Deux lettres, trois lettres, quatre parfois, posées sur la couverture blanche, presque énigmatiques dans leur nudité alors même que l’on peut leur attribuer un sens : tels sont souvent les titres d’Antoine Emaz. Hier, ce furent C’est, Ras, K.-O, Soir, Sang ; aujourd’hui sur couverture ivoire, accompagné d’un dessin à l’encre noire de Djamel Meskache, Os. Énigmatique lui aussi d’être si nu sur cette couverture.
Ce dépouillement « jusqu’à l’os », on le retrouve à l’intérieur du recueil, merveilleusement édité il faut le signaler tout de suite par Tarabuste. Les textes sont distribués en séquences de quatre, cinq, six poèmes rassemblés sous la houlette d’un vocable, de nouveau court et nu. Os (11 occurrences), Calme (7), Ombre (8), Peur (4) et enfin Vieux (4), apparu tard dans le livre. Mots tutélaires pour des états récurrents, où la désolation la plus intense alterne avec des répits (ces moments-là ne sont guère autre chose que des répits).
Les textes eux-mêmes diffèrent par leurs formes. Se succèdent ainsi de courts textes en vers irréguliers (ils sont majoritaires), et des paragraphes, très brefs eux aussi, justifiés, comme blocs denses. Avec la ponctuation des dessins à l’encre de Djamel Meskache, échos puissants aux mots d’Emaz (Un Emaz qui aime travailler avec des artistes, on se souvient ainsi de l’étonnant travail d’Anna Mark qui illustrait Lichen Lichen).
Beaucoup de préliminaires, j’en suis consciente, comme si je
retardais le moment d’entrer dans les poèmes d’Antoine Emaz, inquiète que je
suis de ne savoir transcrire l’émotion qu’ils suscitent, de ne pas savoir
rendre justice à leur force et à leur beauté. Dans ces textes, pas d’adjectifs
ou presque, peu d’articles ou plus exactement de nombreux articles comme
absents. Des petits tas de mots, « grains de sable », édifices dérisoires devant le vide, le
temps, le non-sens de tout. Les quelques rares adjectifs de couleur sont comme
décolorés. Le blanc, le gris, le neutre règnent, emblématiques d’une conscience
poétique confrontée au vide, à l’absence :
« dans un brouillard de langue
on tente d’atteindre
trouver un passage ».
Le poète semble procéder par soustractions, parfois par
ajouts minuscules, comme s’il sculptait ce presque rien qu’il lui est parfois
donné d’entrevoir, souvent à la même heure, entre chien et loup
« on est là, on peut
avancer des mots
[…]
on entend ce qui se défait fond ».
A coups d’enjambements, d’agrégats, d’éboulis. Comme une
sentinelle désolée au bord de la vie qui passe et part. Dans ce neutre, les
mots parfois reprennent de la vigueur au point que « peur » saute au visage. Et puis reviennent le
marasme, les ombres, l’asthénie mentale et spirituelle.
« Et néanmoins » (Philippe Jaccottet), il semble
qu’il y ait encore à gagner en arrangeant les mots, non pas gagner quelque
chose, plutôt gagner sur…. ce serait l’art poétique d’Antoine Emaz. Gagner sur
le vide par un « lacis lâche » dans lequel ce que l’on attrape, ce
« n’est pas toujours le grave du temps
on pourrait aussi bien fixer guerre ou fuchsia terrorisme ou
glycine »,
tout cela qui s’écrit sans que l’on choisisse
« dans un bougé
fragile et vite de langue un pan d’air ».
Pour capter
« rien qu’une émotion qui tâche de se dire
repousse les mots autant qu’elle les attire
aimante la langue si elle le peut
comme dits de vie débris limaille ».
Car
« On cherche une prise de peu ».
Des formules très courtes, très denses, creusées jusqu’à
l’os. Affrontant la nudité :
« Le temps perle et tombe
doucement la lumière
on s’envase ».
Pas de je ici, mais pas plus de tu. Pas de ponctuation de
telle sorte que souvent on ne sait si un mot se lie à sa gauche ou à sa droite.
Cette lecture habite à sa manière le corps de celui qui lit.
« On attend, on
écoute » :
« dans un très peu d’air qui porte
encore la voix dans le vide ».
Ce livre est bouleversant en ce qu’il révèle
« un peu d’ombre écrite
au bas des choses ».
« Avant que tout soit perdu
parce que tout sera perdu »
©Florence
Trocmé
Rédigé par : Hélène | dimanche 23 janvier 2005 à 23h46
Rédigé par : Cécile Prozac | dimanche 23 janvier 2005 à 23h28