeurs ne se fréquentent plus guère, à quelques exceptions près parmi lesquelles Gérard Pesson, Philippe Leroux ou Aurélien Dumont pour les compositeurs ou encore Philippe Beck, Dominique Quélen et François Rannou pour les poètes. Pourtant la poésie et la musique ont, depuis des siècles, posé des questions au temps, au monde, ensemble, dans une même poussée. Leur lent détachement, dont il faudrait analyser en profondeur les causes esthétiques et civilisationnelles, me semble un signe de la vieillesse du monde occidental où la sectorisation et la processualisation de la langue et de la pensée sont en marche. Je ne fais pas que collaborer avec des compositrices et des compositeurs, j’entretiens aussi une correspondance avec plusieurs d’entre eux notamment sur ces questions. Je cherche de nouvelles écritures qui n’aient pas froid aux yeux pour contribuer à réarticuler, ensemble, ce lien mis à mal. J’ai été heureuse de découvrir le travail de Núria Giménez-Comas, sans savoir où ce premier contact nous mènerait. J’ai écouté tout d’abord deux œuvres en ligne, Red Harsh puis Recovery Zones, avant qu’elle ne m’envoie d’autres liens vers ses travaux. J’ai apprécié sa façon singulière de déployer le son dans l’espace. Sa pièce Red Harsh avec les sons concrets de la forêt et d’autres resynthétisés a retenu mon attention en premier, cette tension entre concrétion et abstraction, car je trouvais là un univers avec lequel j’imaginais pouvoir travailler. Nous nous sommes écrit. Ensuite, à l’automne 2015, quand Frank Madlener (IRCAM) ainsi que Damien Pousset (GRAME) ont proposé une pièce pour chœur et électronique à Núria et ont ensuite été d’accord que j’en écrive le texte (après avoir lu l’esquisse) le véritable travail a commencé. Il y a eu quelques heures de discussion au café, où nous avons évoqué nos univers et nos obsessions réciproques, et commencé à imaginer un horizon commun. J’écrivais alors une relecture de l’histoire de kaspar hauser qui commençait non pas par l’arrivée à Nuremberg de l’enfant-placard mais par une longue marche, une titubation kinesthésique. J’ai montré cette esquisse à Núria qui a très vite reconnu ce qui, dans ce premier texte, faisait signe vers la musique. J’écrivais kaspar de pierre, comme tous mes textes, d’après une musique intérieure qui ouvre en moi des horizons nouveaux, des images notamment que je transcris, ensuite, sous la poussée de la musique, en mots dans une temporalité particulière qui s’articule selon cette musique. Mes textes sont en quelques sortes des « autolivrets ». Je commence toujours par associer des sons et des images. Comme matière première, puis le texte se forme, se constitue.
F.T. : Pouvez-vous maintenant décrire un peu comment le projet s’est construit à partir de ces deux données de base : le livre kaspar de pierre et la commande d’une œuvre pour chœur et électronique ?
Núria Giménez : Nous décidons d’emblée de garder la structure du livre qui m’a semblé si « musicale », son découpage en plusieurs parties, intitulées « Marche », « Maison », « Abandon » « Diagnostic », etc. Nous choisissons aussi de nous focaliser sur la langue, sur les consonnes en particulier, et sur les thèmes de la terre et des pierres. Nous entreprenons un très gros travail sur le texte qui va aboutir à ce que Laure garde, dans un premier temps environ un quart de l’esquisse du livre ; ensuite intervient un deuxième travail, en dialogue avec moi, Laure a réécrit ce qu’il reste et a cette fois adapté un nouveau texte au projet musical. En fait, très tôt, j’ai dessiné une sorte de schéma structurel du projet (illustration), avec les durées des différentes parties, les lignes du chœur, de Kaspar, de l’électronique. C’est à ce moment qu’a émergé l’idée de sortir deux voix du chœur, une masculine, une féminine, qui seraient deux autres voix de Kaspar en plus de sa voix parlée. Le dispositif comprendra donc en effet le chœur d’où émanent ponctuellement deux voix solistes ; Kaspar, rôle principalement parlé mais parfois à la limite du chant sans être pour autant un véritable Sprechgesang et exceptionnellement chanté (ce rôle sera tenu par une actrice maîtrisant le chant) et l’électronique. Les deux voix de Kaspar issues du chœur représentent sa fragilité, l’innocence perdue, ses souvenirs, son monde intérieur. Le chœur lui est plutôt la voix de la foule, il serait plus représentatif des violences exercées sur Kaspar Hauser.
Il y a eu donc un véritable dialogue sur le texte et c’est ensemble que nous en sommes venues à l’idée d’introduire par moments de courts fragments en allemand, qui n’étaient pas présents dans le texte original.
Laure Gauthier : Dans le texte que j’écrivais alors, le début de kaspar de pierre, j’ai exploré le langage de l’enfant troué devenu chair à idéalisation poétique ou à chronique sociologique. Mon texte posait des questions à notre temps et à la voix, au silence ou encore à la violence faite à la langue à laquelle le travail avec Núria m’a donné la possibilité de répondre autrement. Je considère le travail pour la musique comme une forme de traduction. La compositrice tout comme moi pensons par des mots. Cette « avant-œuvre » se forme donc dans le même langage. Nous avons beaucoup parlé et cherché des équivalents ensemble pour concevoir la façon dont s’articuleraient son travail et le mien. Elle dessine par ailleurs des croquis pour noter ses premières idées musicales et je trace aussi des idées. Il fallait créer une architecture poétique et musicale nouvelle et redistribuer les cartes de la langue, savoir naviguer dans un sens et dans l’autre, proposer un premier texte comme base de discussion mais aussi véritablement « entendre » la musique qu’imaginait Núria pour que le texte y réponde.
La structure de base était déjà là, comme une sorte d’oratorio, construite en amont selon la voix de kaspar : dans chaque série (les « abandons », les « maisons », les « marches », les « diagnostics » etc.) et au sein de chaque séquence (« maison 1 », « abandon 2 » etc.), le tempo de la pensée de kaspar est différent, son être à la langue aussi. Cette première architecture spatiale et temporelle a servi à Núria de matrice pour imaginer la structure fondamentale du monodrame musical que nous avons fait évoluer à deux.
Réécrire mon texte pour voix soliste, chœur et électronique a représenté une contrainte me permettant de repenser la voix de kaspar autrement dans le temps (la pièce devait durer 45 minutes) et dans l’espace par le biais d’interactions à construire avec le chœur. Très vite, il m’a semblé essentiel de concevoir deux voix du chœur comme deux autres voix de kaspar. Nous en avons parlé avec Núria. L’ajout de ces voix intermédiaires, des solistes du chœur, une sorte de dialectique en marche, nous permettait de ne pas tomber dans le schéma traditionnel soliste-chœur. Adjoindre à kaspar deux solistes, ses deux autres, pouvant intervenir avec lui, à trois donc, ou seuls ou à deux, crée une polyphonie singulière et ouvre des perspectives nouvelles aussi bien dramaturgiquement que musicalement. J’entends ce que j’écris, je projette les voix dans un espace imaginaire, pour pouvoir écrire. Une partie du chœur a été écrite avant la musique de Núria. Une autre partie du travail est venue plus tard, avec la partition qui se construisait et mon texte alors dialoguait avec la musique.
Ce choix de kaspar en trois voix correspond par ailleurs à ma conception de la poésie pour voix comme dépassement de la querelle entre poésie lyrique et poésie sans sujet, sorte de nouvelle querelle des anciens et des modernes. Je plaide pour une poésie sans épanchement mais incarnée ; avec ces deux solistes et le chœur, j’avais tout ce qu’il me fallait : kaspar n’est pas un personnage mais un être au langage, il déborde ainsi dans ses autres qui incarnent d’autres façons de dire. C’est cela qui m’importe. Back into nothingness présente des voix, la langue poétique y trace un chemin de langue et de pensée qui devient chant. Ce n’est pas un opéra, genre fondé sur la monstration, à la différence de la poésie. On ne montre pas kaspar, mais nous sommes regardés par lui, nous sommes regardés par sa voix, par ses voix. Les deux autres de kaspar n’ont rien en commun avec la démultiplication des Kaspar Hauser dans le Kaspar de Handke, où il est question du processus de socialisation de l’enfant par le langage : le Kaspar de Handke est manipulé et devient une allégorie de l’individu façonné par le langage social, ce qui n’est pas l’essentiel de mon propos. Je cherche à montrer les tendances antipoétiques de notre société, de la modernité, depuis 1800 jusqu’à aujourd’hui d’une part et d’autre part comment un être ayant subi un trauma peut développer des échappées au réel, articuler plusieurs voix/es en lui et aussi plusieurs corps dans la langue : ici une femme et un homme, un contre-ténor et une soprane. Cela ouvre une béance comme il y en a en l’être. Avoir kaspar en trois voix permet aussi de dépasser la question biographique et quasi documentaire qui a été celle de la plupart des œuvres sur Kaspar Hauser depuis le roman de J. Wassermann Kaspar Hauser ou la paresse du cœur jusqu’au film de Werner Herzog L’énigme de Kaspar Hauser. Dans Back into nothingness nous avons pu figurer et faire entendre les interstices entre les différents versants de l’être et aussi déborder volontairement le petit bassin des archives et donc faire voler en éclats la notion de biographie. Ainsi, la fin de kaspar est certes la fin du corps fictionnel mais pas un arrêt de la langue, et la pièce se prolonge par les deux solistes en marche et en voix off, l’être à la poésie demeure :
me souvenais des nuages
comme l’aveugle se figure le cercle
Dans « marche 1 et 2 », j’ai travaillé de façon plus extrême que dans kaspar de pierre à la découverte du langage par kaspar. Dans le livre, je n’ai choisi d’abîmer la langue qu’en certains endroits comme le pronom « je » effacé ou remplacé par une quatrième personne « jl », ou la terminaison escamotée de certains verbes. Mais je ne voulais pas tomber dans l’imitation factice d’un langage « halluciné ». C’est la petite enfance de la langue que je cherchais, là où en était resté kaspar hauser, ce point de régression de la langue jusqu’à l’enfance qu’est pour moi aussi la poésie, en travaillant avec les catégories fondamentales que l’on acquiert avant les mots comme le sec et l’humide, le profond et le plan, le rugueux et le lisse qui sont la première syntaxe de kaspar. Avec le dispositif d’immersion sonore que prévoyait Núria, je pouvais non seulement travailler sur ces catégories fondamentales, mais aussi tenter une traversée de la langue de l’inarticulé à la parole articulée qui se passe pour partie seulement verbalement, pour partie musicalement.
Pour écrire les répliques du chœur, je suis passée assez spontanément à l’allemand, cela s’est fait d’emblée en dialogue avec Núria qui en saisissait le parti-pris musical, la matière sonore qu’elle pourrait développer. Pour moi, cela tient aussi au fait que ce qui va vers le chant en moi s’exprime en allemand. Quand Núria pensait à des masses sonores dynamiques pour le chœur, elles se sont écrites en allemand. Il y avait un passage du français à l’allemand comme sur le sème « or- » et « ur- » pour figurer l’origine, le grand fantasme de notre époque, auquel déjà on voulait assigner kaspar. Je passe de l’un à l’autre, comme le sujet kaspar voyage de Nuremberg à nos oreilles en France. La poésie est une poésie entre les langues, en mouvement, et faire entendre l’écart entre les langues, qu’il s’agisse du français et de l’allemand, ou de la poésie et de la musique, est un des fondements de mon travail de poète. J’appelle cela la « poésie de couloir », un espace libre, blanc, où respirer, qui se crée dans des allers-retours entre différentes langues et qui ouvre la géo-graphie vers des lieux d’écrire.
L’intelligibilité du texte étant importante pour nous, notre choix s’est porté vers une actrice soprane, une actrice qui puisse aller vers le chant et non l’inverse. C’est dans ce sens que s’effectue la poussée du langage de kaspar et il était important pour nous que le texte de kaspar soit interprété par une actrice ayant une formation de soprane et non pas une soprane qui apprenne à dire un texte car cette diction, ce phrasé dans la musique contemporaine est souvent stéréotypé.
F.T. : Diriez-vous que le chœur a quelque chose à voir à la fois avec ceux des Passions de Jean-Sébastien Bach et avec le chœur des tragédies antiques.
Laure Gauthier : L’écriture du chœur comme toute écriture est un dialogue avec le passé pour inventer une autre langue ou pour rajeunir la langue. Il fallait donc inventer une autre façon de penser la voix du groupe face au rôle soliste. C’était pour moi un des chantiers principaux qui posait une question à toute l’architecture poétique et musicale. Renouveler la polyphonie, c’était aussi penser autrement le statut de cette voix constituée de 12 personnes. Je ne l’ai pas conçue comme un chœur à l’antique dans l’acception majoritaire de ce terme, car il y a eu une grande évolution dans la conception du chœur entre le début et la fin de l’Antiquité. Mais disons que le chœur dans Back into nothingness n’est ni une entité, ni un personnage qui répond à la soliste, il n’est pas là non plus pour faire des commentaires sur les thèmes de la pièce. Je l’ai tout d’abord conçu comme une voix impersonnelle qui porte la marque du temps, du passé et du futur, venant interférer et empêcher ou contraindre le présent titubant de kaspar, sa marche et sa parole, parfois son chant. Il est avant tout une façon d’être à la langue. Une temporalité impersonnelle en mouvement qui se développe dans l’espace.
Une des deux fonctions du chœur que j’ai définies en dialogue avec Núria devait être d’incarner le souvenir traumatique de l’enfermement. La tache aveugle du récit. Ce que les œuvres consacrées à kaspar hauser font de façon trop mièvre à mes yeux. Bien sûr, ce n’est pas en représentant le cachot que l’on peut avoir une idée de la « marque » qu’il a constituée pour kaspar. Mais le chœur comme masse sonore impersonnelle pouvait la dire, autrement, en la déplaçant, en gardant l’incarnation et en supprimant la théâtralité et l’épanchement. Il est donc une voix qui dit un temps douloureux, une voix qui se passe en langue, qui parle, chuchote et chante aussi. S’il est la voix du passé traumatique, qui revient de façon sporadique et involontaire, il est aussi le futur de la ville qui vient contraindre kaspar lorsque celui-ci est en marche vers la ville.
Le chœur a une façon d’être à la langue différente dans chacune des séries : ainsi, dans les « diagnostics » a-t-il été conçu en mode « caméra froide », il chante ou parle avec autant d’empathie pour kaspar que la caméra de Godard en éprouve pour les cadavres dans Week-end. Il est aussi une matière vivante, une masse sonore, un espace qui croît dangereusement dans les « abandons » ; il est un ravage dans « résumons-nous », une langue de communication, de gros-titres et de fait-divers, mécanique, qui, comme une herse, décapite la fin des phrases de kaspar. Il n’y a pas de véritable dialogue entre le chœur et kaspar, ce dernier tente de trouver sa langue, le chœur est un empêchement. A la différence de la musique qui, dans les « abandons », vient suppléer à la parole effacée de kaspar dans une sorte de contrepoint, le chœur est à part et troue son discours. Il incarne les tendances antipoétiques de notre société. Qui connaissent une radicalisation hors du commun aujourd’hui. On peut se gausser des protocoles signés par les huissiers interrogeant kaspar, mais ce n’est rien comparé aux évaluations et aux diagnostics de la langue majoritaire aujourd’hui. Le chœur est une polyphonie dangereuse qui, à la fin, n’est plus qu’une question, la question de l’origine à laquelle on voudrait assigner l’enfant trou(v)é. Il emploie la rhétorique du fait divers qui contamine la langue et rend celle de kaspar précaire, l’efface pas à pas, réduisant l’espace de la poésie à des petits îlots fragiles et solides à la fois. C’est là qu’en est la poésie aujourd’hui. Les petits îlots fragiles peuvent-ils tenir en échec la herse efficace ? Le monde boîite, mais il tient la route grâce à ces autres paroles qui se dressent, qui se cabrent.
Je ne peux pas dire non plus que ma conception du chœur découle de celle des Passions de Bach, malgré mon grand attachement à ce compositeur. Chez Bach, les personnages du livret sont représentés par le chœur comme une foule, dans la lignée de l’Antiquité, et le chant soliste et les épisodes choraux alternent. Ce n’est pas le cas dans Back (pas Bach !) into nothingness, même si, comme chez le compositeur allemand, il y a aussi parfois ce « bruitage du chœur » qui interrompt le soliste. A la différence de chez Bach, il s’agit dans Back into nothingness d’une masse sonore impersonnelle et non d’une foule d’individus. Une masse donc, pas une foule.
Néanmoins, je tiens à dire qu’il y a indéniablement dans mes textes, et plus particulièrement dans cette pièce, un dialogue vivant avec le XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle, musical, poétique et théâtral, notamment germaniques : je pense aux drames et à la poésie allemandes de cette époque, fortement rhétoriques, qui est une source vive de questionnements adressés à la langue, je pense aussi à la conception allégorique du chœur dans les drames d’Andreas Gryphius ou de Daniel Casper Lohenstein qui viennent ouvrir ou clore les actes. Il y a pour moi dans ces textes une tension extrême entre un grand statisme et un mouvement de langue, à la mesure de la contrainte. Je revendique aussi l’héritage musical des débuts de l’oratorio et des Passions en Allemagne autour de 1650, je pense aux anciens maîtres comme à Heinrich Schütz et Samuel Scheidt, mais également à Dietrich Buxtehude, Matthias Weckmann, Johann Theile qui a écrit une très belle Matthäus-Passion en 1673, ou encore à Reinhard Keiser et sa célèbre Brockes-Passion. Je n’ai en rien repris la disposition et la fonction du chœur de cet héritage-là, en revanche cette musique m’accompagne et me traverse quand j’écris ma « musique avant la musique ». Et ces sources ne m’ont en rien empêchée de suivre le mouvement musical de Núria ensuite, pour compléter les répliques du chœur en fonction de son avancée dans la partition. Toujours ce double mouvement du texte vers la musique et de la musique vers le texte. L’œuvre advient à la ligne de partage des eaux.
Réinventer un chœur contemporain et poétique a été un des grands enjeux de l’écriture de cette pièce pour Núria comme pour moi.
F.T. : Quelles sont les bases du projet musical ?
Núria Giménez : L’œuvre est écrite donc pour voix solistes, chœur et électronique. Pour cette dernière, beaucoup de travail de resynthèse notamment de sons concrets de pierres, de vent, de la rue, mélange entre synthèse et sons bruités, travail sur l’ambiguïté. Le chœur comporte une douzaine de chanteurs. On peut évoquer ici le concept d’image sonore, que j’ai découvert et analysé il y quelques années par biais de la pièce de Philippe Hurel, « Fragment de Lune ». Ce concept se fonde sur la notion de "perception écologique" : pour grouper les événements sonores, notre cerveau résume souvent un ensemble de sons en une image globale (plus ou moins concrète).
Je travaille aussi sur la déformation de ces images. Dans Back into nothingness la resynthèse de sons concrets me permet de fabriquer des images sonores métaphoriques du texte. Je cherche à créer des rapports entre les images du texte et les images de la musique. Un exemple : le nuage, qui devient un nuage sonore, un nuage de syllabes. Je travaille à partir de sons dont beaucoup ont été enregistrés par moi-même, des sons de forêt par exemple, captés à 360°. Il y a aussi tout le travail sur les transitions. Le passage par exemple, dans le texte, des consonnes à des syllabes et des syllabes à des bouts de phrase, en écho à la découverte et l’apprentissage de la langue par Kaspar Hauser.
Laure Gauthier : Il y a dans la musique vocale contemporaine trop souvent des questions posées au texte qui ne sont pas contemporaines mais viennent des deux siècles précédents, parfois sans que cela ne soit véritablement conscient ou choisi. La présence du texte est parfois vécue par les compositeurs comme un diktat et leur musique ne s’y retrouve pas. Je crois pour cela aussi qu’il est essentiel que poètes et compositeurs se parlent tout comme Núria et moi nous nous sommes parlé deux ans et demi durant. Que le temps passé à discuter d’un texte et d’une musique ne fasse pas peur, au contraire, dans une époque où la pression économique et temporelle est extrême. Trouver ce temps pour imaginer une œuvre est à mes yeux le seul moyen de résister et d’inventer un art nouveau.
Pour Back into nothingness, le travail avec le concept d’image sonore a été déterminant. Núria a travaillé sur la formation et la déformation de ces images que sont dans mon texte notamment le nuage, la terre ou le lac de montagne. Elle ne redit pas le texte, ni ne l’illustre, elle cherche sa façon à elle de développer ou de dégrader une image. Elle a cherché des équivalents, d’une langue à l’autre. De mon côté, je considère mon travail avec des compositeurs, des plasticiens et / ou des vidéastes comme une œuvre de traduction. Il faut alors trouver des équivalences, dire, sans redire. C’est cette collaboration qui m’intéresse. Je ne « laisse » pas l’œuvre-texte à la compositrice, je ne « livre » pas de « livret » mais j’accompagne le processus de traduction, de passage d’un langage à l’autre. Dans la réciprocité. Le texte ne doit rien fixer, enfermer, il faut ouvrir la langue et faire œuvre ensemble. Trouver des passerelles fréquentables. L’image sonore en est une. Je crois qu’il existe une poésie « entre les langues ». Je travaille dans cet esprit et le travail avec Núria s’est fait ainsi.
Bien sûr, en tant que poète, j’ai un regard particulier sur la musique vocale. Une forme d’intelligibilité me semble importante. Le traitement strictement musical de la voix ne me semble pas une solution généralisable. La voix humaine n’est pas seulement instrument, elle est instrument et interprète, personne vivante en un temps présent. C’est sa singularité. Le texte poétique n’est pas non plus qu’une partition ou une matière à faire résonner. Il y a là à mes yeux un grand chantier d’avenir pour poètes et compositeurs et bien des nouveaux chemins à explorer pour ne pas retomber dans les formules du passé. Chaque œuvre vocale doit réinventer le lien entre le texte et la musique.
Pour Núria Gimenez et moi, il n’y avait pas d’obligation du chant. La parole poétique est proférée, dite, articulée, tue, accueillie et elle est présente avec la musique, ou seule, elle est une parole qui parfois devient chant. J’avais noté en gras certaines phrases qui ont un autre statut de voix, qui était des phrases que j’entendais chantées, des moments d’incantation, moments sibyllins : kaspar comme sibylle.
Núria a fait un travail fin et novateur sur l’articulation de cette parole pour inventer des possibilités multiples entre parler et chanter qui ne soient ni un simple parlando ni le Sprechgesang. Entre la parole dite et le chant, on trouve trop souvent des réflexes interprétatifs ou compositionnels du passé. Des formules qui n’ont parfois que trop peu de liens avec le texte interprété. Cela ne vient pas des interprètes, mais d’un manque de renouvellement de la pensée du lien entre poésie et musique. Il faudrait vraiment repenser ce qui chante ou non dans la poésie. Nous vivons grandement sur les réserves génériques et esthétiques du siècle passé !
Pour mettre un texte en musique, il faut savoir où en est le langage poétique de son temps, sa poussée, ce qu’il ouvre, et réciproquement le poète doit aussi savoir où en est la musique aujourd’hui. Cela demande à la fois une connaissance du passé et une conscience aigüe du présent de la langue et du présent de notre monde. Le travail avec un poète vivant est primordial car on ouvre ensemble une porte, on pousse ensemble, comme une coulée de lave. On invente un langage et une musique ensemble même si l’un écrit avec ses mots depuis la musique et pour la musique, et l’autre écrit avec ses notes et ses sons pour le texte et depuis le texte.
Il n’y a pas une musique avant le texte ou un texte avant la musique mais une co-existence et des avancées souvent irrégulières, comme un bâtiment que l’on construirait ensemble, chacun avec ses compétences mais selon un plan que l’on trace de concert.
FT : Quelles étapes ensuite dans le travail commun ?
Núria Giménez : Nous avons parlé du schéma de départ, il a été découpé en sous-schémas, voire en sous-sous-schémas, pour un travail par parties et par séquences temporelles. Avec un va-et-vient constant entre moi et Laure, soit que je demande à Laure des interventions sur le texte, soit que celle-ci me fasse remarquer que telle ou telle partie est indispensable pour l’intelligibilité générale du projet.
Laure Gauthier : Je crois qu’on peut parler de chantier. Comme toute architecture à construire, il y a un calendrier. Se sont donc établis après un long dialogue une première base textuelle, puis une esquisse musicale quasi simultanée, puis un autre texte réécrit dans un dialogue régulier avec des séances de travail chez moi, au café ou par Skype. Dans une autre phase, Núria a avancé dans la partition du début vers la fin. Ses besoins évoluaient avec le temps et j’ai effectué, dans cette deuxième phase, un autre travail, plus strictement musical en écrivant des parties nouvelles pour le chœur et quelques-unes pour kaspar. Le « résumons-nous » aussi s’est construit à ce moment. Ensuite, nous avons homogénéisé et tenu compte de l’équilibre général de la pièce. Il y a depuis une nouvelle étape vers la réalisation de l’œuvre. Les institutions qui nous soutiennent nous ont témoigné beaucoup de confiance, c’est à souligner. Damien Pousset, puis l’équipe du GRAME et Frank Madlener pour l’IRCAM ont lu attentivement le texte de départ et aussi le livret dans sa version intermédiaire. Il y avait une même confiance au sein de l’équipe artistique. Là encore, tout le monde accompagne l’œuvre vers sa réalisation. Chacun en fonction de ses compétences, je suis heureuse que le poète ait été véritablement intégré au processus de création, ce qui est essentiel mais malheureusement rare. J’ai rencontré et aussi fait des séances Skype de septembre 2017 à février 2018 avec Anna Clementi, la soliste, j’ai pu m’entretenir régulièrement avec Giuseppe Frigeni qui, dans sa scénographie fait le lien entre la musique et le texte par le biais d’une installation scénique et d’une scénographie lumière qui concentre les éléments. Il était important pour moi d’avoir une pensée scénique de la part de quelqu’un qui connaît bien mes textes et a une grande expérience de la scène musicale. Il a ainsi retenu la terre et le verre, le minéral, comme matières premières de son installation. Enfin, Nicole Corti, la chef de chœur, a éprouvé le besoin d’approfondir, elle aussi, sa lecture du texte et de m’en parler afin de faire le lien avec les interprètes du chœur Spirito. J’assisterai aux répétitions toute la semaine avant la création. Ce dialogue est nécessaire, et je pense que cela s’entend et se voit. Que toutes ces étapes de travail collectif participent à la création d’un son nouveau le jour de la re-présentation. Núria et moi présentons une œuvre aux interprètes qui la re-présentent au public, aux auditeurs-spectateurs. Les interprètes et le scénographe portent le projet et l’œuvre ne trouverait pas son sens sans eux. Je trouve important que notre façon de travailler avant que la partition ne soit établie perdure jusqu’à la création. Une véritable œuvre collective. Je suis persuadée que cette confiance joue un rôle essentiel.
FT : Pourriez-vous donner une idée du déroulé de l’œuvre ?
Núria Giménez : Après une introduction confiée à l’électronique, « Marche 1 » avec le vent, la respiration, de petites phrases en voix off, du texte entrecoupé (chœur et solistes du chœur), une transition électronique puis « Marche 2 », avec de petites phrases, une apparition du sens, un côté progressif, chœur et solistes de nouveau, mais aussi quelques consonnes de kaspar, presque rien. Puis une coupure, kaspar parle avec difficulté. Puis ce sont les « Maisons », trois en tout, où kaspar parle davantage, avec en fond le chœur avec des effets de superposition. Le chœur se fait plus imposant, plus agressif, plus parlé et il y a comme une lutte entre kaspar et le chœur. La construction est la suivante : « Maison 1 », « abandon 1 », « diagnostic 1 » ; » maison 2 », » abandon 2 » ; « maison 3 », « diagnostic 2 » et enfin « abandon 3 », partie la plus longue qui marque la fin de l’œuvre avant sa coda intitulé « résumons-nous » qui mêle quelques phrases du texte énoncé et des allusions répétitives à des faits divers récents.
Quant au travail musical, il est fondé sur des notes polaires, qui fonctionnent comme guides pour le travail harmonique et rythmique.
Laure Gauthier : Oui, « Marche 1 » est la sortie de l’enfermement, une titubation kinesthésique et l’entrée dans le langage en même temps que l’entrée dans le monde, l’épreuve du corps en souffrance, les pieds en sang dans la terre au moment où les yeux découvrent les nuages et où kaspar tente de dire, cherche le langage articulé, lequel se constitue progressivement dans « marche 2 ». La langue de kaspar est alors une sorte d’arte povera faite de terre et de nuages mais sa pensée est en marche et plus complexe. Les « maisons » (1, 2, 3) sont des espaces intacts où respirer, architectures fragiles mais qui peuvent accueillir la parole de kaspar qui devient plus singulière dans ces lieux de langue, il y pose un semblant de « j ». Ce sont des architectures plus concrètes, on y trouve l’évocation des sons « de la vasque », des bruits rassurants, un monde habitable, quelques instants, une capacité à vivre le présent, à l’entendre, la dernière maison étant la tentative malheureuse d’aimer, de prononcer ce terme : la seule fois où kaspar pose un « je », c’est une citation d’« elle » à qui il n’est fait qu’allusion. Il y a au fil des « abandons » une érosion de la personne et de son langage. Les « abandons » constituent un univers de sons plus que de musiques, une difficulté extrême à faire coïncider ce qu’il ressentait, la douleur, et les termes censés porter celle-ci. C’est donc à ce moment précis un renoncement au lyrisme et au sentiment, la musique exprime la déchirure autrement, à froid. Je pensais aux gouttes qui tombent dans les films de Tarkovski, il y a quelque chose de l’ordre de l’eau et du bris dans ce qu’il reste du langage. Les « diagnostics » sont des menaces faites au langage, une tentative d’incorporation de la langue poétique par la langue utile et fonctionnelle qui refuse de se plier au réel. Le combat est presque perdu dans « résumons-nous » : il y a là un double mouvement. D’une part, les phrases de kaspar qui faisaient signe vers le chant réapparaissent autrement, de façon qui semble aléatoire, comme à l’approche de la mort, et libèrent la syntaxe. D’autre part, ces phrases sont entourées de deux longs moments où le chœur ne parle qu’à la façon d’un fait-divers, envahissement généralisé de la parole par les gros-titres, de kaspar hauser à nos jours, sorte de constante de la modernité, fait-diversification de la langue, une démesure dans laquelle on se vautre, je pense au veau d’or dans l’acte II de Moïse et Aron de Schönberg ; mais dans Back, il s’agit d’une débauche que le chœur profère sans sentiment, sans accent dramatique, il est à ce moment procédurier, comme notre monde.
F.T. : Qu’en est-il de la voix ?
Núria Giménez : L’œuvre est marquée par une apparition progressive de la voix dans ses différentes possibilités d’émission. Il y a la naissance timide d’un tout petit peu de chant, il y a une progression des syllabes, vers des phrases, vers le chant, il y a une forme de Sprechgesang.
Il y a une opposition entre la violence, avec des sons métalliques, des glissandi dans l’aigu du chœur, des coupures très nettes, des silences et les phases qui traduisent l’émerveillement ressenti par kaspar par moments, avec des mirages sonores, des sons très éloignés et un peu étirés dans le temps.
Laure Gauthier : La voix est bien sûr la clef de voûte de l’architecture à construire entre poésie et musique. Avec le silence. C’est par la voix que s’articule la langue. Elle peut passer de la parole au chant, ce ne sont pas des « états » définitifs mais ouverts et évolutifs. Dans la musique vocale, les grandes évolutions se sont faites à partir d’une transformation de la conception de la voix et ensuite de la technique de chant, que cela soit aux débuts de la monodie en Italie ou au moment où Schönberg mettait en œuvre le Sprechgesang. Il est important de réinventer des chemins et des façons d’être à la voix. Je crois que si la voix actuelle, dans les monodrames ou les opéras, peine un peu à se renouveler, si plusieurs compositeurs hésitent toujours entre un traitement purement musical de la voix ou une voix qui parle, c’est que le statut de celle-ci vis-à-vis du texte chanté n’est pas suffisamment repensé. Il y a eu un renouveau de la pensée de la voix dans les années 1970 et 1980 en France, notamment autour de Barthes (Le grain de la voix), ou de Derrida (La voix et le phénomène) ou encore de Michel Chion et de ses travaux sur la voix au cinéma mais je crois qu’en 2018, il faut repenser la voix dans toutes ses composantes. Que les poètes doivent réinterroger la voix tout comme les compositeurs. Beaucoup de colloques ont lieu en ce moment sur ces questions, ce n’est pas un hasard. Les artistes doivent dialoguer avec la recherche contemporaine. Un art vocal plus radicalement nouveau doit naître.
Back into nothingness pose, je l’espère, quelques questions à la voix aujourd’hui. En quoi la poésie fait-elle signe vers le chant, en quoi la poésie est-elle incantation ou profération, quel est le statut vocal du texte poétique, que faire de l’intelligibilité, doit-on renoncer au chant et comment chercher de nouveaux chemins de traverses entre parole et chant sans en rester à l’héritage du Sprechgesang ? Dans kaspar de pierre, je parle d’une « incantation sans liturgie », dans Je neige (entre les mots de villon) (à paraître Lanskine 2018) se trouve la voix de villon et de ses autres ainsi que des « voix » impersonnelles qui dialoguent avec les « voix de villon », dans Le terme des lamentations (inédit), je développe trois voix sans épanchement, qui expriment une plainte que l’on pourrait qualifier avec Philippe Beck de « sèche ». Philippe Beck mène sur ce point une réflexion essentielle, notamment dans Contre un Boileau, sur le « lyrisme sec » ou « lyrisme objectif » qui est un chant du sens, à l’œuvre dans sa poésie. Le compositeur Francesco Filidei et l’écrivain Joël Pommerat entament, quant à eux, un vaste chantier de collaboration pour renouveler la pensée de la voix notamment dans une œuvre, Inondation, qui sera créée à l’Opéra-comique en 2019. Voilà des raisons d’espérer. Je crois à une poésie pour voix qui permet de sortir de l’ornière entre une poésie sans sujet et une poésie lyrique et de sauver la dimension sibylline de la poésie mise à mal aujourd’hui.
F.T. : Qu’est-ce que le travail avec l’autre vous a apporté à chacune dans votre propre pratique ? Cela vous a-t-il ouvert de nouvelles possibilités, permis certaines évolutions dans votre travail ?
Núria Giménez : Le travail avec Laure m’a fait beaucoup réfléchir à l’écriture, à la forme et aussi à la dramaturgie. C’est aussi ma plus longue œuvre à ce jour, avec un important travail sur l’espace. J’ai découvert dans cette collaboration des possibilités, comme le rôle que pouvait jouer un chœur, pas seulement dans la dramaturgie mais musicalement aussi. J’ai découvert des possibilités pour articuler un texte, un scénario et un projet musical. J’ai aimé pouvoir travailler sur un texte non figé que l’on pouvait faire évoluer par opposition à un texte qu’on ne peut en aucun cas modifier. J’ai aussi été très intéressée par le travail sur l’intelligibilité.
Laure Gauthier : Back into nothingness est également le texte le plus long que j’ai écrit pour la musique à ce jour. En 2016, j’ai écrit pour Fabien Lévy une œuvre plus brève (Nun hab’ ich nichts mehr, 2016), et je travaille en ce moment à des œuvres d’une trentaine de minutes avec les compositeurs Arturo Fuentes et Xu Yi pour l’horizon 2020. Back into nothingness était donc un travail sur le temps et dans le temps particulièrement intense et fécond. C’est aussi la seule pièce strictement électronique pour laquelle j’ai écrit, ce qui diffère d’une pièce pour ensemble instrumental ou d’une pièce mixte. J’ai donc appris beaucoup sur la spatialisation du son, sur différents programmes pour la voix, développés notamment à l’IRCAM. J’ai fait évoluer mon texte en ce sens et découvert toutes les possibilités que cela offre aussi pour le poète. Je pense, par exemple, au travail effectué par Núria sur les consonnes, sur le balbutiement et la synthèse concaténative (logiciel Max, application Mubu) déconstruisant le texte et classant le matériau (consonnes, mots, syllabes) avant de réarticuler d’autres réseaux sonores. Cela ouvre aussi des chemins poétiques, non strictement musicaux.
En outre, le fait de travailler pour une soliste et un chœur et non pas seulement pour une voix ou deux voix m’a permis de construire une architecture plus complexe et ambitieuse que je n’avais eu l’occasion de le faire. Je travaille en ce moment à un nouveau projet pour la compositrice Xu Yi où il y aura aussi un chœur. Par ailleurs, j’écris un récit poétique Les corps caverneux. J’y dessine les contours d’une musique de la caverne et d’une musique des nuages, et ouvre la possibilité qu’ensuite des compositeurs lancent une pierre dans mon jardin comme j’en ai jeté une dans le leur.
Mon écriture depuis marie weiss rot / marie blanc rouge (2013) où quatre voix étaient en présence, reste polyphonique, elle n’écarte pas systématiquement la personne mais en dépasse très largement les bords, en la démultipliant, la réduisant et en ajoutant d’autres voix qui peuvent être impersonnelles.
Cette collaboration de deux ans m’a également permis de renforcer la cohérence entre mon travail poétique et scientifique. J’ai entrepris de faire un état des lieux du lien « poésie et musique aujourd’hui » pour la revue Remue.net avec Sébastien Rongier qui paraîtra à partir de début septembre. Je mène en ce moment plusieurs entretiens avec des compositeurs et des poètes sur ces questions et je prends en compte des œuvres qui, dans l’ensemble, ont moins de dix ans afin de rendre compte de la diversité des chemins possibles. Je vais compléter ce dossier à partir de l’automne 2018 par une série d’interventions à l’IRCAM en collaboration avec Philippe Langlois dans le cadre du Cursus de composition et d’informatique musicale.
©Muzibao, Laure Gauthier, Núria Giménez, 2018
*NB : il faut peut-être rappeler que Kaspar Hauser, parfois décrit comme enfant sauvage ou l’enfant du placard, dit aussi « l’orphelin de l’Europe » est un jeune homme qui a fait son apparition en 1828 à Nuremberg après des années de solitude recluse sans presqu’aucun contact avec la civilisation. Son histoire qui a considérablement passionné les foules est parfois considéré comme le premier fait divers qui ait circulé en Europe et une des premières manifestations d’une certaine violence médiatique. Kaspar, à qui on a souvent prêté une ascendance prestigieuse et occultée, va se trouver brutalement mis en contact avec la société et la langue qu’il avait ignorées jusqu’à présent. Laure Gauthier a fait deux constats. D’une part que cette histoire a inspiré les écrivains ou les cinéastes (Werner Herzog, Georg Trakl, Paul Verlaine, Véronique Bergen, Peter Handke pour ne citer qu’eux) mais très peu les musiciens, à la différence d’un Wozzeck. Et que d’autre part, les archives, relativement documentées sur le confinement de Kaspar puis sur son histoire dans la société, étaient muettes sur la transition entre ces deux mondes, la marche de Kaspar de son lieu de confinement vers la ville. C’est sur cette partie-là qu’elle a focalisé son livre Kaspar de pierre et c’est bien sûr sur cette étape-là que se sont concentrées la poète et la musicienne lors de l’élaboration de Back into nothingness, œuvre dont le titre est emprunté à une gravure de Max Klinger.
Pour en savoir plus sur le projet Back into nothingness (production Grame-cncm, coproduction Ircam, Spirito, festival Archipel, Théâtre National Populaire), dont la création mondiale aura lieu les 16 et 17 mars dans le cadre de la Biennale Lyon Musique en scène, au TNP Villeurbanne, cliquer sur ce lien. La pièce est ensuite créée au théâtre de l’Alambra à Genève le 24 mars, dans le cadre du Festival Archipel :
https://www.leprogramme.ch/concerts/back-into-nothingness/geneve/alhambra/festival-archipel-2018
Site de Laure Gauthier
Site de Núria Giménez-Comas
Illustrations : schéma de travail et extrait de la partition (pages 1 et 20).