OUÏR
le silence est une forme
Claude Royet-Journoud
Ouïr est un verbe tombé en disgrâce. Jugé par trop pédant. Qui oserait encore se mettre à ouïr ? Il lui faudrait un stéthoscope pour ce faire. Tout juste dira-t-on que je reste tout ouïe jusqu’à en retenir mon souffle. Sans oublier au passage ce que je retiens par ouï-dire, dont j’ai eu vent, et qui transite de bouche à oreille. Ouïr est devenu à l’ère du brouhaha masse-médiatique un acte plus qu’incongru, relevant de la divination, et propice à générer toutes sortes d’acousmies. Quant à celui qui a la prétention d’ouïr en pleine nuit des ultra-sons, tout nous porte à croire qu’il est investi d’un don de clairoyance ou 6ème sens, que certains appellent l’oreille absolue.
Je ne sais si John Cage était en possession d’une telle oreille, ni s’il détectait jusqu’aux ultra-sons tels qu’ils sont diffusés par des ondes électro-magnétiques. On sait qu’il prenait plaisir à jouer aux échecs et à cueillir des champignons. Aux sons, il préférait de loin les bruits que nous livre le hasard. Et mieux que quiconque il sut ouïr et agir en sourcier, en prise directe avec de multiples sources sonores qui lui restait à dispatcher à l’aide de ce manuel de divination chinoise qu’est le Yi-King.
Il eut très tôt mauvaise réputation. Ses frasques d’autodidacte en matière de bruitage finirent par le faire prendre pour un saboteur de la pire espèce par la gente musicale de son époque. Un piano qui passait par ses mains avait du mal à s’en remettre. Certains toutefois crurent voir en lui un acousmate ayant la science infuse en matière de vibrations sonores. Il est vrai qu’en sa compagnie tout pouvait virer à un happening festif et foireux au possible. Mais sous ses airs de bateleur de foire, on oublie qu’il fut avant tout l’inventeur d’un silence abyssal et qui reste hors de portée du son. N’avait-il pas cru pouvoir le rejoindre dans une chambre sourde et au fort de laquelle il se mit à entendre, non pas du silence, mais la scansion de sa pulsation cardiaque, tout comme l’infime grésillement qui s’infuse parfois en fond d’oreille lorsqu’on se retrouve en apnée sous l’eau ? Une sorte de bruire qu’on dirait blanc vient alors au jour et qui a le don de dilater l’ouïe. Il suffit de se boucher les oreilles avec de la cire pour le capter en courant continu. Et sans doute est-il dû aux flux sanguins qui nous irriguent en permanence de l’intérieur ?
Le constat que Cage dut faire au sortir de la chambre sourde s’avérera décisif. Ouïr revenait ni plus ni moins qu’à s’ausculter de l’intérieur à l’aide de son souffle. Quant au silence, il n’y avait pas lieu de s’en formaliser, et encore moins à le sacraliser. Car on a beau méditer en silence et être tu pour quiconque, du silence à l’état pur, non verbalisable, ça n’existe pas et relève de l’indicible, même si la buée d’un souffle s’estompant sur une vitre voudrait nous le donner furtivement à voir. Comme l’air qui nous environne, tout silence n’est qu’un gaz éminemment volatil, une émanation vouée à rester inaudible. Et si on se surprend parfois à l’inhaler, on serait bien en peine de le sonoriser. Tout juste parviendra-t-on à laisser résonner des sons en les jetant sur fond de silence comme s’y exerça John Cage. Un fond qu’on dirait intersidéral et qu’un vacuum acoustique n’est pas sans entrouvrir. À le sonder, tout en lui n’est plus que sonnance, et le faire résonner s’avère un jeu d’enfant. Il suffit de se mettre à crier dans un puits ou une bouche d’égout pour que quelque chose en remonte par voix d’échos.
Quant au passage de J.Cage par ce sas qu’est une chambre sourde, j’imagine qu’il dut ouvrir à un silence d’inspiration taoïste, et au fort duquel l’ouïr n’irait pas sans un respir. Silence qui nous fait parfois dire qu’un ange passe et qui laisse tout en suspens. Mais si éthéré ou céleste soit-il, il ne s’en donne pas moins à inhaler par l’oreille de ce que notre souffle nous le restitue par temps hivernal sous la forme plus qu’évanescente d’une simple buée d’air et qui vous laisse bouche-bée. Couvant sous la neige tout alentour, un silence vient alors au jour, qu’on dirait aérostatique, légèrement anesthésiant, et qui a la vertu de vous évider de l’intérieur.
Qui s’adonne à des exercices de yoga a vite fait de se mettre à sa respiration. N’apprend-t-il pas à se tenir en silence et à rester tu pour quiconque ? Et sans doute devine-t-il que ce silence qu’il tâte de son souffle, n’acquiert toute son envergure qu’en s’étendant à perte d’ouïe dans ce silence dévastant qu’est en allemand die Stille, et qui a donné en peinture la nature morte qu’est das Stillleben (cette vie qui couve et resterait à l’état de germe), ainsi que l’arrêt soudain, quasiment une panne de l’être, qu’est le Stillstand, et lors duquel tout est déconnecté, en stand-by ou en panne. Sans oublier les occurrences verbales de la Stille comme dans still-schweigen (resté tu), still-legen (jeter en jachère, suspendre, laisser inachevé), ou tout simplement stillen qui signifie apaiser, assouvir et allaiter.
Entendu de la sorte, le silence, sous ses multiples avatars, ne s’avère-t-il pas fâcheusement soporifique ? N’a-t-il pas tout d’une panne sonore ? Ludwig Wittgenstein ira jusqu’à supposer qu’il est en prise direct avec un état de surdité intérieure ? Pour Cage il s’avère toutefois un prodigieux agent de liaison pour aménager des blancs, susciter des intervalles, et nous tenir en haleine. Car il ouvre l’écoute, jette l’ouïe en état d’expectative, en la plongeant sous vide au fort d’un vacuum sonore que maintes de ses compositions déploient à longueur d’écoute. Si des sons ou des mots y sont audibles, si ça se met encore à sonner ou parler, c’est toujours à la lisière du bruit et sur ce fond de silence que Cage n’a cessé d’explorer et qui porte sa signature. Un fond qui remontait dans sa voix de vieux loup de mer lorsqu’il se mettait à articuler avec délectation les moindres particules syllabiques de ses Empty Words comme s’il s’agissait d’exquises pépites ou confiseries sonores, en attente d’éclosion.
Vide, béance, vacuum ? Tout porte à croire que ce fond, régi par dehasardeux aléas, dut s’ouvrir à lui à fond perdu, dans l’anonymat abyssal du vivant. Et à être tout ouïe sous son emprise, je me retrouve que trop souvent en état d’immersion, im Tiefgang, à somnoler de l’oreille, avec une écoute éminemment flottante qui laisse surnager toutes sortes de bribes sonores en fond d’air. Une écoute qui n’est pas sans capter cette incessante rumeur de fond qu’est le monde alentour et que toute la musique de Cage aura tenté de mettre en jeu. Continument en transit, elle ne fait que passer. Sans que rien de notable et encore moins de mémorable se soit du reste passé. Hormis l’ombre passante d’un nuage sur un champ de labour ou la buée d’un souffle sur une vitre par temps d’hiver. Rien n’en reste de bien palpable. Tout se résorbe dirait-on, jeté en pâture au vent et à l’oubli. Même si un peu du temps qui passe, quelque chose de son bruire, a dû transiter en temps réel par toutes sortes de fluctuations sonores et dans les effluves desquelles j’ai toujours eu une fâcheuse tendance à m’assoupir, comme en témoignent du reste trois rencontres qui seraient sans doute ici à relater en abrégé.
Il faut impérativement avoir la tête dans les nuages pour garder les pieds sur terre
John Cage
Si j’ai bonne souvenance, ma toute première rencontre avec John Cage date de 1979. Elle se fit autour du chiffre 4 à l’aide duquel il mettait en jeu le passage des saisons dans son String Quartet in Four Parts. À l’époque on ne trouvait quasiment pas d’enregistrements de ses œuvres, hormis un vinyle édité par Deutsch Grammophon avec le Lasalle Quartet, et qui proposait son quatuor couplé avec un autre de Witold Lutoslawski d’une texture quasi arachnéenne. Était-ce de s’inscrire au fil des 4 saisons ? Était-ce l’indicible quiétude qui en émanait et que seul une sorte de bain intra-utérin pourrait inspirer ? Ou était-ce sa tonalité quelque peu spectrale ? Toujours est-il qu’il requerra d’emblée toute mon attention. D’autant que son écoute était soporifique à souhait. Et à m’en souvenir, j’avais dû en sortir comme purgé de l’intérieur, mais aussi quelque peu évidé à la suite d’une immersion dans un bain sonore qui n’était pas sans avoir des relents amniotiques. En cours d’écoute, certains passages durent aussi présenter d’étranges fragrances olfactives, à senteur moyenâgeuse. Comme l’atteste le Hoquetus, qui revient à faire hoqueter à l’ancienne les instruments et qui conclut le mouvement final de son quatuor sous la forme d’un Quodlibet. Dans une lettre adressée à l’un de ses proches, il dit l’avoir composé pour rendre un hommage au silence, et tout en se passant de son appui. Deux mouvements portent une indication de jeu pour le moins troublante. Quietly flowing : - s’écouler sans bruit, sans faire de bruit, discrètement, sur la pointe des pieds, en s’éclipsant, sans faire d’histoire... Et slowly rocking : - peu à peu, à pas lents, graduellement, et sous l’emprise presque hypnotique d’un balancement qui n’en finit plus de vous bercer comme le fait du reste un rocking-chair ou un hamac.
S’il m’arrive encore aujourd’hui de l’écouter, remastérisé en CD, c’est toujours en vue de reprendre connaissance de cette écoute flottante, comme alentie sur fond de silence, et à laquelle il dut m’initier. Une écoute qui m’avait appris à inhaler le son, plus qu’à l’écouter. Un son éminemment monocorde, mis à infuser, et qui parvenait par l’on ne sait quel sortilège à se distiller en fond d’air. Mais son est déjà trop dire. Car si du son fusait encore d’entre les cordes du Lasalle Quartet, il s’avérait minimal, et éminemment volatil. Un son en déshérence, fait d’air qui vibre, et obtenu en courant continu par des glissements furtifs d’archets qui laissaient tout en suspens, et sur lesquels j’eus tout loisir de m’entendre soudain en train de respirer. Je ne sais trop ce que Cage en aurait pensé. Apprendre à respirer sur sa musique, à s’entendre respirer à l’aide d’un aréopage de sons inexplicablement mis en mouvement, a de quoi laisser songeur. Sans doute aurait-il dit qu’un cours de yoga fait tout autant l’affaire si l’on tient tellement à se mettre à l’écoute de sa propre respiration.
Sur ce, les années et les saisons passèrent jusqu’à ce qu’une seconde rencontre, datant de 1981, me confirme définitivement dans ma conviction que le silence qui plane sur nombres de ses compositions a vite fait d’agir à l’instar d’un narcotique. Car sans présenter le moindre signe de fatigue ou de lassitude, j’avais dû inexplicablement m’endormir sur une retransmission radiophonique de son Roaratorio, cette kermesse qui résonne à ciel ouvert, dans un inextinguible chassé-croisé de voix passantes et de flux sonores. Tout s’y liquéfie sous l’emprise d’un courant énergétique, un Stromklang sonore et que Cage est allé capter en se rendant en 1979 dans les rues de Dublin sur les traces du Finnigan’s Wake de Joyce.
Faisant suite à ces deux rencontres, une troisième eut lieu en 1993, où le silence fut derechef de mise lors d’une exécution publique de sa pièce pour piano intitulée 4 minutes et 33 secondes (de silence et de temps mort). Toute la pièce a tout d’un passage à vide et dont on ressort ébahi. Le piano n’y est de plus aucune utilité. Quant au pianiste, il n’a strictement rien à faire, sinon qu’à rester assis devant son piano. Seuls des bruits adventices viennent au jour, générés par le public, et qui sont à prendre en guise d’évènements sonores. Lors du concert, j’eus à nouveau la sensation de naguère d’avoir foulé du silence, de m’en être comme imbibé par voie d’inhalation. Et ce en incarnant de tout mon corps quelque chose comme une tache. Je faisais soudain tache dans mon champ d’audition. Une tache pas tant aveugle que muette. Restant coi, comme tenu au silence, tout en m’entendant distinctement respirer et enregistrer les moindres fluctuations de mon souffle. Respirais-je alors au contact d’un silence dont je crus enfin atteindre le fond ? La question reste ouverte. Si Cage étaitt encore là, sans doute m’aurait-il dit que je n’ai nul besoin de recourir à des cours de magie blanche pour faire l’apprentissage du vide.
Pour clore ces trois rencontres que j’eus avec lui, il en est encore une qui reste marquée du sceau de la révélation. Elle date de 1987 et fut plus que brève. Je l’avais incidemment croisé, en chair et en os, alors qu’il était en quête d’une librairie spécialisée dans les sciences occultes. Ce qui dut, venant de sa part, me déconcerter plus qu’autre chose. À force d’explorer toutes sortes d’infra-mondes sonores, sans doute finit-on par tomber en pleine sorcellerie ? Pierre Boulez, qui l’avait côtoyé de près, disait déjà que le fumiste en lui se doublait d’un apprenti-sorcier jouant des aléas, mais se refusant à les domestiquer. Seul un manuel de divination chinoise devait décider de ce qui se jette ainsi au sort, et prend parfois tournure de sortilège. Ce qui dut laisser le scientiste dans l’âme que fut P. Boulez plus que dubitatif. Comment un simple jet, dû au hasard, et qui reste sans visée et sans destination, pourrait-il être pris en compte ? Autant saborder ses outils et ses prérogatives de compositeur ! À plus forte raison lorsqu’on finit par s’en remettre à un art divinatoire qui nous vient du fin fond de l’ancienne Chine ! En incriminant Cage d’absentéisme, en lui faisant grief de retirer ses épingles du jeu compositionnel, Boulez oubliait toutefois de préciser que seul comptait à ses oreilles le processus, livré à l’état brut, en hic et nunc. Et peu importe les résultats qui sont toujours faussés dès qu’on les estime en termes de perte ou de gain sonore. Car en compagnie de Cage il n’y a rien à retenir, aucune tenue de registre, aucune main qui serait de mise ou de maîtrise, seulement à laisser passer, à livrer un passage qui s’effectuera à vide et dont on est loin de voir l’issue. Ne rien retenir, être oublieux au possible, et à plus forte raison de sa propre personne, fut pour Cage une question d’éthique. D’autant que la mémoire, toujours comptable, est mauvaise conductrice. À la longue elle endigue et obstrue, alors que l’oubli (de soi) allège et s’avère propice à la circulation des sons et des idées. Ce que Nietzsche dut d’ores et déjà pressentir lorsqu’il dit à son lecteur : - souviens-toi d’oublier ! Et sans doute suffit-il de miser et marcher sur le hasard pour y parvenir, comme s’y exerça du reste Cage toute sa vie durant. Tôt ou tard les choses finiront bien par se mettre en place d’elles-mêmes et sans qu’on soit pour grand-chose dans leur survenue.
Siegfried Plumper-Huttenbrink