Un dérangement musical
I
Ce disque propose une interprétation tout en retenue, presque en délicatesse. On avait personnellement découvert l’œuvre, dans les années 80 avec Edo de Waart, immédiatement après avec André Previn et son Royal Philharmonic, un disque qu’on considère toujours comme la référence. On avait apprécié la version de Mariss Jansons avec le St Petersburg Philharmonic, qui n’est pas sans qualités. Il y eut celles, à deux reprises, d’Eugène Ormandy, dont on garde quelque souvenir. On a en revanche été très déçu par le coffret Rachmaninov de la « Discothèque idéale de Diapason » qui contient une interprétation par Kurt Sanderling avec Leningrad. Est-ce dû à l’enregistrement, mais l’impression conservée est celle d’une musique qui a perdu son énergie et son suc.
En revanche, le beau disque proposé par Dmitry Liss, tout en restituant à l’œuvre sa force, parvient à la nettoyer, grâce au travail d’interprétation tout en finesse, de son gras, ou de ce que l’on prend pour tel, ce qu’on tente d’expliquer dans ce qui suit. Toujours est-il qu’il est définitivement acquis que cette musique est à prendre très au sérieux et qu’elle compte parmi les plus belles de la toute fin du romantisme, presque agonisant, bien que toujours survivant, dans le contexte d’une révolution musicale recourant quant à elle, avec virtuosité aux archaïsmes pulsionnels à la source anthropologique de la danse (le Sacre du Printemps de Stravinski) et cette autre qui pointe avec les formalismes (la musique sérielle qui provient du dodécaphonisme et dont le rapport avec le romantisme viennois est, avec le recul, pourtant manifeste, plus qu’évident, dans la mesure où il apparaît en antithèse totale avec les sérialistes de tout bord qui ont suivi quelques décennies plus tard).
II
Longtemps on l’aura évité, en lui tournant délibérément le dos, d’un haussement d’épaule accompagné d’un sourire condescendant, rien que cela à l’égard de l’immense pianiste qu’incontestablement il était, parfois même d’un rictus méprisant et recherchant autour de soi, comme font les niais, l’approbation des rieurs. Car sérieusement, qui pourrait encore trouver quelque intérêt à cette musique, celle de Serge Rachmaninov, lorsque l’existence se déroule présentement en compagnie des quatuors de Haydn, ceux de Mozart, les absolus que forment ceux de Beethoven, la musique de Bruckner, de Mahler, de Sibelius, de Schoenberg et de Berg, et de Sibelius, ces derniers qui furent les contemporains du musicien russe ? Passe encore pour Rach 3 comme disent avec toujours autant de délicatesse les Américains (prononcez « Rak three », en soulignant grassement le chiffre après avoir aiguisé le « k »), à savoir le troisième concerto pour piano, passe pour le générique d’une déjà très ancienne émission littéraire de la télévision (un passage cette fois-ci du premier concerto pour piano), passe peut-être surtout pour la musique de piano…
Mais les symphonies ! S’agissant de la musique pour orchestre, on isolera le poème symphonique L’île des morts. Pour le reste, a-t-on longtemps ajouté, quelle guimauve, quel mauvais goût ! On a même entendu certains, nombreux, parler de vulgarité, oui de vulgarité ! Les mêmes beaux esprits ont utilisé des qualitatifs identiques à propos de G. Puccini.
Le goût ? Il n’est même plus requis, en musique du moins, semblent ajouter les mêmes esprits, pour la simple et, précisera-t-on de son côté, mauvaise raison que la subjectivité est passée de mode, qu’elle n’a pas de consistance et encore moins de pertinence. On ne sait trop, à l’inverse, ce qui exige d’être considéré : la perfection formelle, l’originalité sonore, le « message » ou sa sublime absence en compagnie toutefois de ses blancs, la radicalité… ? Sans doute autre chose encore. Sans un certain angle, il n’y a guère à s’en alarmer, car le goût est tellement sujet à vaines disputes qui n’alimentent que les classes et les castes. Toutefois, ceci reste en suspens : que signifie et qu’implique ce rejet, qui signifie au fond sa disparition, du goût, si ce n’est un effacement – et n’est-il pas au moins problématique si ce n’est violent ? – de la subjectivité et quelles que soient ses formes, des plus élémentaires, physiques, aux plus élaborées, culturelles et instruites, aux plus complexes, celle de nos nerfs mis à l’épreuve dans l’époque qui est la nôtre ? Qu’une musique fasse l’objet d’une forme d’effacement, on dirait, horresco referens, de liquidation, traduit des allures et des réflexes d’indignation comme en ont les pudiques – et le fond de cette dernière ne tient-il pas à un nouveau et très mystérieux, parce qu’encore très peu repéré et analysé, puritanisme ? Certes, il aura bien fallu, et il le faut au demeurant bien, réagir aux excès du romantisme (mais c’est pourtant de nature !), qui tiennent essentiellement, mais nous y sommes encore d’une certaine manière, embarrassée, donc ignorante et comme culpabilisée, à laquelle, dans la facilité, personne n’échappe, à l’esthétisation « fin de siècle » que l’on pratique de façon directe ou inversée dans certains milieux et contextes que l’on dit avec grandiloquence « culturels ».
Il reste qu’on n’a pas pris la mesure des vides laissés par cette désertion de la sphère subjective, comme si tout en avait été dit et qu’il n’y avait par conséquent plus rien à explorer, à découvrir et à contempler en elle. Au juste, a-t-on pris la mesure, avec tous ses effets y compris sur la musique, à l’aune des événements politiques du XX° siècle, un peu oubliés à présent, des mécanismes qui se répètent parce qu’ils sont ignorés, le temps s’étant écoulé, engendrés par les radicalités de gauche et de droite, communistes (les vrais inventeurs des formalismes en art et des liquidations en chair et en os) et nazis (les vrais impuissants, les vrais castrés de toute humanité, les rejetons de l’abîme qu’ils ont eux-mêmes creusé) ? À cet égard – Thomas Mann en a fait état dans son Docteur Faustus – qu’est-ce que cette radicalité à l’œuvre si ce n’est le formalisme en toutes ses déclinaisons ? L’esprit plat, l’esprit sans esprit comme aurait dit Marx, apprécie et pratique le formalisme. Il lui confère une supériorité que personne ne pourra lui contester puisqu’il en restera à la critique, mais aussi à l’absence de contenu propre et encore à cette autre, de proposition, d’inventivité, d’inspiration et de créativité.
III
L’accusation, puisqu’il s’agit de cela s’agissant pour les experts que nous prétendons tous être en matière musicale, a la prétention de savoir ce que la musique doit être, et surtout ne pas être (on ne cesse de se demander au nom de quel critère). On prend, analogiquement à la règle actuellement en vigueur en politique, dans les partis et mouvements qui se réclament du « progressisme », cette musique de très haut, on hystérise sa propre position ainsi que son jugement afin de se mettre à l’abri et hors de portée de toute critique un tant soit peu rationnelle, afin, d’autre part, de mettre la barre de la valeur tellement haut que rien ne peut l’atteindre, au nom d’une idée bien vague et trouble, cela va de la rigueur nécessaire (en quoi au juste la musique doit-elle être rigoureuse ?) au jugement esthétique inconditionnel que l’on soutient par ce que l’on estime constituer l’intention de l’histoire de musique comme si on avait la capacité et même la mission, au fond politique dans la lignée de ce qu’on vient de souligner plus haut, davantage que de sonder son cœur, de lire au creux des reins de l’Histoire (là aussi au nom de quel savoir réel, comment prétendre être sujet de la musique ?).
Il est incontestable que la musique de Rachmaninov se démarque, disons les choses ainsi, le plus objectivement possible, des grandes compositions musicales du début du XX° siècle jusqu’à la II° Guerre mondiale, alors que Mahler et Sibelius inventaient une musique aussi nouvelle que terminale au sein du langage tonal, bien que Chostakovitch ait montré à quel point ce dernier n’était pas épuisé et possédait des ressources, alors que Schoenberg, Berg et Webern faisaient rupture sur le fond d’une continuité de la tradition, c’est-à-dire en en révélant une sorte de matrice et de finalité, donc de logique et de nécessité. Cette démarcation fut jugée intolérable. À ce jugement, et l’on voit une fois de plus que le jugement est non seulement esthétiquement, mais philosophiquement, moralement, mauvais, le Mal même (ainsi on montre du doigt le goût, par conséquent avec mépris la condition des « autres », ce qu’ils sont comme on fait dans le racisme et l’antisémitisme), s’en ajoute un autre concernant les conditions concrètes, matérielles et commerciales de l’usage et de la diffusion de cette musique. Ainsi, le jeu exclusif sur les affects primaires, d’où le succès dans la publicité, les génériques de film, dans le cinéma en général, la mise en valeur du pathos, en somme la promotion de l’épanchement.
Tout cela est réel, incontestablement. Tout cela constitue un plan que cette musique a formé et cultivé. Toutefois, n’en n’existe-t-il pas un autre, ou d’autres, bien qu’on soit conscient, et qu’on partage l’indignation, de plus en plus rare d’ailleurs, qu’il suscite, de la dimension aliénée de l’industrie du divertissement, de la cause « commerciale » comme on disait dans les années 60 et 70, de « l’américanisation » ainsi que la qualifiait Adorno, chef de file de ce genre de critique, dans l’absolu toujours très condescendante ?
On se dit alors qu’il faut défendre Rachmaninov, pas seulement comme on doit toujours le faire à l’égard des causes prétendument perdues, mais surtout parce que l’œuvre le mérite, parce que son contenu est peut-être tout simplement, par négligence et donc suffisance, passé inaperçu.
IV
Et puis voici le plus préoccupant, bien que le plus intéressant, et par conséquent le plus important : au fond, qu’est-ce qui dérange dans cette musique ? À l’inverse de ce jugement, en quel sens cette musique est-elle irrésistible ? Et pourquoi pas, dans cette mesure, importante, essentielle (elle toucherait ainsi au cœur de la musique, certainement pas de ce qu’elle doit être pour un jugement, mais par essence) est-elle belle ? Et qu’est-ce qui en elle est vrai ?
Ce qui dérange concerne peut-être une forme de honte éprouvée à l’égard de ce qui, à sa manière, est pourtant irrésistible. La honte apparaît toujours, quand on y réfléchit, devant ce qui nous dépasse, s’agissant de ce sur quoi nous n’avons pas ou plus de pouvoir. Ainsi, celle éprouvée à l’égard de nos propres émotions lorsqu’elles nous submergent. La honte est le négatif de l’admiration. Et ce qui dérange dans cette musique traduit en nous le refus de perdre ce que nous ressentons comme constituant notre supériorité ou bien les niveaux plus élevés, croyons-nous, sur lesquels nous nous situons ou croyons nous trouver.
Derrière la musique de Rachmaninov qui se prête le plus manifestement à ces étages de la critique négative, celle-ci oublie un peu vite, sans parvenir à l’entendre, mais elle s’y trouve, la grande musique, oui, du petit opéra, un chef-d’œuvre de jeunesse (1893), Aleko, et puis, surtout, celle des Vêpres (1915), de la Liturgie de Saint-Jean Chrysostome (1910) dont personne ne peut nier que ces œuvres sont, comme les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, gorgées de musique.
Rachmaninov savait donc, pourtant, être austère. Or l’austérité n’exclut aucunement la ferveur et l’élan, en l’occurrence, tout intérieur, vers l’amour, le divin ou les dimensions lumineuses, offertes, d’une pensée, alors que la sobriété est une notion comme une attitude négative, de restriction et de privation. Il ne s’agit certes pas de s’épancher et de se laisser aller à une très mauvaise et méchante ivresse qui donnera la gueule de bois des illusions perdues, tout comme inversement il ne s’agit pas de se priver de boire, il convient seulement de posséder un tant soit peu de savoir, de connaître la composition musicale ainsi que la technique qu’elle requiert, et, en définitive, d’avoir la conscience des exigences de forme et de contenu. Les grands sectateurs de la sobriété sont très souvent des ivrognes actuels, passés ou en devenir. Ce sont des voluptueux pervers comme ceux dont parle Baudelaire à propos des révolutionnaires (« La révolution a été faite par des voluptueux »).
Bien sûr, on entend beaucoup de tristesse en écoutant Rachmaninov, beaucoup de nostalgie, et le ton est élégiaque la plupart du temps. Tristesse, mais aussi élans, aspirations, élévations depuis on ne sait quel effondrement ou risque d’abandon et de perte de soi. Voici ce qui configurerait la musique de Rachmaninov, le cadre formel étant constitué par une profondeur technique (n’oublions pas que la technique possède une profondeur, c’est en ce sens qu’elle avoue sa provenance métaphysique) dont l’image la plus approchante serait celle émanant de l’introspection dépressive, fine, scrupuleuse, déjà artistique comme en est seul capable un artiste véritable des humeurs sombres. Dans la musique de Rachmaninov, la virtuosité technique a éteint les prétentions formalistes. Cet art poursuit dans les voies, même devenus impossibles dans les années trente et quarante, de l’humanité. Il s’est mis, dira Thomas Mann juste un peu plus tard, entre 1943 et 1947, « à la hauteur de l’humanité ». Et il y a quelque scandale en ce que la musique qui a suivi ces années ait été celle d’un formalisme oublieux de l’humanité, jusqu’à en perdre avec beaucoup d’inconscience la trace. La forme s’est crue artistique en dédaignant jusqu’à l’art même, parce qu’elle n’en possédait plus, d’inspiration, c’est-à-dire d’esprit, et en ne procédant, en le magnifiant, que par le calcul. Ne restait en 1947 que Richard Strauss, ses Quatre derniers Lieder et ses Métamorphoses…
Car l’humain ne trouve pas ses ressources dans la recherche formelle, qui ne possède de justification que dans un cadre avéré de civilisation, qui n’est toujours, au regard du XX° siècle, qu’à l’état d’Idée dont la dimension réelle, et réale, est expressive. Elle a entrevue son inverse, la barbarie la plus bassement extrême, dans les camps. La musique de cet autre Russe qu’est Stravinski avait su conjuguer l’expressivité archaïque de l’humanité, pensons au Sacre du printemps, une conjugaison d’érotisme et de sacré, avec l’inventivité formelle. Stravinski fut, à tout point de vue, un immense musicien de l’extrême. Il resta ambigu jusque dans ses choix formels (né-classicisme, sérialisme…), ce qui ne fut jamais le cas de Rachmaninov dont la dimension sacrée reste très concentrée, à vrai dire intérieure, ce qui n’est pas contradictoire avec les explosions et les épanchements émotionnels, à la différence des archaïsmes expressifs des Noces de Stravinski par exemple. Même le sentimentalisme, dont la musique de Rachmaninov n’est pas avare, trouve des ses formes raffinées qui en effacent le ridicule et la honte, celle-là même qui en dessine le contre-coup. Chez Rachmaninov, la musique se sauve en sauvant l’humain, c’est-à-dire en le protégeant de sa négation tout en lui conférant, plutôt en lui rendant, au-delà de ses faiblesses, sa grandeur.
Bien sûr, il s’agit incontestablement d’une musique de « la fin », celle d’une époque, du romantisme. Toutefois, aucune apocalypse ne s’y fait entendre. Son pessimisme et sa mélancolie inscrivent dans l’histoire de la musique une sorte de marque de romantisme éternel, quelque chose qui ne consent pas à s’éteindre, on veut dire une sorte de souvenir ineffaçable, comme lorsqu’on a quitté une personne ou un pays et qu’on se trouve exilé pour toujours de sa propre histoire.
On croît lire Tchekhov, c’est-à-dire une Russie, une trame qui aurait malgré tout trouvé une paix au regard de ce que Dostoïevski a soulevé, une trame récurrente qui n’est pas moins douloureuse, moins retenue et rongeuse, moins confrontée au mal, mais plus expressive et expansive, moins violente mais tout aussi tremblante. Les êtres, les choses, la sensibilité et toute la musique se trouvent à contretemps, comme décalés. La fameuse « générosité émotionnelle » des Russes s’accomplit dans cette musique.
Quel orchestre en vérité, tout de même ! Riche, varié, raffiné, inventif. Aucune comparaison n’est possible avec celui de Mahler, génial quant à lui et si original, ce que n’est pas celui de Rachmaninov, ni avec celui, bien plus opulent et somptueux encore que le jeune Schoenberg proposait avec Pelléas et Mélisande et les Gurre-Lieder. Sans parler de l’orchestre de Richard Strauss, évidemment, par exemple dans Heldenleben. Mais il y a ce ton, cette accroche subjective qui se saisit de l’émotion et lui prête ainsi si généreusement, presque trop, de si près et en cela il est unique, sa voix !
Ce que sait indéniablement la musique de Rachmaninov, c’est l’humain dans sa plus grande générosité et aussi ses faiblesses. Elle enveloppe sa fragilité, en exacerbe les tensions pour les recouvrir pour finir de son baume. Elle est excessive, ce qui la conduit parfois, souvent même, on y revient, à être reçue comme une marque reconnaissable du mauvais goût. Toutefois, elle est aussi savante, ainsi cette virtuosité dans la cyclicité de l’œuvre, au-delà de ses moments de flottement (car comment parvenir à tenir cette durée !), cette capacité de respiration, ce souffle par conséquent, immense, qui autorise un génie mélodique dont, par ailleurs, les partitions pour voix et piano sont, s’il le fallait, la preuve.
V
Mais voici le point, celui de l’obstacle, de la difficulté. On parle de la « vulgarité ». Combien de fois, en effet, n’a-t-on pas entendu ce qualificatif méprisant posé sur la musique de Rachmaninov ? Ce dont on voudrait ici, pour finir, traiter.
On doit partir du génie qui sait porter, comme personne, au climax. Rachmaninov n’est-il pas le musicien du climax ? En d’autres termes des moments extrêmes, mais résolus jusque dans l’abattement, des tensions. La dimension cathartique est évidente comme les risques de rupture. L’excitation et le soulagement, la puissance expressive et la plainte, la fierté et l’effondrement dirons-nous en termes maladroitement descriptifs et psychologiques.
Rachmaninov n’est pas le seul musicien à subir un jugement négatif de cette sorte. Wagner en a connu un semblable, plus méchant encore, revêtu de critique idéologique. Les deux musiciens partagent un savoir-faire de la séduction, sans que cette dernière soit de même nature. Les modalités et la gestuelle de l’expressivité russe sont en effet bien singulières, ne songeons qu’à leur ampleur démonstrative. Un autre partage est celui, qu’on dira filmique ou hollywoodien : celui de la dimension compromettante du spectacle, contre lequel, on l’a mentionné et on le reconnaîtra, d’autres musiques du XX° siècle chercheront à réagir, mais en se rendant de ce fait même très confidentielles jusqu’à l’inexistence en termes de réception.
On pourrait en rester là. Mais ce que l’examen de la musique de Rachmaninov engage après l’avoir dégagé s’avère si important parce qu’elle soulève précisément la question de la réceptivité de la musique de qualité en général. De même, il est essentiel de ne pas passer à côté de cette qualité, lorsqu’évidemment elle existe, comme on croit que c’est le cas s’agissant justement de celle de Rachmaninov. Sa musique exige qu’on lui reconnaisse l’inventivité du détail, le raffinement technique, l’honnêteté de l’énergie, et puis l’originalité du ton qu’on a déjà soulignée. On doit entendre le piano derrière l’orchestre, dans l’orchestre même, tout comme ce dernier est à reconnaître dans les entrailles exposées du piano, dans ses humeurs si l’on préfère. On accordera à cet égard que la musique, n’importe laquelle, lorsqu’elle est de qualité et qu’elle ne se confond pas avec les marches militaires, émerge de son élément propre lorsqu’on entend davantage que ce que l’on entend. En d’autres termes, la vulgarité s’identifie avec l’obscénité ou les formes analogues de la pornographie lorsqu’un seul plan est présenté, entendons celui qui ne possède que longueur et largeur, sans la troisième dimension, décisive, de l’espace, qui seule permet de le constituer, par conséquent le volume et la profondeur.
Sans compter que la musique de Rachmaninov est cultivée. Elle connaît la peinture, les textes, la Bible. Elle sait lire et regarder puisqu’elle en exprime les fonctions effectives. Elle connaît sa tradition, elle sait exactement, et elle cultive ce savoir, d’où elle provient, de même qu’elle sait ce qu’elle veut exprimer, presque dire. Dans l’autre sens, mais en complément, nous sommes en présence d’une musique de l’aspiration. En effet, elle tend non seulement vers les profondeurs de l’émotion, et puis jusqu’à sa vérité, disons ce qui s’y trouve de manière incontestable. Et ce dernier trait la soustrait de toute vulgarité, qu’on ne confondra donc pas avec ce qui généreusement s’abaisse et se met au niveau de l’humain lorsqu’il est, dans la souffrance et le malheur, à terre. Le plan stylistique réunit la réceptivité et la réactivation de la tradition tout comme il ne l’annule pas avec ses accents plus modernes.
Et puis, pourquoi ne pas laisser, après l’avoir reconnue, à cette musique le déploiement de toute son originalité ? Il y a indéniablement un ton « Rachmaninov », immédiatement reconnaissable. Sous cet aspect, la musique n’a rien d’épigonal. Ce qu’on lui reproche porte sur un déplacement, ce que Hollywood, pour désigner l’archétype du divertissement, a fait d’elle comme de nombreuses autres choses... C’est comme si on l’avait passée dans un filtre, ou bien une sorte de cornet d’assourdissement. Dès qu’on installe une musique en situation de spectacle, elle se caricature et s’effondre intérieurement. Même celle de Beethoven, même celle de Bach, et l’on reconnaîtra que les exemples, certains épouvantables, ne manquent pas…
Il ne faut pourtant pas s’y tromper, la critique, dont on devrait commencer à comprendre qu’elle relève d’une forme assez grossière de dénégation, en particulier celle qui prononce le terme de vulgarité ou bien celle qui tourne le dos à ce qu’elle considère comme de la « mauvaise » musique, les termes choisis étant ceux, marqués par une répugnance physique qui n’est que celle de la mauvaise conscience propre à la honte ressentie, de « sucrerie » ou de « mièvrerie ». Il s’agit, en l’occurrence, d’un jugement moral qui s’appuie sur une position de transcendance en se réclamant d’une philosophie des valeurs (toujours nihiliste, puisque toutes les valeurs sont relatives), tout en s’exprimant sur le ton de la suffisance.
De façon plus sous-jacente, en considérant cette position, on assiste à une modalité assez grossière de la critique du « grand art », au nom d’une prétention à la sobriété. Celle-ci, au-delà du puritanisme qu’elle exprime, brandit plus ou moins tacitement, sinon le culte, du moins le respect inconditionnel des règles et de la loi, ce qu’on a reconnu plus haut dans les traits du formalisme. La critique est donc celle qui reproche à cette musique de « se permettre des choses… » Se piège ici elle-même une position de soumission. À l’opposé, qu’on en pense ce que l’on voudra, et elle ne figure au demeurant pas dans le panthéon de celui qui écrit ici, la musique de Rachmaninov, en cela elle très précieuse, est souverainement libre.
© André Hirt
On écoutera Dmitri Liss à la tête de l’Ural Philharmonic Orchestra, avec Lucienne Renaudin-Vary à la trompette, dans Tout est paisible ici de Rachmaninov