Habituée aux TMA (très
modestes assemblées) suscitées généralement par les rencontres et lectures
poétiques, quelle ne fut pas ma surprise de constater que nous étions peut-être
deux cents à être venus à l’hôtel de Saint-Aignan dans le Marais, siège du
Musée d’art et d’histoire du judaïsme assister à une rencontre autour de Nelly
Sachs, disparue en 1970, un mois après son ami Paul Celan. Rencontre intitulée
« A la découverte de Nelly Sachs », à l’occasion de la sortie du tome
III de ses Œuvres complètes, traduites par Mireille Gansel, aux éditions
Verdier.
Méridien de la souffrance
et de la consolation
Très bien conçue cette
rencontre alternait des lectures et les contributions des intervenants. Lecture
par les deux comédiens Céline Liger et Jérôme Heuzé qui lurent d’emblée de
splendides extraits de la correspondance de Sachs et Celan : véritable
« méridien de la souffrance et de la consolation » que cet échange
bouleversant entre les deux plus grands poètes de langue allemande de
l’après-guerre, marqué par la hauteur de vue, l’intensité poétique, la
splendeur des écritures, l’âpreté de la douleur mais avec quelque chose de plus
ouvert, de plus lumineux du côté de Nelly Sachs.
La table ronde réunissait
sous la houlette de Jean-Yves Masson, éditeur des œuvres de Nelly Sachs chez
Verdier, Maurice Nadeau, l’éditeur et le fondateur de la Quinzaine Littéraire,
le poète-essayiste et penseur Claude Vigée, ainsi que la traductrice Mireille
Gansel.
Le cadre d’une édition
Jean-Yves Masson brosse à
grands traits la vie de Nelly Sachs autour de quelques points saillants :
naissance en 1891 dans une famille juive à Berlin, fuite avec sa mère en Suède
grâce à Selma Lagerlöf, mort de son bien-aimé (dont elle taira toujours le nom)
dans un camp, amitié avec Paul Celan presqu’entièrement médiatisée par la
correspondance, mort à Stockholm en 1970, quatre ans après avoir reçu le prix
Nobel. Les dix dernières années ayant été marquées par de graves problèmes de
santé mais aussi par une lutte incessante contre la maladie mentale. Et la rupture introduite par le nazisme dans
sa vie, avec une période de silence marquée par une relecture de la Bible dans
la traduction de Martin Buber et de Franz Rosenzweig, très différente de celle
de Martin Luther, et qui fait sourdre l’hébreu sous l’allemand. Elle retourne à
l’écriture en 43 et il s’agit désormais pour elle de « donner une stèle de
paroles » aux morts dont le corps a été détruit et dont les nazis ont
effacé la trace et le nom.
Jean-Yves Masson retrace
ensuite l’histoire de l’édition de Nelly Sachs en France, elle qui se plaignait
qu’à ses débuts, en Allemagne, ses « livres erraient en orphelins ».
C’est en fait Maurice
Nadeau qui fut l’initiateur de cette découverte. Non pas par le biais de Paul
Celan qui pourtant venait le voir à son bureau, mais par l’intermédiaire d’un
jeune germaniste Lionel Richard qui dans les années soixante lui a apporté des
traductions de Nelly Sachs. Que Maurice Nadeau a d’abord publiées dans Les
Lettres Nouvelles avant de les rassembler, non sans peine, dans un recueil qui
par chance sortira juste au moment, 1966, où la poète reçoit le Prix Nobel, ce
qui lui permettra de vendre 2000 exemplaires.
Petite bouteille à la mer
que ce mince recueil, quelques traductions éparses (dont une de Martine
Broda) : Jean-Yves Masson convainc Verdier de se lancer dans l’entreprise
courageuse de traduire l’intégralité de l’œuvre poétique de Nelly Sachs,
traduction confiée à Mireille Gansel. Projet aujourd’hui réalisé avec la pose
de la troisième et dernière pierre, d’un beau jaune intense : le Tome III
de cette édition, intitulé Partage-toi, nuit. Ce dernier volume de l’œuvre lyrique se compose
de l’ensemble des textes écrits durant les dix dernières années de la vie de
Nelly Sachs, après Eclipse
d’Etoile (1999), consacré aux
textes écrits de 1943 à 1948 et Exode et Métamorphose (2002), avec les textes de 1952 à 1959.
De la traduction multiple
Un intéressant débat
parallèle s’est ouvert alors sur les traductions successives, tous les intervenants
s’attachant à dire : 1. Qu’une traduction n’en efface pas une
autre ; 2. que les œuvres peuvent
nécessiter des retraductions en fonction de l’évolution du contexte et des
connaissances que l’on peut avoir sur l’auteur. Ainsi concernant Nelly Sachs il
est important que Mireille Gansel ait pu tenir compte de cette relecture
qu’elle a fait de la Bible via l'édition Buber/Rosenzweig, qui n’était pas connue de Lionel Richard. Débat
complété par un exemple très intéressant sur la façon dont Richard, Broda et
Gansel ont traduit le même titre Glühende Rätsel : Brasier d’énigmes pour le premier, Enigmes en feu pour la seconde et Enigmes ardentes pour la troisième
Nelly Sachs, le temps
Jean-Yves Masson l’a
rappelé au début de la rencontre, Claude Vigée est à la fois traducteur, poète,
philosophe, mémorialiste, d’origine alsacienne, ancré dans la tradition juive,
toutes raisons qui le font très proche de Nelly Sachs à laquelle il consacre un
texte Poésie éthique, à l’écoute de Nelly Sachs, dans un des ses derniers livres Danser
vers l’abîme (Parole et Silence,
2004). Il va développer une très belle méditation sur le temps chez la poète,
établissant la différence entre le temps de la mort et le temps de la poésie.
« Lancinant est le temps » : toute la vie est suspendue entre deux
étoiles, l’étoile salvatrice d’en haut, cristalline, radieuse et l’autre,
mortifère, d’en bas, qui nous anéantit, « semblable à l’ouïe sanglante
arrachée à la tête du poisson ». Dans le mouvement erratique du temps
vécu, qui n’est qu’une course à la tombe, reviendront des instants de liberté,
porteurs d’extase, des moments arrachés à la paralysie « la pierre en
dansant métamorphose en musique sa poussière ». La poésie de Nelly Sachs
est une poésie qui appelle à être présents à ce monde infernal, dans un espoir,
peut-être chimérique, dit-il, d’entraîner les autres. Nelly Sachs s’adresse
aux peuples de la terre « ne découpez pas avec les couteaux de
haine ». Laisser les paroles revenir à leurs sources, la Bible, Le Zohar,
Celan. « Que nul ne pense sang
quand il pense berceau », « reconduire les mots à leur
source » : émaillée de citations saisissantes, l’intervention de
Claude Vigée s’attache ensuite à montrer ce qui différencie Celan et Nelly
Sachs : il y a chez elle un jaillissement vers l’avenir qui manque à Celan.
Elle est capable de percer une muraille de mort.
De la traduction de Nelly
Sachs
La séance se clôt sur une
(trop) courte intervention de Mireille Gansel, sur sa fréquentation de l’œuvre
de Nelly Sachs. Mireille Gansel qui dit sa dette de reconnaissance à Jean Halperin qui a
accompagné et étayé son travail (elle donne à réécouter un extrait d’une
émission de France Culture où il avait eu l’occasion d’intervenir, émisison ouvrant par un poème de Sachs lu sur fond de shofar très
prenant). Ce qui permet à la traductrice de repréciser
une fois encore l’importance du contexte judaïque dans l’œuvre de Nelly Sachs
et de dire comment en fait il y a selon elle quatre niveaux de traduction,
littéral, allusif, sollicité et secret. J’espère pouvoir rencontrer
prochainement Mireille Gansel pour qu’elle en dise un peu plus sur cette
méthodologie qui paraît tout à fait passionnante et riche d’enseignement pour
tous ceux qui pratiquent la traduction ou qui s’y intéressent.
« Dans le secret
d’un soupir
Peut germer le chant
inchanté de la paix »
©florence trocmé
rappel bibliographique
Nelly Sachs, Éclipse
d’Étoile (précédé de Dans les demeures de la mort), Verdier, 1999
Nelly Sachs, Exode et Métamorphose
(précédé de Et personne n’en sait davantage), Verdier, 2001
Nelly Sachs, Partage-toi,
nuit (précédé de Toute poussière abolie, La mort célèbre encore la vie, Énigmes
ardentes et "Elle cherche son bien-aimé et ne le trouve pas", Verdier,
2005
Nelly Sachs Paul Celan,
correspondance, Belin 1999
Musée d’Art et d’histoire
du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71 rue du Temple – 75003
Paris
01 53 01 86 60
voir la page
Nelly Sachs sur le site de l’éditeur Verdier
Photos
en haut Nelly Sachs ©Editions verdier, au milieu ©florence trocmé 1. de gauche à droite Claude Vigée, Jean-Yves Masson et Mireille Gansel ; 2. Claude Vigée à gauche et Jean-Yves Masson à droite.
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