Alain Bancquart : il y a trace…
par Jean-Marc Chouvel
L’homme qui vient de nous quitter était pour beaucoup d’entre nous un ami. C’était aussi un maître, et, au-delà, une grande figure de musicien. Violoniste, puis altiste, il a joué avec les plus prestigieuses phalanges orchestrales : à commencer par l’orchestre des concerts Lamoureux, dont les horaires de répétitions le priveront de l’enseignement d’Olivier Messiaen. Puis ce fut l’orchestre du casino de Vichy, l’orchestre lyrique de la radio, et enfin l’orchestre National dont il sera troisième alto solo. Cette fréquentation intime du répertoire orchestral et la rencontre de grands musiciens comme Charles Frey, qui forma le trio à cordes de Paris, ou Marie-Claire Jamet, qui joua toutes ses pièces de harpe, n’ont pas été sans incidence sur la trajectoire du compositeur.
Car très tôt, c’est dans cette direction qu’il infléchit sa formation. Il commence les classes d’harmonie avec Challan en personne, avant de l’entendre dire du Sacre de Stravinsky « Si c’est ça le printemps, j’aime mieux l’hiver ». Il quitte immédiatement la classe. Car la musique, pour Alain Bancquart était un feu sacré, que l’on ne peut pas profaner impunément. Il travaillera alors le contrepoint et entrera dans la classe de composition de Darius Milhaud, avant d’en être chassé par des jurys peu perspicaces.
Ce n’est donc pas de ces études-là que vient la veine fondamentale de son style musical. À l’âge de seize ans, il découvre en effet, dans un concert au grand amphithéâtre de la Sorbonne, en même temps que la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartok, une œuvre de Marina Scriabine pour Ondes Martenot écrite en quarts de tons. Dès lors, il n’aura de cesse de s’initier à l’écriture pour les micro-intervalles : d’abord pour son propre instrument, puis pour le trio à cordes de Paris, pour lequel il concevra ce qu’il considère comme son premier opus : Thrène. Suite à une commande, viendra Jeux pour lumière, pour trio à cordes et orchestre, le premier enregistrement discographique d’une longue série.
La vie de musicien d’orchestre n’est pas facilement compatible avec les préoccupations d’un compositeur. La carrière d’Alain Bancquart va alors s’infléchir vers la direction artistique, d’abord auprès des orchestres de régions de la Radio, puis de l’Orchestre National de France. La responsabilité d’un grand orchestre n’est pas non plus une sinécure, surtout si les circonstances ne sont pas parfaitement favorables. Le directeur de la musique au ministère de la culture, Jean Maheu, fait alors appel à lui pour le poste d’inspecteur de la musique. En parallèle, il devient producteur pour la radio d’une série de concerts publics intitulée Perspectives du XXème siècle. Il parlait de cette expérience comme d’une sorte d’âge d’or, où quasiment tous les rêves musicaux devenaient possibles. La direction artistique était partagée avec un compositeur invité, les interprètes pouvaient donner librement le meilleur d’eux-mêmes, et parfois au-delà, comme cette folle journée où Pierre-Yves Artaud interpréta 44 partitions de musique contemporaines en plus d’un abondant programme d’œuvres de Jean-Sébastien et Wilhelm Friedman Bach. À travers cette expérience unique, ce pays doit à Alain Bancquart une culture de la musique contemporaine et un goût pour la diversité dans l’exigence qui marqueront toute une génération. Il lui doit aussi, à travers son action comme inspecteur de la musique, deux institutions, le Centre de Documentation de la Musique Contemporaine et Musique Française d’Aujourd’hui, qui ont été déterminantes pour la vie musicale de toute une époque. Leur disparition récente ne fait que rajouter à la tristesse qui est aujourd’hui la nôtre.
Outre cette action institutionnelle, Alain Bancquart fonde en 1977, en compagnie de Hugues Dufourt et de Tristan Murail, le Collectif de recherche instrumentale et de synthèse sonore (Criss). C’est une étrange ironie de l’histoire que l’on célèbre le jour même de son enterrement, pour le concert d’ouverture du festival Présences, les deux autres compositeurs du collectif. Et cette « absence » des programmations officielles devra tout de même un jour être comblée, bien au-delà de l’hommage ponctuel qui lui sera bientôt rendu.
Car il est grand temps de prendre conscience de l’œuvre immense que laisse aujourd’hui le compositeur. Cette œuvre demeure l’axe vertébral de toute une vie. Appelé par Marc Bleuse à réformer les études d’écriture et de composition au Conservatoire, Alain Bancquart opère une dernière mutation, comme professeur de composition, dans l’espoir de contribuer à élargir pour les plus jeunes le champ d’action de l’écriture musicale. Il aura de nombreux élèves. Son attention pour les nouvelles générations et pour leur faculté à exister comme compositeurs ira jusqu’à créer un atelier instrumental et à le diriger lui-même. Plus tard, à travers l’ORME, Organisation de Résistance Musique Esthétique, il organisera encore des concerts, à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, et, jusqu’au bout, avec la complicité de Yannick Poirier, en créant, en plus des concerts, cette collection que son analyse pointue des tournures d’esprit politiques de son temps lui fera appeler Inactuelles, en réaction à la déconfiture idéologique instaurée par l’introduction perfide du terme de « musiques actuelles » par les soi-disant élites culturelles de ce pays. Il écrivait ainsi, dans Musique : habiter le temps, « Un des paradoxes de notre époque est donc celui-ci : les moyens de diffusion sont immenses, l’argent est donné par les pouvoirs publics en quantité non négligeable et la connaissance même de l’existence d’un art est en train de disparaître ».
Alain Bancquart a compris très tôt que les micro-intervalles offraient au compositeur du vingtième siècle un nouvel univers musical à explorer. La découverte de la partition du Visage Nuptial de Pierre Boulez, et la rencontre avec la pensée du compositeur russe Ivan Wyschnegradsky ont été indubitablement des moments clefs. Peut-être aussi l’occasion de sentir des limites : celles d’un usage sériel des quarts de tons, auquel on pouvait attribuer l’échec de Polyphonie X, et celle de l’infinité du continuum, qui posait des problèmes pratiques d’écriture et d’interprétation. Dans le cadre des Perspectives du XXème siècle, Alain Bancquart avait programmé La journée de l’existence, et Wyschnegradsky, un homme déjà très âgé que les aléas de l’histoire avaient amené à finir sa vie dans un minuscule deux-pièces du quinzième arrondissement, l’avait accueilli d’un « Vous êtes l’ange de l’annonciation (1) ». Nul doute que cette anecdote marquait du sceau du destin une vocation. On peut considérer que l’œuvre d’Alain Bancquart est orientée par la volonté de rendre cet univers musical fonctionnel et parfaitement maîtrisé dans son écriture.
Il y a une deuxième source d’inspiration fondamentale dans l’œuvre d’Alain Bancquart : c’est la poésie. Il a partagé sa vie, mais aussi son œuvre, avec celle qui fut sa compagne et sa muse, la grande poète Marie-Claire Bancquart, au point qu’il écrira : « je lui ai emprunté la plupart des titres de mes œuvres, qui sont en très grande et très secrète partie les siennes (2) ». Son dernier livre, Il y a traces de nous (3), publié après le décès de Marie-Claire, témoignera de cette aventure unique dans l’histoire.
Alors, ces traces, ce sont aujourd’hui des œuvres : celles que nous avons entendues, et qu’il faut redécouvrir, parce que leur puissance et leur originalité n’a pas pris une ride ; et celles que nous ignorons encore et qu’il nous reste à découvrir. Le vieil homme était resté un jeune homme : il a composé jusqu’au dernier souffle des musiques hors du temps. Et s’il y a dans son impressionnant catalogue, beaucoup de titres formidablement imagés, D’une fougère bleue les veines, À la mémoire de ma mort, Entre désert et ange etc. il y a aussi des symphonies, des concertos, des duos, des sonates, des quatuors…
Alain Bancquart a passé un temps considérable de sa vie dans le Labyrinthe/miroir de l’écriture musicale. « L’écriture, expliquait-il, ne connait de repos en aucune de ses parties, chaque instant devant pouvoir être à la fois nécessaire au tout et suffisant en lui-même (4) ». Mais cette rigueur devait être fondée sur ce qu’il appelait « la combinatoire systématique de l’imaginaire (5à ».
Voilà cher Alain, le fil déroulé dans le labyrinthe de l’existence. Étais-tu le minotaure ? Dédale ? Le roi Minos ? ou Thésée lui-même ? « [Il s’agissait pour moi], écrivais-tu, d’inventer une musique qui soit le mythe, et avant tout ce labyrinthe, qui est plus et autre chose qu’un lieu : un ensemble de forces, un réseau de possibles à l’intérieur duquel vit, joue, rit et assume son innocence absolue, la créature mi-homme mi-taureau, terrible et admirable, qui ne connait ni la douleur ni la souffrance […] ».
Jean-Marc Chouvel
1. Bancquart, Alain, Musique : habiter le temps, Symétrie, Lyon, 2003, p. 30.
2. Bancquart, Alain, Qui voyage le soir, Tschann Librairie, Paris, 2010, p. 37.
3. Bancquart, Alain, Il y a traces de nous, Delatour France, Samzon, 2020
4. Musique : habiter le temps, op. cit. p. 81.
5. Ibid. p. 58.
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