Quand je rentre de voyage, bien qu’ayant songé à lui1
bien souvent dans mes heures de mauvaise humeur et de faim d’autrui, je suis
d’abord quelque temps à coqueter avec mon désir, n’allant pas directement à
lui, ni même le regardant.
Après des dizaines et des dizaines de minutes seulement
[...] je m’y jette, je m’y rue, [...] cette fois je ne me retiens ni des doigts
ni du cœur, je m’allonge par-dessus les touches d’où émane la nappe sonore, je
m’y trempe, je m’y masse, me m’y dénoue et m’y noie.
Cette fois, c’est bien le retour.
[...]
J’approche. Il est prêt.
Je souffre. Il fait le chant.
J’apporte l’obsession, la gêne, l’oppression :
Il fait le chant
J’apporte la situation sans remède, le vain déploiement des
efforts, le ratage de tout avec la mesquinerie, les précautions emportées par
le vent, par le feu, par le feu, par le feu surtout :
Il fait le chant.
J’apporte l’inondation de sang, le braiment des ânes contre
la paix, les camps, le travail forcé, la misére, les emprisonnés de la famille,
les choses à demi, les amours à demi, les élans à demi et moins qu’à demi, les
vaches maigres, les hôpitaux, les interrogatoires de police, les lents mourants
dans les bleds perdu, les amers vivants, les foutus, ceux qui dérivent avec moi
sur la banquise folle :
Il fait le chant.
1.
Mon piano
Henri Michaux, Passages, (1937-1963), nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 1950, 1963, p. 129.
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