Après-midi caniculaire et bruyant à Paris, au carrefour Duroc/Montparnasse. Un café, un premier étage, quelques tables, une trentaine de personnes. Et la poésie
Ne pas croire qu’il s’agit là d’un événement exceptionnel
même si la rencontre a eu quelque chose d’exceptionnel par la qualité de
l’invitée. Non, six ou sept fois par an, trois passionnés de poésie (qui sont aussi poètes), Jean-Paul
Giraux, Monique Labidoire et Monique Acquaviva font venir des poètes, leur
offrant trois heures pour discuter avec eux, ou un interlocteur choisi, de leur
œuvre et en lire des extraits. C’est Le mercredi du poète
au François Coppée qui a reçu déjà parmi beaucoup d’autres Max Alhau,
Marie-Claire Bancquart, Andrée Chedid, Georges-Emmanuel Clancier, Alain Duault,
Lionel Ray….
Quel luxe en effet que trois heures de rencontre avec un ou une poète ! En ce mercredi 22 juin 2005, l’invitée était la trop rare Gabrielle Althen dont Poezibao entend bien faire mieux connaître l’œuvre
En elle se rencontrent, sans conflit mais au contraire en
une sorte de passionnante alchimie le professeur de littérature et le poète. Je
ne m’étends pas longtemps sur son portrait puisque on peut lire sur le site sa
fiche bio-bibliographique complète. Mais il faut toutefois rappeler que,
poète et romancière, Gabrielle Althen est professeur de littérature comparée à
Paris X-Nanterre, membre du jury Louise Labé, grande connaisseuse de musique et de peinture.
photos
en haut de gauche à droite Monique Labidoire, Gabrielle Althen, Jean-Paul Giraux et Monique Acquaviva.
En bas, Gabrielle Althen
La séance a commencé par une présentation de Gabrielle Althen par Monique Acquaviva puis Monique
Labidoire a mené une analyse transversale dans son œuvre poétique, analyse articulée autour d’une triple thématique : la lumière, la verticalité,
l’ombre des mots et du sens. Rappelant la profonde influence de la Méditerranée
sur Gabrielle Althen qui vit une partie de l’année dans le midi de la France,
Monique Labidoire a exploré le thème de la lumière, celle du soleil notamment
qui éclaire, qui chauffe mais qui brûle aussi, ce qui d’emblée dégage la
tension sur laquelle se construit l’oeuvre. Le thème de la verticalité permet
ensuite d’évoquer tout un pan de cette même oeuvre, contradictoire lui aussi,
versant « mystique » l’espérance, la transcendance mais sans
référence religieuse dans ces mots, un espace-temps sans mesure où l’on
retrouve la thématique de l’absolu, de l’éblouissement, de la présence, mais
jamais séparés de leur contre-jour, le tragique, le désastre. (Dans un article
publié dans la revue Europe en mars 2000 Gabrielle Alten disait "j’ai
besoin de dissonances et de ruptures, peut-être parce que j’ai, de nature, et
même si elle est contredite par telle ou telle de mes attaches où l’espérance a
sa part, une perception tragique du monde"). Côtoiement incessant, tension
« vibrant » entre doute et quête, lumière et ombre, lutte du dedans
et du dehors, abstraction et réalisme. Cette tension, cet espace vibrant :
le lieu du poème et son mouvement.
Et ces concepts antagonistes évoqués par Monique Labidoire
vont être repris très largement et explicités ensuite par Gabrielle Althen en
un jeu-dialogue de questions-réponse avec Jean-Paul Giraux. Elle s’arrête
d’abord longuement sur le fait qu’un poème n’est jamais univoque, qu’il allie
le plein et le vide et que "plus un poème a un empan large, plus il est
puissant", ajoutant que "si un poème est une bonne machine poétique,
quelle que soit la sensibilité du lecteur, il s’y reconnaît". Le poème est
"un mime et un calque du vivant. Il y a une palpitation entre deux pôles
différents". C’est aussi un "exercice d’intensité" où on cherche
une "extase matérielle, par le vivant, par le fait de vivre". C’est
aussi "le chant de l’improbable, qui dit une chose et son contraire"
car le poème pour Gabrielle Althen est avant tout un mouvement. Il est chant
aussi et ce qui le fait chanter, c’est le désir en souffrance car "toute
forme d’art dénude le désir".
La poète mêle de multiples références (Char, Claudel, Valéry, Rimbaud, etc.) à ses analyses faisant une distinction tout à fait étonnante et très éclairante sur les poètes qu’elle dit "boulimiques" en ce sens qu’ils "veulent tout" (Rimbaud, Elytis, Baudelaire) et ceux qu’elle nomme "sages" qui font en quelque sorte l’économie de dire leur désir et qui tournent autour pour "se protéger de la catastrophe" (Seferis, Apollinaire, Bernard Noël). Pour se ranger, elle, sous la houlette des premiers tout en précisant que cette distinction n’a rien à voir avec la qualité des œuvres mais est liée au mode d’être des poètes.
Autre aspect intéressant développé par Gabrielle Althen qui ponctue ses analyses par de courts extraits de ses livres (ce sera ma seule critique peut-être, trop de commentaires par rapport à trop peu de textes...) : la question des images. La matière première du poème, ce n’est pas l’image, ce sont les mots : "l’image est un moyen de dire par des tangentes ce qu’on ne peut pas attraper autrement". Elle souligne que son évolution récente, outre un retour évident au vers, l’éloigne de la Méditerranée et la pousse à utiliser moins d’images, en une sorte de "lyrisme non figuratif".
Autre thème : le rapport entre la poésie et la structure narrative. Après toute une histoire marquée par leur conjugaison, depuis Homère, la poésie contemporaine (mais surtout en France, fait-elle remarquer) ayant rompu avec le récit, il n’y aurait plus d’évènements dans la poésie. Elle s’oppose à cette idée, expliquant que même dans la poésie non narrative, il y a "évènement" parce que le fait de vivre est marqué par le flux du temps. Il y a là un langage du mouvement.
Les questions plus que difficiles ne lui sont pas épargnées ! et c’est là que l’on apprécie particulièrement sa parole qui se fonde à la fois sur son immense culture poétique, sa capacité d’analyse ("mon métier c’est l’explication de texte") et son expérience profonde de poète. Et l’on s’étonne que loin de se stériliser mutuellement, ces composantes au contraire s’enrichissent et approfondissent le point de vue, faisant de toute cette séance autant une magnifique réflexion sur la poésie que l’exploration d’une œuvre singulière, celle de Gabrielle Althen.
Question parmi les questions : "d’où vient qu’un texte s’établisse poème sous nos yeux ?". Question à laquelle elle suggère que surtout à l’heure où le critère de la forme ne peut plus constituer une réponse, la seule que l’on puisse faire est celle du "je ne sais quoi" de Pascal. Un vrai poème étant un poème où des effet se superposant "comme des piles d’assiettes" (effets de toutes natures, de sens, d’émotion, de couleurs, etc.) accroissent son espace et que tout alors se met à fonctionner en s’engrenant comme dans une machinerie mais avec toujours une part d’indéfinissable. Et qu’il ne faut, de plus, jamais confondre un poème avec ce qu’il dit apparemment.
Gabrielle Althen conclut cette très belle séance sur cette idée que tout ce qu’elle dit là, ce qu’elle a dit, elle ne peut le dire que du "poème fait", que l’acte de création poétique reste infiniment mystérieux, qu’elle ne peut rien en dire même si elle livre un de ses modes opératoires (disparaître dans un champ, à 500 m de chez elle, pour s’isoler quand elle sent naître la possibilité du poème) ce qui la rend soudain infiniment humaine en ce « tâtonnement où je ne maîtrise rien ».
"Je voudrais le mot blanc d’un ciel absent qui laissât
trace de demeure*"….
ainsi aimerais-je pour ma part conclure cet article en souhaitant qu’il
ait donné à quelques-uns envie d’établir une demeure dans l’œuvre de Gabrielle
Althen.
©florence trocmé
Gabrielle Althen, Hiérarchies, Rougerie, 1988, p. 37.
photos en haut Gabrielle Althen et Monique Labidoire, en bas Jean-Paul Giraux et Monique Acquaviva.
Rédigé par : Jean-Paul GIRAUX | vendredi 24 juin 2005 à 10h31