Trois livres, trois titres qui appellent : Écrire le cri, Regards hallucinés, La
poitrine étranglée. Trois mondes ? Brièvement j’ai cru, oui, à trois
mondes distincts, en découvrant ces trois livres d’Alain Marc, l’un après
l’autre. Mais très tôt, j’ai su qu’il y avait une cohérence profonde, que ce
n’étaient que parties d’un ensemble, d’un projet plus vaste, plus important,
non pas trois mondes, mais un monde-livre. D’autant que j’ai pu rencontrer
Alain Marc, évoquer avec lui son travail et que j’ai entrepris un échange sur
ce travail. Dont je sais qu’il comporte des pans entiers en gestation ou prêts
à édition. Et sans éditeur, cela va de soi ! Il y faudrait du courage et du nez, sans doute. Même si un
Bernard Noël veille sur l’œuvre d’Alain Marc et dit le bien qu’il en pense.
Oui, je sais l’ambition du livre tout, du livre total, ça ne
date pas d’hier. On peut aussi parler du Projet (qui s’est effondré) de
Roubaud. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ici ?
Obligation de passer par une courte description.
Ecrire le cri, un
essai si on veut bien redonner à ce mot son sens de tentative, une tentative de
cerner la notion de cri, dans toutes ses dimensions et surtout de savoir si
l’on peut "écrire le cri". Paradoxe absolu : comment écrire ce
qui n’use pas de mots, ce qui a lieu précisément quand les mots manquent…. et
de quel cri s’agit-il…. il y a cri et cri, cris et cris, é-cri(t)s ou
non ; mais n’est-ce pas pur leurre que de vouloir écrire le cri ?
Qu’est ce qui fait de telle écriture une écriture du cri, qu’est-ce qui crie
dans l’écriture de certains, qui crie là ? Pourquoi telle vocifération
n’est pas cri et pourquoi tel silence est cri ? Autant de questions
qu’aborde Alain Marc dans une démarche très singulière, avec une écriture qui
calque la complexité fuyante du propos. Phrases souvent interrompues, montage
extraordinairement habile de citations (on pourrait presque évoquer la
technique du centon sauf qu’ici si le matériau vient d’autrui, l’architecte et
le maçon sont l’auteur qui appareillent au millimètre près ces pierres-là, de
Bernard Noël, d’Artaud, de Merleau-Ponty, de Wittgenstein, de Bataille, de
Blanchot et de maints universitaires), ponctuation très particulière avec un
usage atypique de la virgule. Suspens souvent qui laisse une extraordinaire
liberté au lecteur. D’entrer dans la phrase, de la poursuivre, de devenir
co-auteur de la réflexion. Aucune coquetterie dans tout cela, Alain Marc est à
mille lieux des poses, des tics ou d’une attitude de séduction. Il écrit à
même la chair de sa réflexion, de son intuition, sans
concessions ni pour les autres ni pour lui-même, ni pour la société. Il est à
l’écart, écart du système, écart de la société de consommation, écart de la
ville. Tout en étant proche. Il ne nie pas, il connaît, il sait, il voit, il
entend mais il est à cet écart qui permet le jugement. Et qui permet de
penser et d'écrire le cri, devant cela qui n’est plus perceptible à celui qui
est immergé dedans, parce que justement tout est fait pour obnubiler son
regard, ses perceptions et surtout sa liberté de juger.
Écrire le cri est
un livre exigeant, difficile, qui ne se donne pas d’emblée mais qui révèle
petit à petit tout son potentiel. Qui est avant tout de déstabiliser,
d'ouvrir à mille questions. Métaphysiques, ontologiques, existentielles
et bien sûr éthiques et (j'insiste sur le ET) poétiques.
Regards hallucinés (voir
une rencontre avec Alain Marc, sur Poezibao
et une première note sur ce livre) peut déconcerter encore plus le
lecteur. Il s’agit de « prises » de réel, un peu comme on dit une
prise de drogue. Même si ici l’hallucination du titre n’a rien à voir avec les
paradis artificiels. Il s’agit plutôt d’une brusque ouverture, une entaille dans
la surface muette du monde, une plongée. Il se pourrait au demeurant qu’il y
ait entre le cri et le regard halluciné
un « passage » (envie soudain d’employer les titres de Michaux :
le cri sort de, il ouvre un canal,
des profondeurs vers la surface du monde, le regard halluciné peut emprunter ce canal pour aller vers les
« gouffres ». Connaissance par le gouffre. Recours aux mots, malgré
tout. Faire frotter les mots comme jadis les silex, pour trouver un sens. Pas
forcément nouveau, pas forcément une signification. Un sens qui aille à
l'encontre du sens unique à l'œuvre partout dans notre monde pasteurisé et
soumis au principe de précaution. Le risque du vertige, le risque du non-sens,
pour autrui.
Et puis il y a la
Poitrine étranglée, sous-titrée poème
pour les ouvriers. De quoi avoir peur ! Une poésie dont l’esprit,
comme celui du rock, est de "dénoncer sans aucune restriction tous
les maux de la société". Une sorte de balade glauque, qui évoque parfois
les univers d’un Bashung, d’un Guidoni, mais sans leurs ritournelles, où l’on
retrouve la technique employée pour les regards hallucinés, ce qui
souligne si l’on en doutait encore la proximité des mondes : certains mots
(seraient-ce cris ?) éCRIts en majuscule, sortent de la page, s’imposent,
obnubilent la conscience ; mais partagent le terrain avec les minuscules,
dans tout un jeu typographique qui pourrait être l’équivalent de ce que serait
la musique si ces mots étaient ceux de textes rock ou pop. Un texte qui semble
simple, si simple, oui, on se lit là-dedans, même si on vit tout autrement.
Mais un texte qui commence piano et
qui va crescendo, un texte qui part
de la banalité d’une vie banale, les horaires, le temps qui manque, les congés
payés, la répétition, oui la répétition, qui finit par tout user comme la
petite goutte d’eau érode l’énorme pierre, un texte qui s’appuie sur les mots
angoisse, tristesse, peur, un texte qui est un cri de révolte contre
l’abrutissement systématique, le métro boulot dodo, modulé plus subtilement
mais tout aussi efficacement.
On pourrait simplifier, mais je redoute de le faire, on
pourrait simplifier en disant que ce qui est à la base des trois livres c’est
la notion de souffrance. Mais si l’on pense souffrance individuelle,
personnelle, il me semble que l’on fait fausse route. Souffrance plutôt de ce
qui « est en souffrance », colis abandonné, vies abandonnées,
réduites au cri (à condition de pouvoir crier, ce qui est rarissime). Fonction
de l’écrivain, crier. Mais comment crier, comment fait-on pour crier, comment écrire
le cri, seule issue qui n’est même pas de secours, puisque de toutes façons
tout est perdu. Ce qui n’empêche pas la visée encyclopédique et le recours à
tous les procédés, Alain Marc fait feu de tout bois, la poésie presque
expérimentale, le poème social, la poésie placardée (une affiche avec quatre
pages de la Poitrine Etranglée destinée à être placardée :
dazibao ?), l’essai tentative à l’écart des usages universitaires mais
sans doute susceptible d’ébranler des pans entiers de la bonne conscience du
pensé correct. Son œuvre en cours ou déjà achevée est comme un iceberg dont on
ne voit (on ne voit pas plutôt, tant les publications sont discrètes et peu
diffusées, on est dans la glaciation, ici) qu’une toute petite partie.
Souffrance qui dépasse la souffrance individuelle car
souffrance d'un monde gravement atteint, peut-être en phase
terminale.
Une oeuvre qui est tout sauf soins palliatifs, puisqu'au
lieu de tenter d'apaiser cette souffrance, elle vise à la mettre sur la
table de dissection, sans anesthésie.
©florence trocmé
Écrire le cri, préface de
Pierre Bourgeade, l'Écarlate, 2000
Regards hallucinés,
préface de Bernard Noël, collection « Lanore Littératures », Lanore, 2005
Commentaires