En exergue du dernier livre de poésie de Claire Malroux Ni
si lointain (Le Castor Astral, 2004), ce quatrain d’Emily Dickinson :
"Ne juge pas si lointain ce qui peut s’atteindre
Bien que le couchant t’en sépare
Ni si proche ce qui, voisin
Est plus loin que le soleil."
Il me semble que l’on ne peut pas trouver meilleur exergue à ce nouveau livre que Claire Malroux propose aujourd’hui et qui n’est pas un livre de poésie. En tous cas pas au sens où on l’entend usuellement, un recueil de poèmes.
Mais un livre bouleversant, je le dis d’emblée, extrêmement singulier et courageux, car au fond très audacieux, tout en étant à mon sens totalement légitime. Chambre avec vue sur l’éternité, qui sort ces jours-ci chez Gallimard, est un livre avec, pour et autour de Emily Dickinson. L’Emily Dickinson de Claire Malroux sa traductrice ; un livre qui aurait pu figurer dans la collection l’Un et l’Autre éditée chez le même Gallimard, car s’il s’agit bien ici d’une rencontre et d’une rencontre duelle, intense, elle dépasse les limites de la dualité, de la gémellité même sans doute pour s’ouvrir et se donner à tous les lecteurs actuels ou à venir de Dickinson. L’histoire de Claire Malroux avec Emily Dickinson est à la fois singulière, totalement, elle pourrait presque en être impudique n’était son élévation et en même temps universelle, à cause de ce qui se dit là de la condition humaine, de la poésie et du fait d’être femme.
Je vais essayer de tirer quelques-uns des fils de cet
écheveau très complexe.
En premier lieu, ce livre m’a fait penser à un autre objet
singulier, que je place au pinacle et qui est le livre intitulé De la
distance (comme par hasard !)
que Frédéric-Yves Jeannet a composé avec et autour de Michel Butor, à partir
d’entretiens, de correspondances et de gloses sur les écrits de l’auteur. Rien
à voir chez l’un ou l’autre auteur avec ces biographies à l’américaine,
précises à la minute près, qui nous donnent le menu du petit déjeuner et le
détail des ordonnances médicales des derniers temps…..
Dans les pages de
Malroux, très peu de faits datés,
précis, biographiques au sens strict. Pas de généalogies développées sur quatre
générations, peu de descriptions. Ou plutôt si, quelques-unes, mais de biais,
comme ces étoiles qu’on ne peut voir qu’en regardant avec la périphérie de
l’œil…. la chambre ("avec vue sur l’éternité"), oui la chambre
d’Emily, où Claire Malroux n’entrera même pas, préférant la rêver, derrière les
fenêtres, là à Amherst, dans le Massachusetts où elle se rend mais où elle ne
fait que passer physiquement et brièvement finalement, tant elle l’a habité ce lieu mentalement,
psychiquement. Renonçant avec beaucoup de sagesse à joindre l’image intérieure
et ce que la ville peut être devenue.
Les personnages de l’entourage d’Emily ne sont pas plus
traditionnellement campés, en pied avec portrait et chapeau. Ils sont
esquissés, rêvés presque au travers de bribes de lettres, d’extraits de poèmes.
Les parents, les amies, le frère, le neveu, les amours, étranges amours…..
Il y a là emmêlement amoureux des textes, celui de Claire
Malroux, celui d’Emily Dickinson que les habituels recours typographiques
permettent bien sûr de repérer si on en a envie. Mais en fait on n’en a pas
envie, tant ces deux voix semblent se conjuguer pour mieux approcher « ce
qui ne peut pas se dire », et dont l’œuvre de Dickinson tente
inlassablement d’explorer la limite et que le portrait en fragments de Malroux
tente patiemment de scruter. Il y a la
glose mais légère, le récit inventé -voix intérieure d’Emily recréée par Claire-, les extraits de poèmes et de lettres. C’est
à la fois une tresse et un kaléidoscope, et il faut souligner l’art avec lequel
Claire Malroux monte ses coupes comme un cinéaste très habile à enchaîner ses
plans sans que le spectateur se rende compte que l’angle de vue, la lumière ont
été modifiés.
Plus que tout peut-être ce livre semble un dialogue d’inconscient à inconscient.
Claire Malroux qui a tant fréquenté l’œuvre, de l’intérieur, en la traduisant,
donc en entrant intimement dans ses mots, qui sont autant ceux des poèmes (il y
en eut 1789 en trente ans !) que ceux des innombrables lettres (1000
lettres connues, un dixième sans doute du volume réel de la correspondance),
explorant ses tournures, s’en imprégnant, se battant sans doute souvent avec
elle, y revenant sans cesse, la confrontant à sa propre écriture, à sa propre
langue est un peu dans la position de l’analyste avec l’analysant : elle
entend la voix sous le discours, elle entend l’être sous les mots. D’où la
subtilité de son analyse, car analyse il y a bel et bien, analyse psychique
très fine, analyse stylistique, analyse des idées, analyse des contradictions,
des revirements, des évolutions, des ambivalences de l’œuvre, de la femme.
Analyse du désir et du manque surtout, désir et manque qui sont autant
physiques et sexuels, que psychiques, mystiques, ontologiques. Là encore, que
l’on est loin des "explications de textes" qui tuent plus qu’elles
n’ouvrent, pas d’exploration du champ lexical ni des figures de styles, mais un
forage au cœur même de la phrase, par coups de sonde, au cœur des poèmes marqués
par le « raisonnement et la spéculation » comme au sein de ceux qui
« baignent dans un climat irréel ou surréel et se donnent à lire comme le
prolongement de rêves ou de cauchemars ».
Claire Malroux a su ne pas se dérober devant la complexité,
les contradictions, l’immense mystère de la femme et de l’œuvre, sa béance
secrète. Elle a su approcher le "si lointain" et laisser fuir le
"si proche".
Savez-vous ce qu’elle dit, presque à la fin du livre :
"il n’est pas d’autre critère de la poésie pour Emily que de se laisser
dépouiller de ce qui lui est naturellement le plus cher, son
identité ». ? Comme si souvent, dans ce livre, on peut penser que
Claire Malroux parle pour elle et encore plus, ce qui est si rare, pour chacun
de nous.
Chambre avec vue sur l’éternité est un de ces très
rares livres que l’on referme la gorge serrée, l’esprit troublé, le
corps…. et bien, encore une
citation d’Emily "si j’ai la sensation physique qu’on m’a ôté le sommet du
crâne, je sais que c’est de la poésie"
©florence trocmé
Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, EMILY DICKINSON, Gallimard,
2005
isbn 2-07-077488-0, 300 p. 17, 90 €
Rédigé par : Messager | vendredi 07 octobre 2005 à 10h54
Rédigé par : Sabine Bourgois | jeudi 26 mai 2005 à 09h53