J’IMAGINE
J’imagine vos vies défuntes. Vos
corps sans vie. Vos mains où le sang est blanc. Moi ou d’autres aurions pu
aimer ces corps, éprouver le désir de vos corps. Toucher vos mains. Et,
peut-être, ensemble nous aurions pu nous livrer au charme. Celui des mots et
des peaux.
On vous a enlevés. Moi-même qui
ne vous connais pas je vous ai quittés. Mais je ne vous ai pas abandonnés.
On vous a retirés à des hommes ou
des femmes ; je ne sais. Ô vous étiez désirables parce que vous étiez
vivants, parce que vous étiez nus, parfois vêtus. Non, notre mort n’a pas de
nom : elle ne fabrique pas un nom ni un martyre : un murmure dans nos
têtes. Quelque chose avec du sang – comment vous dire puisque vous n’êtes plus.
Quelques mots sur le papier pour
vous ensevelir, des mots oui que vous n’auriez peut-être pas compris, ou peu.
Je n’oublie pas ceux, ceux que je n’ai jamais regardés et dont on m’a dérobé le
regard. Ô je ne peux imaginer le sons de vos voix. Voix. Mais je les sais
demeurer.
[...]
Ô ils vous imaginent encore. Ils
écoutent décroître le bruit des voix dans leur mémoire. Ils ont le souvenir des
gestes – vos visages commencent-ils à
s’effacer ?
Près d’eux il y a des
photographies, de précieuses « reliques » : une montre, des
grains de tabac dans la poche d’un veston – comment savoir ce qu’ils touchent avec la peur de vous abîmer
encore ?
Reste-t-il un peu de votre salive
sur leurs doigts ?
Il faudrait exposer cela –
montrer les chambres vides, les lits désertés, tout ce que vous avez laissé,
montrer tout cela – dire simplement : Regardez. C’est tout.
Mathieu Bénézet, Ceci
est mon corps, Flammarion/Léo Scheer, 2005, p. 183.
Rédigé par : adeline | mercredi 28 novembre 2007 à 14h06