Les Éditions suisses Contrechamps proposent depuis près de trente ans des ouvrages de référence qui permettent d’approcher et de mieux comprendre la musique des XXe et XXIe siècles. Elles ont créé récemment une collection de poche au prix très accessible destinée à documenter la musique de notre temps à travers des œuvres et des sujets représentatifs, dans un esprit de vulgarisation intelligente.
Et le premier titre de cette nouvelle collection est un vrai coup de maître. Signé Jean-François Boukobza, il est consacré aux Études pour piano de György Ligeti.
D’articulation est très claire, il est aussi bien fait pour être lu de bout en bout ou consulté ponctuellement.
La première partie, « Situations » présente le compositeur, son refus des dogmes, le tournant qu’il a pris au moment de la création de son œuvre Le Grand macabre. Il situe le contexte esthétique et le genre de l’étude après 1945. Puis il s’attarde longuement sur le projet de Ligeti pour ces études, en insistant sur la dimension de l’imaginaire, l’attachement du compositeur à la Hongrie, ses sources de réflexion de d’inspiration, mais aussi la question des illusions sonores, à la suite de Shepard et de Risset.
La seconde partie donne une analyse très fouillée des Études, avec chronologie, genèse, s’interroge sur les titres donnés par le compositeur, puis se penche sur une importante sélection d’études, avec nombreux exemples musicaux. On peut suggérer au lecteur de se rendre sur YouTube où il pourra trouver des interprétations des différentes études, parfois avec la partition, ce qui s’avère très utile pour mieux comprendre cette musique extraordinairement complexe.
Enfin dans une troisième partie, Jean-François Boukobza étudie tout le contexte de la musique contemporaine et notamment de piano autour de l’œuvre phare de Ligeti.
Ce qui est remarquable, c’est que même les passages plus techniques du livre semblent accessibles au mélomane. On peut citer en exemple les pages consacrées aux illusions sonores, tout à fait passionnantes et très claires.
Le livre se clôt par un entretien avec un des plus chevronnés et connaisseurs de l’œuvre, le pianiste Pierre-Laurent Aimard.
Voici une introduction magistrale à une œuvre essentielle, difficile et dont l’approche se trouve ici quelque peu facilitée. Il faut souhaiter que cette nouvelle collection poche propose de nombreux autres essais de cet acabit ! Sont notamment au programme des ouvrages sur les Espaces acoustiques de Gérard Grisey, ou La Messe de la Pentecôte d’Olivier Messiaen par l’organiste Thomas Lacôte.
Florence Trocmé
Jean-François Boukobza, Les Études pour piano de GyörgyLigeti, édité par Philippe Albéra, Contrechamps Poche, 2019, 264 p. 12€
Extrait
[une première approche du Deuxième livre]
Formé de huit études, le deuxième livre est défini par des tempos très rapides (vivacissimo, prestissimo, presto) et une écriture confinant souvent au mouvement perpétuel. Une seule pièce lente, placée en position médiane, interrompt l'ensemble et brise momentanément le flux énergétique. Choisi à dessein (En Suspens), le titre donne l'impression d'une halte entre deux ensembles : le premier refermé par l'écroulement quadruple fortissimo de Zauberlehrling ; le second achevé par les huit forte de Columna infinita. Le sommet du cycle est atteint avec L'escalier du diable, l'étude la plus longue, la plus complexe et la plus développée. Columna infinita, page la plus courte, fait ensuite figure de conclusion par sa dispersion finale dans l'aigu. Elle s'oppose ainsi à la fin de Zauberlehrling, qui montre au contraire un écroulement, vers le grave. La coda lente de Fém, enfin, confère un aspect fractal à l'ensemble, en suggérant une pause qui annonce la grande structure et son allure morcelée.
La noirceur règne et donne au volume un ton fantastique accentué par les titres : Vertige, L'Apprenti sorcier, L'escalier du diable, La Colonne infinie. L'influence de Bartók et d'un folklore imaginaire aux couleurs tour à tour caribéenne, africaine, transylvanienne ou polynésienne est sans cesse présente (Galamb Borong, Fém). Les indications d'espaces intérieurs ou extérieurs, tels l'escalier ou la colonne, appellent les analyses de Bachelard mentionnées dans la première partie. Les formes chaotiques fondées sur l'exposition, la dissolution et la reconstitution de patterns rythmiques ou mélodiques priment. La simultanéité de différents processus, la complexité croissante des systèmes (à l'intérieur d'une même pièce comme du cycle), et l'intérêt pour les illusions acoustiques sont manifestes, assurant une continuité avec le premier livre. On trouve, enfin, des indications liées à la lumière (Galamb Borong), à l'espace (lontano de Fém), au travail sur la matière (« rêche » dans L'escalier du diable), au déploiement de force (tutta la forza) ou au modèle vocal (cantabile de Vertige ou de Entrelacs). (pp.95-96)