OH !
Mitsuko Uchida
Pour son 70 ° anniversaire, le 20 décembre 2018
L’émotion est toute rentrée et a pris corps. Elle se voit pourtant, mais toujours comme retenue et suspendue, sur la bouche qui reste ouverte. On dirait celle d’une enfant découvrant un recoin merveilleux du monde. La musique s’écoule dans le temps tenu par les rênes des lèvres. Bien qu’on n’entende pas le son (ou le cri ?), la tension du cou, surlignée par la maigreur, rend sensible l’accumulation d’énergie. Un corps si frêle en apparence et qui disparaît presque sur la scène dans un voile vaporeux de couleur, comme s’il fallait lui donner un peu de volume, n’est que la matérialisation d’une force concentrée sur une cible.
Car il y a ce regard. Mitsuko Uchida ne cesse de regarder quelque chose : on le suppose, la moindre note, une à une et quelque chose de distinct dans chacune d’elles. Rien dans le mouvement, les yeux ou le corps, n’apparaît désordonné, laissé à lui-même, encore moins abandonné. Une concentration immense (qui ne se confond pas avec la maîtrise, de celle qui requiert une subjectivité, une volonté ; ici, on le ressent fortement, c’est ce qui est joué qui rassemble, polarise et commande). Que voit-elle ? Qu’a-t-elle vu ? Qu’est-ce qui voit en elle ? Et, peut-être, que cherche-t-elle à voir ou, c’est une hypothèse nécessaire, mais je n’y crois pas un seul instant, ne pas voir ?
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J’entends, nous entendons (pourquoi du reste précisément cela, alors que je n’ai connaissance que d’images et de quelques séquences filmées qui n’en laissent rien percevoir ?) cette onomatopée : « oh ! ».
« Oh ! » : ce n’est pourtant pas du langage, pas même une expression, seulement de l’expression. Dans la transcription, deux lettres à peine qui s’effacent complètement derrière le son qu’elles portent comme en esquisse. Et méditant un instant sur lui, je crois que le corps de la musicienne s’y rassemble et s’y dessine comme si elle prononçait sans fin son prénom. Alors, son visage m’apparaît, la bouche toujours ouverte, stupéfaite, magnifique et émerveillée ; alors, il vient à nous en nous fixant, et, s’approchant, pour s’effacer aussitôt et mourir en musique.
Au lieu de m’arrêter sur cette présence et cette expression (comment nommer le nouage des deux ? Il faudrait être poète !), le penchant de la réflexion prend, hélas, le dessus sur l’évidence sensible. Et on se dit que ce « langage » qui n’en est pas un, parce qu’au fond il en constitue à la fois l’origine et le dépassement dans une unité invraisemblable et pourtant si réelle, est partagé par l’enfant et par l’adulte, même le plus instruit, le plus éloigné, veux-je dire, de l’usage spontané des onomatopées, dans les registres et les maniements de la langue. Et on doit légitimement en conclure que cette « communauté » d’expression signifie en l’occurrence pour chacun la même chose : l’exclamation tout d’abord, l’admiration, l’étonnement et la surprise bien entendu, la crainte aussi, voire la défense ou la retenue, et bien d’autres choses encore, autant de lignes d’émotions et de plans d’affects partagés.
Sans doute faut-il entendre, au gré des modulations, tout cela successivement et, partant, aussi en même temps, mais toujours dans la salutation sidérée d’être au monde, d’en percevoir la beauté tout en en éprouvant d’avance les risques et en demeurant entièrement responsable de la nature de la relation entretenue avec lui. Car la musique qui se joue là, me dis-je, n’est-elle pas en toute rigueur l’effet immédiat – davantage même que l’effet, la présence, c’est-à-dire la pointe avancée et expressive –, de l’exposition au monde, par l’éblouissement de sa lumière et plus largement la réceptivité de tous les sens qui se découvrent et donc se révèlent à cette occasion, paradoxalement comme une conscience originelle éclosant dans l’extase ?
De l’étonnement déployé, donc, comme l’ouverture d’une fleur jusqu’au soupir à peine perceptible d’un retrait ou d’un renoncement, « Oh ! » est de part en part musical. Ou plutôt, il apparaît tel : en toute plénitude déjà du langage et encore dans sa traîne expressive, celle du musical, si on peut désigner par ce terme non pas une musique, mais la manifestation modulée d’un vivant ou de ce qui témoigne d’un mouvement et qui agit dans toute musique. À y réfléchir jusqu’à en perdre le sens pour enfin, comme toute pensée lorsqu’elle a réellement lieu, accéder à lui, il est l’élément (l’élémentaire ?) musical que la sensibilité retire de son exercice, ou bien qu’elle retient de ce qu’elle entend à présent depuis ce qu’elle a écouté et qu’elle continue d’écouter dans ce qu’elle entend.
Ainsi va l’expression, dans l’admiration et l’émerveillement, parce que la musique serait impossible sans l’entendre. Car telle est la différence avec le langage parlé : la musique s’entend là où, d’une manière ou d’une autre, la parole désire toujours s’imposer en premier. Même lorsque soi-même on la joue, elle s’entend, et sa possibilité est conditionnée par ce qui est effectivement entendu dans ce qu’on entend. C’est alors avec la rencontre de l’entendre que la musique a lieu et cet événement se marque, se signale et se sidère lui-même : « Oh ! »
(On précisera tout de même ceci, stricto sensu quant à l’interprétation, et qui ne vaut pas seulement pour la musique : pour interpréter, il faut au préalable être capable d’écouter (donc non pas entendre au sens large et commun, ce qui impliquerait un message ou quelque chose de cet ordre). Quoi qu’on interprète, il faut certainement cette écoute qui guide. Ce que l’on écoute, ce à quoi on porte l’attention, ce à quoi on porte tout simplement l’oreille, guide l’interprétation elle-même. Ce qui signifie aussi, et il me semble que c’est bien là l’essentiel, que dans le morceau qui est interprété, autre chose se joue. Et c’est précisément cela, l’interprétation.
Une difficulté sa fait alors jour : la partition elle-même ne demande-t-elle pas de fait et même n’exige-t-elle pas qu’on soit à l’écoute de ce qu’elle énonce très objectivement ? Mais ce travail, nécessaire techniquement consiste dans la recherche qu’on pourrait appeler « teneur chosale », à la manière de Benjamin, ce à quoi se limite la plupart des musiciens. La « teneur de vérité », en revanche, porte sur ce lointain que l’on entend toujours déjà et qu’il faut écouter ensuite (il faut obéir !), comme s’il s’agissait à la fois d’un appel (en tous les sens de ce terme) et d’une convocation (ce qui dicte)).
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L’étonnement et la surprise, donc. L’exclamation et la surprise. Et aussi le risque, la retenue, essentiellement la pudeur (noli me tangere !), la fureur et le toucher le plus ténu. On entend tout cela en même temps dans la musique, cette passion d’entendre, cette passion de recevoir. Par conséquent, sera musicien celui qui rendra. Et c’est pourquoi aussi la musique nous saisit, nous interpelle, nous séduit, nous ravit, nous emporte, nous absorbe et nous engloutit. De nous, elle exige absolument tout. C’est là sa grandeur singulière et peut-être la raison de ses pathologies lorsqu’elle se perd dans l’ivresse inoculée par les Sirènes. Il reste qu’il y a une loi de la musique, une loi des plus sensibles et des plus impératives, plus originaire encore que celle du langage.
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L’attention, la concentration, l’expression et la retenue de Mitsuko Uchida sont, on l’a deviné, saisissantes. Et elles le sont d’autant plus que ces caractéristiques, indéniables, se combinent avec une incompréhension tout aussi imposante que j’attribue à l’origine, au Japon. Cette conséquence de la réflexion, aussi spontanée que riche de perspectives pour elle, n’est-elle qu’une facilité, une sorte d’écran qui coupe l’élan de l’interrogation, que l’on se donne, ou bien traduit-elle une promesse de pensée, une profondeur toute singulière ? À s’y arrêter un instant, on ne peut que s’incliner devant l’énergie déployée et qu’aussitôt on transpose imaginairement dans le geste médité du peintre ou de celui qui s’apprête à jeter avec le pinceau une pensée sur le papier, une de celle qui conjoint la plus longue méditation et la fulgurance éprouvée de part en part du trait, en vérité indécomposable, par conséquent simple et absolu. (Les 3èmes mouvements des derniers concertos pour piano de Mozart, avec Jeffrey Tate, avec Simon Rattle, ou encore seule au piano et à la direction sont à cet égard bouleversants par leur tranchant).
J’ai lu ou entendu, je ne sais plus, ces mots de Mitsuko Uchida : l’interprète est le médiateur qui prend le relai, parce qu’il le permet et l’effectue, de celui qui ne peut, par lui-même, exécuter ou réaliser les mêmes tâches. Je m’en souviens car leur banalité qui pour une fois recouvre également une grande vérité, me rappelle ce que dit Proust de la peinture d’Elstir et qui est vrai de tout art : l’artiste perçoit ce qui pour nous est hors-champ ; il nous ouvre des horizons, il nous fait découvrir des sensations, il nous fait penser bien au-delà de ce que nous sommes capables par nous-mêmes, pas même de faire, mais d’abord de concevoir. Autrement dit, il nous porte sur ses épaules ou bien nous prête ses yeux et ses oreilles.
On se demande néanmoins en quoi consistent les moyens très singuliers que Mitsuko Uchida met en œuvre. À la vérité, chaque grand artiste ou interprète possède de tels moyens. Mais la singularité de l’attitude, la puissance dégagée, d’autant plus remarquable qu’elle provient d’un corps si menu et si fragile, et l’attention dont il est fait preuve ne peuvent que défier les possibilités de notre propre sensibilité et de nos capacités d’intelligence. L’art extraordinaire de Mitsuko Uchida se concentre dans ce corps électrisé, tendu entre l’attention, l’explosivité et la retenue. En écoutant et en regardant, on a parfois l’impression que la pianiste est branchée directement sur le grand réservoir d’énergie qui fait encore le monde et que Baudelaire définissait par le nom de Dieu. En tout cas, il est certain qu’une telle intensité la traverse.
Le plus étonnant, le plus remarquable, veux-je dire, tient à ce que la part expressive de cet art ne traduit aucune hystérie, et pas davantage de vulgarité. Dans la tradition qui n’est pas celle du Japon, on pourrait concevoir, à la suite de Nietzsche, auquel je pense beaucoup en écoutant Mitsuko Uchida, en particulier à propos de ses choix musicaux (une réserve, toutefois, qui, s’il était possible de le lui souffler : on aimerait tant l’entendre – et la voir ! – interpréter Albeniz et Granados, ces figures, entre autres, du romantisme tardif, mais méditerranéen, qui auraient tellement plu au philosophe de la Naissance de la tragédie), on pourrait concevoir, donc, un apollinisme à l’extrême de la tenue de l’image que constitue par sa forme la note, tendue comme un fil, fine et franche comme un rasoir, profonde aussi, en pleine fusion, on le comprend immédiatement tellement on est saisi, comme un volcan.
Il ne s’agit pas d’une défaillance de la vue : Mitsuko Uchida tient ce qu’elle regarde en respect afin de bien le considérer. Cette distance qui n’est qu’une manière de ressentir la proximité, on la perçoit comme on le fait d’un souffle, celui qu’abandonne « oh ! ». Le plus formidable est qu’un simple geste, dont chacun est sinon coutumier du moins capable, traduit tout un art, que j’ai pour ma part perçu dans les années 80 lorsque parurent les premiers disques des sonates pour piano de Mozart. Depuis, le même geste, élevé au cérémonial (chaque moment de concert de Mitsuko Uchida laisse percevoir un rituel) se répète autant dans la musique pour piano de Schoenberg qu’à nouveau dans les concertos de Mozart, mais davantage encore dans Schubert où on se demande quelle grâce est venue se poser sur l’interprète pour tracer de telles marques dans la neige, sur les pas du Wanderer universel, égaré et tête baissée, aussi bien dans la Forêt Noire que dans celle du Harz, en Sibérie ou à l’ombre du Mont Fuji.
Le savoir technique est si profond et, en même temps, si apparent qu’il est possible que la musique puisse venir de sources multiples (le Japon, sa pensée et ses rites ; Vienne où Mitsuko Uchida a étudié et ses diverses strates de traditions musicales, et sans doute d’autres encore que j’ignore – des lectures, des peintures, des formes musicales insoupçonnées de notre point de vue) pour aboutir à cette extase si consciente d’elle-même, dans une unité du corps et de l’esprit qu’on perçoit rarement à ce degré de fusion et d’expression.
Mais ce qui au titre d’impression – je ne puis ni ne désire guère aller plus loin que cela, mais toujours avec méthode, c’est-à-dire en considérant que la musique est d’abord ce qui nous vient et doit nous venir avant d’être réfléchie, surtout sur un plan technique, parce qu’elle exige une phénoménologie radicale qui met à distance toute objectivation en termes de significations, et c’est du reste pourquoi le corps, la texture des œuvres, leur matérialité est si importante, elle-même portée par les corps des interprètes, si imposants, si décisifs et dans le meilleur des cas si beaux qu’on en vient après tout à penser, malgré la grandiloquence que ne manquerait pas d’y percevoir celui qui ne voit ni n’entend, qu’ils font honneur à l’humanité – s’avère le plus manifeste, c’est l’allure farouche, d’une sauvagerie, à vraie dire, on l’a compris depuis un moment, si maîtrisée, si féconde en qualité d’expressivité, de précision dans l’attaque et le mouvement en général. Et cette allure, qui ne possède pas que ce côté, présente également la face d’une liberté dont on devine la plénitude et l’intensité morale d’incorruptibilité (l’art de Mitsuko Uchida n’est jamais extrême, il ne fait pas semblant, il ne triche pas en tenant quelque carte derrière le dos tout en regardant les spectateurs). À cet égard, les Schumann, les Chopin déjà anciens, et surtout le Debussy, sans parler des extraordinaires sonates de Beethoven (qui, pour en rester au domaine contemporain, à part Kovacevich, est capable de rendre ainsi l’opus 111 ?), sont incomparables et pour la plupart, contrairement aux Mozart et aux Schubert, incompréhensiblement méconnus. Et, comment mettre de côté, comment ignorer chez Mitsuko Uchida cette capacité de dialogue, au moins d’écoute commune (en l’occurrence avec Mark Steinberg), que l’on éprouve encore davantage qu’on l’entend, dans les sonates pour piano et violon de Mozart dans lesquels (K. 377, 2ème mouvement et K. 304) lorsque, nous en éprouvons tout l’intensité d’étonnement, le désespoir et l’abîme sont relevées par la forme et la beauté.
André Hirt
9 février 2019