Muzibao ouvre sa rubrique « notes de passage » avec une toute première contribution extérieure. Elle est due à Cécile Riou et instaure ainsi une sorte de résonance entre Poezibao, qui publie en ce moment en feuilleton un grand texte de Cécile Riou, « Phrase Unique » et ce tout nouveau Muzibao.
Cécile Riou a assisté à un concert du Quatuor Tana, où fut donné le Quatuor n°3 « Shadows » de Yann Robin
La note de concert de Cécile Riou :
Le 2 décembre 2016, à la maison de la culture de Bourges, le quatuor Tana arrive sur la scène. Le quatuor Tana prend des précautions oratoires et programmatiques. Explique que Yann Robin est un compositeur de la saturation, et que s’ils ont choisi de modifier l’ordre du programme, d’abord Debussy, puis Ligeti, enfin Yann Robin après l’entracte, c’est strictement pour des raisons d’épuisement. Épuisement des interprètes. Épuisement de l’auditeur spectateur. Épuisement des instruments.
Ils se prêtent à une démonstration pédagogique de tout ce qu’il est interdit de faire lorsqu’on apprend à tenir un archet ou à produire de « beaux » sons, au conservatoire. On frappe la caisse du violoncelle, on joue de l’autre côté du chevalet, on fait l’essuie-glace avec l’archet, on en arrache les crins échevelés toutes les trois minutes (on comprend alors rétrospectivement la mystérieuse présence de deux archets sur les pupitres, d’un violoncelle supplémentaire couché sagement sur le flanc à écouter Debussy et Ligeti, attendant son heure).
Musique savante, celle de Yann Robin, drôle, tendue, éprouvante aux oreilles qui se vrillent.
Les musiciens sont des athlètes, en nage, hors d’haleine, épaules démontées, sautant sur leur chaise, dansant violemment avec leur flamme rouge de lutherie, les partitions (numériques) se tournent toutes seules, d’une pression du pied sur un boitier – le moyen de laisser pour un instant l’instrument devenu furieux, qui crache de sa boîte vernie des harmoniques hirsutes ?
Le spectacle est total, la fumée mieux qu’à l’opéra jaillit des archets colophanés.
Ce quatuor donne aussi, en 19 minutes, le sentiment d’une époque, la nôtre : la vitesse, l’épuisement, l’excès, la drôlerie, le corps en mouvement, la machine folle. Antoine Maisonhaute, le premier violon, recommande avec humour d’attacher sa ceinture et de prendre garde au décollage. Grincement, couinement, frôlement, choc, je ne sais pas si on décolle vraiment, mais le corps est projeté contre le fauteuil.
Le quatuor Tana ose.
Cécile Riou
Les ressources :
→ Voir et écouter, en ligne, l’intégralité de ce quatuor joué par le quatuor Tana :
Le Quatuor Tana joue « Shadows » de Yann Robin.
→ Lire la note de programme de Yann Robin, dont voici un extrait:
« ce troisième quatuor à cordes, spécifiquement écrit pour le Quatuor tana, s’intitule Shadows, les ombres, ces silhouettes qui se transforment et se déforment, ces zones sombres, indécises, immatérielles et mystérieuses qui résultent de l’interception de la lumière par un objet. ces ombres se diffractent, éclatent en une polyphonie énergétique où les gestes instrumentaux se démultiplient, s’entrechoquent et s’interpénètrent »
→ Une courte interview (2’) de Yann Robin
La suggestion de Muzibao :
→ si l’écoute se révèle difficile, Muzibao conseille de pousser le curseur en deux points, à 7’40 et puis à 11’35 où l’on découvre d’étranges sonorités, très mystérieuses, en accord avec le titre, shadows, les ombres… on pense aux "Ombres errantes", de Couperin (ici dans un version pour piano avec Iddo Bar Shai et au titre de Pascal Quignard, dont l’œuvre est vouée aux ombres errantes.
→ Ce quatuor de Yann Robin permet aussi de constater à quel point la forme quatuor à cordes, réputée comme la plus savante et la plus emblématique de l’art d’un musicien, reste sur le devant de la scène au XXe et au XXIe siècles.
→ Et enfin, de manière plus anecdotique, ce point évoqué par Cécile Riou : les musiciens jouent avec une partition numérique, sur tablette, et tournent les pages à partir d’une petite pédale, comme on le voit très bien sur la vidéo.