« La traduction
n’est pas un acte d’appropriation, elle est, elle aussi, rencontre »*
C’est d’une rencontre,
assez fascinante, que je veux rendre compte ici. Rencontre entre deux poètes,
l’une américaine Marilyn
Hacker, à gauche sur les photos, l’autre française, Claire
Malroux, qui se traduisent réciproquement. En préambule à la lecture
mutuelle qu’elles feront le 11 octobre 2005 à Paris, je les ai rencontrées,
ensemble, ce lundi 3 octobre 2005 sur ce thème de la traduction réciproque.
Détails
sur cette lecture
Il faut que je rappelle deux
faits importants : la poète américaine Marilyn Hacker vit une partie de
l’année à Paris et elle contribue notamment aux revues Siècle 21, Europe et Le Nouveau Recueil. Claire
Malroux, quant à elle, est la traductrice d’Emily Dickinson dont elle a proposé
trois forts volumes d’œuvres poétiques et de correspondance aux éditions José
Corti.
1. La rencontre : les livres traduits
Avant de revenir sur leur rencontre, dès 1989, je veux établir une liste de
leurs traductions.
- De Marilyn Hacker, Claire Malroux a publié en 2004 aux Éditions de la
Différence La rue palimpseste, une anthologie bilingue composée à partir de
ses trois derniers livres, Winter Numbers, Squares & Courtyards et Desesperanto. Ce livre a obtenu le prix Max Jacob étranger
2005. Sont également parus dans différentes revues - FPC, Siècle 21, Jungle, Trois (Québec) - de nombreux poèmes puisés dans des recueils antérieurs ou inédits. J’en
profite pour souligner que c’est grâce aux revues et bien souvent à elles
seules que l’on peut lire un peu (trop peu !) de poésie étrangère en
France, les éditeurs n’ayant souvent pas ou plus (restrictions drastiques de
subventions ces derniers temps) le moyen de le faire.
De Claire Malroux, Marilyn Hacker a donné une première anthologie de
textes, Edge, dès 1996 puis en 2001
l’intégralité du grand récit-poème Soleil de Jadis sous le titre A Long-Gone Sun. Elle a publié enfin en 2005 Birds and Bison qui reprend les poèmes de Suspens, Ni si lointain et des textes
inédits de son prochain recueil La Femme sans paroles. Elle a par ailleurs publié
des traductions de Claire Malroux dans des anthologies (Twentieth
Century French Poetry et Vintage
Anthology of World Poetry) ainsi
que dans de très nombreuses revues américaines (rappel : les
bibliographies complètes de Claire
Malroux et de Marilyn
Hacker sont disponibles sur Poezibao).
Comme beaucoup de rencontres qui comptent, celle-là semble due au
hasard !
C’était en 1989, lors d’une rencontre franco-américaine de poésie à
Grenoble. Vingt ou trente poètes invités parmi lesquels CK Williams, Denise
Levertov, Galway Kinnel, Carolyn Kiser, Charles Juliet, Jacques Darras, Hélène
Cadou, la femme de René-Guy Cadou et…. Marilyn Hacker et Claire Malroux. Si
de nombreux poètes américains présents bénéficient déjà de traductions en
français, l’inverse n’est pas vrai et Claire Malroux, consciente que la plupart
des auteurs présents ne maîtrisent que peu ou pas le français, demande à
l’improviste à Marilyn si elle accepterait de traduire, à chaud, certains de
ses textes. Marilyn s’enferme dans sa chambre d’hôtel, sans un dictionnaire et
sans même pouvoir dialoguer avec Claire tant le temps est compté. Ce fut,
dit-elle son « baptême de traduction » puisque auparavant elle
n’avait encore jamais tenté l’expérience. Et d’ajouter en riant que si elle
avait su que Claire était la grande traductrice de Dickinson qu’elle est, elle
n’aurait jamais osé se lancer !
Ce fut le début d’un échange profond et riche non seulement par les
traductions mutuelles qui allaient s’ensuivre mais aussi par l’amitié et les
dialogues passionnés sur la poésie française et de langue anglaise qui
réunirent régulièrement les deux poètes.
A Grenoble, elles avaient eu le temps d’élaborer un projet, malheureusement
avorté faute d’éditeur, d’anthologie de poésie féminine américaine. Puis
Marilyn a eu l’idée de proposer Edge, cette anthologie de poèmes de Claire qui a trouvé bon accueil auprès de
presses universitaires américaines spécialisées plutôt dans la poésie
irlandaise mais qui firent, le temps de trois recueils (Jaccottet, Ponge et
Claire Malroux), une petite place à la poésie française.
A explorer l’univers des deux poètes, à les écouter, on comprend les
raisons qui les ont rapprochées. Ainsi Marilyn Hacker, si sensible à l’aspect
narratif dans la poésie, ne pouvait pas être indifférente au très beau
récit-poème de Claire, Soleil de Jadis, à l’intrication qu’elle y pratique entre l’Histoire (l’époque de la
guerre, le rôle de son père, résistant, et sa disparition) et « l’histoire
personnelle du développement d’une conscience en temps de guerre et de
changement dramatique ». Elle souligne l’originalité de cette technique
narrative, rare dans la poésie française alors même que la littérature de notre
pays succombait de plus en plus aux charmes de l’auto-fiction.
De plus l’une comme l’autre aiment que leur travail poétique se traduise
par un livre, compris comme entité, construit comme tel, plutôt que de
rassembler des séries de poèmes en recueils moins unifiés (et Marilyn d’évoquer
ce qu’elle appelle "roman en sonnets", son livre Love,
Death and the Changing of the Seasons).
Elles pointent un autre trait qui les rapproche : un certain bagage de
nostalgie, la présence du passé, la
mémoire aussi bien individuelle que collective ; ainsi que l’attention au
monde environnant dont Claire Malroux dit que la sienne propre, déjà bien
établie, a encore grandi au contact de la poésie de Marilyn et enfin
l’imbrication du quotidien dans une vision plus globale, planétaire.
Interrogées sur le fait de savoir si elles se sont apporté mutuellement
une meilleure connaissance de la poésie de leurs pays respectifs, elles rappellent
que l’une comme l’autre étaient déjà très au fait du contexte littéraire de
l’autre. Elles insistent plutôt sur l’enrichissement apporté par le dialogue
direct ou par textes interposés, dans l’appréhension des pays, de leur façon de
« fonctionner ». Claire révèle aussi de façon amusante qu’elle en a
beaucoup appris sur…la France et le Marais à Paris, dans la poésie de
Marilyn !
D’expliquer enfin que la traduction réciproque « rend plus sensibles
les différences d’approche poétique d’un pays à l’autre » et que c’est une
clé pour entrer plus avant dans l’environnement historique, culturel et
politique de l’autre.
5. L’alchimie
En guise de conclusion, je propose deux textes de Claire Malroux et de
Marilyn Hacker qui me semblent avoir un lien avec tout ce qu’elles m’ont
confié :
Alchimiste malhabile
Je dois fabriquer mon amour
Claire Malroux
awkward
alchemist
I
must brew my own love
Traduction Marilyn Hacker
Claire Malroux, translated by Marilyn Hacker, Birds and Bison, The Sheep Meadow Press, 2005
[...] The child learns how to learn
from
listening to, embroidering on stories
repeated
to delight, to soothe. She learns
from
delight, from repetition, learns
syntactic
play [...]
Marilyn Hacker
[...] L’enfant
apprend à apprendre
en écoutant, en brodant elle-même sur des
histoires
répétées pour plaire, pour consoler. Elle apprend
par la séduction, la répétition, apprend
le jeu de la syntaxe [...]
Traduction Claire Malroux
Marilyn Hacker, extrait
de Canzone, in La Rue
Palimpseste, traduction Claire
Malroux, Éditions de la Différence,
2004, p. 120.
©florence trocmé
*Lorand Gaspar, cité par
Madeleine Renouard dans son introduction au dossier Gaspar dans le numéro 918,
octobre 2005, de la revue Europe.
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