Tout a commencé avec une revue, Le Mâche-Laurier (n°
22 de juin 2004), où j’ai lu pour la première fois, il y a quelques mois, un
texte de la poète américaine Marilyn Hacker (traduit par Emmanuel Moses). On y
annonçait dans le même temps la sortie d’un recueil de traductions par Claire
Malroux, sous le titre La Rue Palimpseste, aux Éditions de la
Différence.
Mon attrait pour l’œuvre de cette femme poète a grandi à la lecture
de ce beau livre, sélection opérée par la traductrice dans les recueils les
plus récents de Marilyn Hacker et très heureusement présentée en version
bilingue.
Puis, nouvelle parution en revue, dans le numéro
anniversaire de Le nouveau recueil. Parallèlement, Marilyn Hacker a fait
son entrée dans l’anthologie perpétuelle de Poezibao, où elle a déjà
paru deux fois (en
janvier 2005 et en avril
2005), et j’ai rédigé et mis en ligne sur le site sa
fiche bio-bibliographique et trouvé de nombreuses ressources sur internet,
la plupart en anglais mais souvent avec des traductions.
J’ai alors désiré la rencontrer pour poursuivre ce dialogue
entrepris au travers de ses œuvres (ayant commandé ses autres recueils aux
Etats-Unis tandis qu’elle-même m’envoyait un livre en français, très peu
diffusé à la suite de la faillite de son éditeur, Fleuves et retours,
une autre sélection de poèmes traduits par Jean Migrenne).
Une double vie
Il faut savoir que Marilyn Hacker partage en effet sa vie
entre New York et Paris. Née aux États-Unis, elle y a passé ses années de
jeunesse et de formation. Elle est la fille de parents juifs immigrés de
seconde génération, originaires de
Galicie (Europe de l’Est, ses grands-parents venant des actuelles Autriche,
Pologne, Tchéquie…). Précoce et brillante, elle intègre très jeune
l’Université, où elle fait des études de lettres.
Avec dès l’enfance le double tropisme de la lecture et de
l’écriture. Enfant solitaire, elle se décrit comme « maladroite » et
admet que la lecture fut un refuge, grâce notamment aux très belles
bibliothèques publiques du New York de cette époque-là. Aujourd’hui, cette
boulimie de lecture n’a pas abandonné celle qui se dit « accro du
Monde » (le journal) et qui lit poésie, romans, biographies et essais dans
ses deux langues. C’est aussi très tôt qu’elle est venue à l’écriture de
poésie, vers 11 ou 12 ans, influencée par le poète E.E. Cummings. « Mais
aussi par Frost, Millay, Dylan Thomas, et plus tard surtout Auden ! Et
Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, comme n’importe quel ado
français ! » Elle a ensuite publié dans de nombreuses revues
anglo-saxonnes, avant la parution de ses premiers livres dans les années 70.
A 28 ans elle vient pour la première fois en Europe. Elle
sera d’abord libraire d’occasion à Londres. Elle publie son premier recueil Presentation
Piece en 1974 et revient alors s’installer aux États-Unis mais à partir de
1985, elle élit double domicile, étant une partie de l’année à Paris (et
désireuse au demeurant d’y être de plus en plus dans l’avenir). Aux États-Unis,
elle a une activité d’enseignement de la littérature française à l’université
après avoir aussi eu longtemps des fonctions d’éditeur et de rédactrice en chef
de la revue littéraire Kenyon Review tandis qu’à Paris, elle écrit,
traduit et participe au comité de rédaction de la revue Siècle 21.
La langue française, elle l’a apprise à partir de sa onzième
année, puis a bénéficié du très bel enseignement de Germaine Brée, tout en
faisant du théâtre, jouant et apprenant des tirades entières de Racine, Molière
ou Marivaux. Elle est complètement bilingue même si elle n’a pas encore franchi
le pas de l’écriture poétique en français….
Ponts et cadres
Quelques caractéristiques se retrouvent au long de toute son
œuvre, depuis Presentation Piece en 1974 jusqu’au tout récent Desesperanto,
paru en 2004 : alliance - ce dernier
titre en est magnifiquement emblématique - du désespoir et d’un goût extrême de
la vie ; confrontation sensuelle, charnelle, avec le quotidien, celui des
villes, des êtres que l’on y croise, de la maladie, de la mort (cancer et sida
sont omniprésents) ; engagement profond pour la cause des femmes mais
aussi contre la guerre, la violence ; attention aux détails de la vie, la
lumière, les objets, la nourriture, le vin ; expression intense et très belle de la vie affective et physique
d’une femme homosexuelle mais qui est aussi mère (elle dédie de nombreux poèmes
à sa fille dont le très beau Pantoum pour Iva) ; multiples niveaux
de profondeur et de sens de textes qui partant d’une scène apparemment banale
ou de l’évocation d’un instant, s’ouvrent soudain sur d’autres horizons (la
relation d’un jeu d’enfant dans la rue glisse à l’évocation du départ des
enfants juifs en 42, un regard par une fenêtre, le soir, rameute des souvenirs lointains, personnels
ou collectifs) ; et last but not the least, maniement extraordinaire
de formes fixes (sonnet, pantoum, villanelle) et d’une métrique ancienne
(strophes saphiques et alcaïques en particulier) reprises et pliées à ces
matériaux d’aujourd’hui.
Or si l’on croise les éléments biographiques et ces lignes
de force qui traversent toute l’œuvre de Marilyn Hacker, on en vient à invoquer
deux mots : cadre et pont.
Cadre dans le sens de borne, frontière, comme si la forme
fixe permettait à l’écrivain non pas d’enfermer son évocation, son écriture
mais de lui donner des limites intérieures, des repères. Comme si ces formes
contraignantes mais utilisées avec un brio extrême et une sorte de liberté
intérieure lui permettaient d’apaiser le sentiment d’exil, celui d’être de
« nulle part » ainsi que les vertiges de l’identité, elle qui
s’interroge « est-ce le garçon en
moi qui par la fenêtre/regarde, quelqu’un, en face, ravauder une taie »,
elle qui oscille entre deux pays, deux villes, deux continents, deux
langues….. ; d’apaiser aussi la souffrance de la rupture amoureuse, de
l’absence de l’aimée, du deuil répété, lancinant, celui de toutes ses amies et
tous ses amis, morts du cancer, ou du sida……de juguler l’angoisse de sa propre maladie et de sa
finitude.
Mais cadre aussi dans le sens cadrage (cinématographique
plus que photographique, précise-t-elle lorsque je lui pose cette question du
cadrage) : prélèvement dans le flux du réel de moments isolés par sa
conscience et son écriture avec d’incessants allers et retours dans le temps et
dans l’histoire, du plus personnel, individuel, autobiographique à l’universel,
au collectif, avec « travellings et flash-back ». Et souvent un
véritable montage (en rapport avec l’utilisation des formes fixes) comme dans
ces pantoums qui donnent un sentiment extraordinaire de ressassement, de piétinement,
de lallation presque…..
Mais on est tenté aussi de parler de ponts. Souvent les
critiques ont mis en avant, comme métaphores dominantes dans l’œuvre, le
fleuve, auquel se serait substituée de plus en plus la rue. Les deux livres
publiés en français ne portent-ils pas les titre de Fleuves et retours
et de La rue palimpseste ? Fleuve et rues comme flux, comme
mouvement mais aussi comme patterns universels que Marilyn Hacker retrouve tant
à New York, qu’à Paris ou lors de ses voyages en Grèce, dans le Midi de la
France. Fleuves et rues qui me semblent appeler surtout l’image du pont, tant
les poèmes semblent sans cesse enjamber les espaces et les époques, relier,
mettre en contact des mondes qui resteraient sans cela sans communication.
Marilyn Hacker, il ne faut pas l’oublier, est professeur et traductrice, elle
fait connaître aux États-Unis des poètes français comme Guy Goffette, Claire
Malroux, Venus Khoury-Ghata, elle fait connaître en France la poésie américaine
contemporaine. Et de façon plus profonde encore, elle crée ou recrée des
circulations entre vie et mort, entre désespoir et bonheur, passé et présent,
identités.
D’une rive à l’autre
Écouter Marilyn Hacker c’est aussi découvrir l’acuité de son
regard d’analyste de la vie littéraire. Elle s’interroge ainsi sur la
désaffection pour la poésie contemporaine, ici, en France, dont elle dit
qu’elle lui semble extrême, qu’elle n’en comprend pas bien les raisons
historiques. Elle pointe l’absence de rayons poésie dans la plupart des
librairies, même les meilleures, notamment à Paris.
Très passionnantes aussi les explications sur le rythme
poétique. Interrogée sur sa pratique des strophes alcaïques et saphiques, elle
fait bien comprendre que la langue anglaise se prête infiniment mieux que la
langue française à ce travail sur le mètre, avec accentuations et levées tandis
que la France privilégie l’organisation syllabique du vers (avec une digression
sur l’alexandrin de Racine et le pentamètre iambique de Shakespeare…). Elle
s’attarde aussi longuement sur l’engagement, dont elle dit que la poésie
française a perdu le sens, alors même qu’elle a compté dans ses rangs un
Villon, un Victor Hugo. Comme si depuis Mallarmé, l’irruption du politique au
sens large n’avait plus bonne presse dans le champ poétique, alors qu’ailleurs,
Grande-Bretagne, Scandinavie, États-Unis, il l’innerve.
Femmes et projets
Autre préjugé qui la frappe : le préjugé antiféministe
dans le monde littéraire français et surtout le monde de la poésie. Là encore,
elle montre comment il en va tout autrement aux États-Unis où un premier
mouvement en faveur des femmes poètes s’est manifesté il y a une trentaine
d’année par « l’édition d’anthologies de
poésie féminine contemporaine et historique, la redécouverte des femmes poètes
du XVIe, XVIIe, XVIIIe, XIXe
siècles faisant partie intégrante de ce
mouvement ; ces poètes-là sont
maintenant beaucoup étudiées et commentées et aujourd’hui tout naturellement,
les anthologies de poésie contemporaine comptent environ 50 % de femmes parmi
les auteurs choisis ».
Marilyn Hacker souligne que les femmes poètes n’ont pas hésité à s’engager dans les luttes
féministes, telles Adrienne Rich, Audre Lorde et elle rappelle aussi que de
nombreuses femmes sont venues à la lecture de la poésie par le biais de leur
engagement féministe. « Cette lutte elle-même a eu souvent ses origines
dans d’autres engagements politiques : pour les droits civiques des noirs,
anti-nucléaires, contre la guerre au Vietnam, contre la peine de mort,
écologistes. Les femmes poètes engagées ont rarement été seulement des
féministes. Elles étaient, plus même elles restent, des militantes de gauche,
progressistes, engagées dans l’humanitaire (il y a bien entendu des poètes
masculins engagés et pas des moindres : Ginsberg, Robert Bly, Amiri
Baraka/LeRoi Jones, Hayden Carruth, James Wright, Michael Harper)
Tout récemment en 2002, le poète et éditeur Sam Hamill a
créé un site Web Poets Against the War avant
la déclaration de la guerre de Bush à l’Irak. Il a reçu quelques 2000 textes,
qu’il a affichés quotidiennement – un par jour, avec des archives – ; il
a un peu plus tard publié une anthologie du même titre (2003). C’est dire à
quel point la tradition de poésie engagée est très vive. Même des poètes qui ne
se considèrent pas comme "engagés" – dans leur pratique habituelle d’écrivain – n’ont pas hésité à contribuer
par des textes à ce projet (de même pour les anthologies féminines des années
80, toutes les collaboratrices ne s’affichant pas nécessairement militantes
féministes !) »
Dans les mois à venir, Marilyn Hacker a plusieurs parutions
en vue : une traduction de Guy Goffette et une autre (un roman) de Vénus
Khoury-Ghata à paraître aux Etats-Unis ; elle prépare un important article pour la revue Europe
sur la diaspora anglophone et bien sûr la composition de son prochain recueil.
©florence trocmé
Sur la dernière photo, Marilyn Hacker est en compagnie de Jean-Michel Maulpoix (à gauche) et de Alain Duault, à droite.
Voir aussi la fiche bio-bibliographique de Marilyn Hacker