J’ai une intime
conviction, que mes lectures confortent pratiquement toujours (à quelques
notables exceptions près) : seul un artiste comprend en profondeur un
autre artiste. Les plus beaux livres sur la peinture ou sur la musique sont
souvent le fait de poètes (Bonnefoy, Butor, Jaccottet….). Et souvent aussi les
plus belles « lectures » se font entre pairs….
J’ai déjà dit sur ce site
l’effet profond que m’a causé le
livre que la poète Claire Malroux vient de consacrer à Emily Dickinson, ;
j’ai donc eu envie de rencontrer l’auteur de Chambre avec vue sur l’éternité pour parler avec elle de son rapport à Emily
Dickinson et de la façon dont elle avait conçu ce livre très particulier,
singulier même.
Je rappelle au préalable
que Claire
Malroux est traductrice et qu’elle est notamment l’auteur des trois grands
livres de référence d’Emily
Dickinson parus chez José Corti, Une âme en incandescence (poèmes) et deux tomes de correspondance (voir la
bibliographie de Claire
Malroux)
FT : comment s’est
constituée votre relation avec Emily Dickinson au fil du temps ?
Claire Malroux : je
ne l’ai pas étudiée en tant qu’angliciste. Ce fut pour moi une découverte
relativement tardive, il y a une vingtaine d’années seulement, par
l’intermédiaire d’un petit livre bilingue, 20 poèmes traduits par l’américain
Paul Zweig. Coup de foudre. J’ai entrepris dès ce moment-là de traduire
certains de ses poèmes. C’est très révélateur pour moi : l’envie de
traduire. A ce moment-là, au CNL (Centre
National du Livre), Jean Gattegno a mis en œuvre une politique en faveur de
la traduction et j’ai pu obtenir une année sabbatique en présentant un projet
autour de la traduction d’Emily Dickinson. Il y avait alors en effet
extrêmement peu de textes disponibles en France. Ce fut ma première édition
Dickinson, une sélection de poèmes parus en 1989 chez Belin, dans la collection
l’Extrême Contemporain dirigée par Michel Deguy.
Puis j’ai pris petit à
petit conscience de l’importance des fascicules dans l’œuvre d’Emily [il faut
savoir en effet que pendant des années, Emily Dickinson a assemblé elle-même
ses poèmes en cahiers qu’elle cousait à la main] et lorsque Bertrand Fillaudeau
des Éditions José Corti m’a contactée pour une nouvelle édition de la poésie
d’Emily Dickinson, le choix s’est imposé à moi de travailler en respectant le
montage qu’elle avait voulu, puis de choisir parmi les Cahiers ceux qui correspondent aux années de pleine éclosion
de l’œuvre ; j’ai tenté de les donner sinon dans leur intégralité, du
moins aussi complètement que possible. Une âme en incandescence regroupe
ainsi les Cahiers 12 à 39. J’aimerais compléter cet ensemble puisque j’estime
n’avoir traduit qu’environ 50 % de l’œuvre poétique complète (qui compte près
de 1800 poèmes). Après la poésie, toujours chez José Corti, j’ai traduit en
deux tomes la correspondance : les lettres aux hommes sous le titre Lettres
au maître, à l’ami, au précepteur, à l’amant et les lettres aux femmes, les amies intimes sous le titre Avec
amour, Emily.
Je me suis alors rendu
compte que par le biais de la correspondance, je cheminais vers la biographie
puisque ma connaissance d’Emily et de sa vie s’était beaucoup enrichie à la lecture de ses lettres. Pourtant j’étais
très réticente. J’avais peur de gauchir l’image du poète (travers fréquent de
très nombreuses études écrites à son propos).
Puis un jour en vacances,
sans sources et livres à portée de main, m’est venue l’idée d’écrire sur elle
de courts textes en partant de quelques thèmes (le désir, les visites, la
solitude….). Ce n’était pas une biographie, plutôt des sortes d’agrégats qui se
sont écrits avec un grand sentiment de bonheur, comme dans une sorte de
compagnonnage….
FT : comment vous
est venue cette idée d’écrire en quelque sorte à sa place, en disant
"je" ?
CM : j’avais le
sentiment d’être en présence d’une sorte de grande sœur qui rectifiait, mettait
au point, parlait d’expérience et c’est ainsi que j’ai été amenée petit à petit
à lui donner ma propre voix. En fait, cette idée d’écrire à la première
personne est sans doute née d’une expérience antérieure, cinq ans auparavant,
en 2000, époque à laquelle, après m’être replongée dans la traduction de poèmes
(Quatrains et autres poèmes brefs parus en Poésie/Gallimard), j’avais écrit spontanément le poème Pour
l’amour (p. 98), dans lequel je
parlais à la place d’Emily. J’ai surtout éprouvé le désir de la rendre présente.
Hardiment ! Et ce premier texte rédigé à la première personne m’a en
quelque sorte autorisée à continuer dans cette veine. Vous voyez que ce n’est
pas un processus linéaire, qu’il y a eu comme la recherche de l’étincelle qui
allait donner vie à toute cette matière que j’avais accumulée autour d’elle.
FT : pourquoi Emily
Dickinson nous paraît-elle si moderne ?
CM : la modernité se
démode. Pas Emily. Elle n’est pas dépassée. Il y a chez elle une sorte
d’intemporalité. Qui tient, comme pour Shakespeare, en premier lieu, à la
langue. Elle a une langue très précise et drue, tout à fait personnelle,
totalement novatrice. On peut trouver dans son cas des éléments précurseurs
chez les Brontë ou chez Elizabeth Browning qui elles aussi ont renouvelé la langue
du fait de leurs très fortes personnalités. Elle a utilisé la forme des hymnes
et en a tiré des effets extraordinaires. Mais surtout une grande partie de sa
modernité vient de son utilisation des monosyllabes, mots indivisibles,
résistant à toute analyse en raison de leur forte charge, qui vieillissent
moins que des mots composés.
Sa modernité est aussi
dans la forme, puisque celle-ci est basée sur les hymnes. Il n’y a dans une
strophe que deux vers qui riment sur quatre et les rimes sont souvent imparfaites.
On ne se trouve donc pas face à des formes fixes qui auraient pour notre
sensibilité française moderne quelque chose d’archaïque. Le rythme des hymnes
est plus libre, musical…or Emily était musicalement très douée. Les formes
qu’elle a adoptées traversent facilement les générations.
Il faut ajouter enfin une
ambiguïté de sens permanente qui renouvelle constamment la lecture du
poème.
FT : et dans sa thématique ?
CM : ce qui est
nouveau dans sa thématique, c’est cette évocation du néant, la mise en scène
d’états qui frôlent souvent la folie, l’omniprésence du thème de la mort. Là
aussi on peut faire un lien avec Emily Brontë. La force de leur poésie (mais
l’écriture de Brontë n’est pas aussi singulière) tient à la force de leurs
personnalités.
FT : comment avez vous procédé pour construire le livre ?
CM : il y avait donc
des fragments rédigés autour de thèmes ; j’ai cherché un ciment pour les
lier et j’ai pensé que je devais faire référence à la vie d’Emily. J’ai donc
imaginé une première partie plus biographique. Il y a eu aussi un second jalon,
le texte « ce qui unit, sépare » (p. 83) qui à l’origine ne devait
pas rentrer dans ce livre. Mais qui finalement s’y est inséré en raison d’une
sorte de processus d’identification, de « sororité » avec Dickinson.
Le montage s’est fait de manière picturale, impressionniste presque, comme un
peintre dispose des taches de couleur sur la toile puis trouve des liens, une
composition. J’ai cherché à établir des correspondances, des échos. Cela me
fait songer aussi au travail musical d’un Philippe Manoury dans sa composition
à partir de textes d’Emily Dickinson [voir le texte que j’ai publié sur
remue.net, FT] : il a d’abord conçu des esquisses, avant de trouver
des liens pour relier des blocs.
FT : avez-vous encore des projets autour d’Emily Dickinson ?
CM : oui, je
voudrais arriver à publier l’intégralité des Cahiers manquant dans l’actuelle
édition Corti (j’ai achevé la
traduction mais il y a des problèmes de droits avec l’Amérique qui sont très
longs et compliqués à résoudre) ; je voudrais aussi me concentrer sur les
derniers poèmes, beaucoup plus arides. Ils sont destinés à un public plus
restreint car ils ne comportent presque plus d’images. En revanche, mon livre Chambre
avec vue sur l’éternité est né de
mon désir d’atteindre le public le plus large et de transmettre une image
aussi juste que possible de la femme et de l’écrivain, alors qu’il y a eu dans
ce domaine beaucoup d’égarements.
FT : n’avez-vous
jamais senti un risque pour votre propre poésie* du fait de cette fréquentation
intense d’Emily Dickinson
CM : non, notamment
en raison de ma rencontre relativement tardive avec son œuvre, alors que
j’avais déjà beaucoup écrit.
©entretien Florence
Trocmé
Rédigé par : Maziere Catherine | dimanche 19 février 2006 à 06h04