Salah Stétié serait-il un moine zen ?
Boutade bien sûr, mais je
me suis posé cette question en cherchant, comme j’aime le faire avant d’écrire
un compte rendu de lecture, à faire revivre mes impressions du moment. C’est
que l’écrivain n’a cessé de répondre à côté des belles et profondes questions
posées par Sylvie Verny, de pratiquer l’esquive, de lire un autre texte que
celui qui était programmé, etc. Et pourtant, comme l’a très justement fait
remarquer Maurice Lestieux à la fin de la rencontre, Salah Stétié avait finalement répondu à toutes les questions posées !
Hier en effet, samedi 19 novembre,
à la Brasserie Lipp, à St Germain-des-Prés à Paris, l’invité était Salah Stétié, présenté et interrogé par Sylvie
Verny, lecture ponctuée par de superbes interventions musicales de l’altiste
Emmanuel Raynaud. Le tout à l’invitation du cercle
littéraire de poésie et d’esthétique Aliénor, présidé par Maurice
Lestieux.
Sylvie Verny est poète,
romancière, essayiste. Elle est titulaire d’un doctorat de lettres (thèse sur
Marguerite Duras) et collabore à RFI et à Jeune Afrique où elle publie des
entretiens avec des écrivains du monde arabe.
Emmanuel Raynaud est
altiste (on peut rappeler pour les lecteurs non mélomanes que l’alto est non
seulement une voix de femme mais aussi un somptueux instrument
à cordes, intermédiaire entre le violon et le violoncelle ; c’est le
troisième instrument du quatuor à cordes dans sa forme classique, 2 violons, 1
alto et 1violoncelle). Emmanuel Raynaud avait choisi deux œuvres à la tonalité
sombre et douloureuse, la première de Paul Hindemith dont la musique fut
considérée comme « dégénérée » par les nazis et la seconde de
Stravinsky, une très belle Élégie pour alto solo.
De Salah Stétié je dirai
ici quelques mots en attendant la publication aujourd’hui sur le site d’une
fiche bio-biliographique. Salah Stétié, grande figure de la francophonie,
poète, essayiste, critique d’art, né en 1929 à Beyrouth, libanais de confession
musulmane mais qui a fait une partie de ses études en France et qui vit dans
notre pays. Salah Stétié qui fut aussi un grand diplomate, en poste à Paris
bien sûr, mais aussi ancien délégué permanente du Liban à l’UNESCO, ambassadeur
au Maroc, et à La Haye, secrétaire général du Ministère des Affaires Étrangères
à Beyrouth, bref « un grand itinérant du songe et de l’action ». Il
écrit en français et a reçu le grand Prix de la Francophonie en 1995. Maurice
Lestieux le présente justement comme « un homme de pensée et d’écriture, serviteur d’une certaine
conception de l’homme et de sa dignité ». Un homme « au carrefour de
deux cultures » et qui de ce carrefour fait entendre une voix forte et
indispensable sur le monde dans ce qui est non pas un message de l’exil et du
passé, mais de l’essor et de l’espérance. On va découvrir que la tension entre
les deux pôles est omniprésente et fondatrice de l’œuvre.
C’est par la musique et Hindemith que commence la rencontre ; puis deux poèmes, notamment un extrait de la méditation sur la mort d’une figue : et d’emblée une question forte de Sylvie Verny, partant du thème du fruit dans l’œuvre (la figue, la pomme, le raisin) pour déboucher sur la question du péché. C’est alors que Salah Stétié (dont il faut aussi rappeler qu’il a écrit des ouvrages sur l’Islam) donne au public une petite leçon de théologie musulmane passionnante, démontrant que dans le Coran, la faute est une faute contre la raison (et non pas un péché) et qu’elle est imputable aussi bien à Adam qu’à Ève, occasion d’une petite pique pour le christianisme pris en flagrant délit de misogynie ontologique par rapport à l’Islam qui en l’occurrence ici n’en fait aucunement preuve ! Et de rappeler que le mot Coran signifie non seulement lecture mais aussi ce qui permet de juger de la différence. L’homme par la raison a les moyens de distinguer ce qu’il faut faire de ce qu’il ne faut pas faire. La faute d’Adam est de ne pas avoir utilisé cette « balance juste ». C’est donc une faute contre la raison et non pas un péché métaphysique. Mais Salah Stétié quitte ces contrées théologiques car il désire que ce moment soit une « fête de mots et de musique » ; il ne s’agira pas tant dès lors « d’agiter des idées » mais plutôt de « communiquer des émotions », programme qui sera parfaitement rempli ! Et dans des registres extrêmement variés du tragique au sourire, voire au rire.
Une nouvelle lecture
permet en effet de se concentrer davantage sur Salah Stétié, des textes
extraits de Brise et attestation du réel publié chez Fata Morgana en 2004, recueil dont le
poète dit qu’il est composé de cinq ou six longues élégies qui sont un peu le conte
de sa vie. Il répond ensuite de façon indirecte à plusieurs questions posées
par Sylvie Verny en lisant trois textes sur la poésie, expliquant qu’un
« pommier ne fera jamais de cerises » et que le poète est fait pour faire
des poèmes. Abordant ce qu’il appelle une pensée du désert, il se décrit en
« vieux chameau fourbu », parle de sa maison dans la région
parisienne, bonne occasion d’évoquer Blaise Cendrars qui a habité à un jet de
pierre de là mais aussi Honoré d’Urfé, dont lui, Salah Stétié habite la maison
« un vieux poète venu d’Orient habite la maison d’un antique poète
d’Occident » mais, ajoute-t-il, personne dans le village ne sait qu’il est
« un vieux chameau qui n’a « brouté les rosiers de son jardin
que du regard ».
Nouveau commentaire sur
la poésie qui n’est pas « un tapis volant », qui a affaire avec la
terre « la boue de l’être et de l’homme ». A partir de cette boue,
dit-il, il faut inventer, ré-inventer la transparence « comme une fenêtre
ouverte pour respirer », ajoutant que « la langue française a des
pouvoirs inouïs de transparence » et qu’il y a transparence et lumière
même dans l’obscurité « la lumière du puits obscur où l’on jette une
torche pour voir ». Rappelons un autre titre de Salah Stétié, Fiançailles
de la fraîcheur (Imprimerie
nationale, 2003).
On entre alors de
plain-pied dans ce que Sylvie Verny appelle l’ambivalence du poète. Cette
tension entre désespoir lucide (il aura des mots très forts sur le monde et
surtout sur le privilège de l’Occident, « une des régions les plus
favorisées des dieux et des dieux de l’économie ») et espérance. Par la
voie d’une « parole qui se remet à briller selon une gloire douce qui lui
est propre. Les mots rôdent autour de nous, cherchant leur propre sens ». « C’est au delà de la fin que tout
commence. Je crois au retour des saisons et à la pérennité des cycles ».
La vie est une soif, une flamme inextinguible (et de citer l’admirable formule
de Novalis "l’eau est une flamme mouillée"). Elle est vulnérable,
fragile, or tout ce qui est fragile persiste et dure (un peu auparavant, à
propos de sa maison encore, il a évoqué Pascal !). Et pourtant « ce
sont mauvais poètes ceux qui tiennent boutique d’émerveillement ». On
songe au Et néanmoins de Jaccottet en
l’entendant prononcer après une phrase particulièrement sombre un «"Et
pourtant…il y a toujours un
arbre". Et voilà soudain une anecdote merveilleuse : « ce matin,
chez moi, c’était merveille, les toiles d’araignée de mon portail étaient
devenues étoiles » (par le biais du gel).
On peut noter au fil du
récit le sens admirable de la langue et des formules poétiques qui habite Salah
Stétié et l’on reste saisi à la lecture des différents textes par sa beauté, sa
maîtrise, cette souplesse aussi dans l’usage qu’il en fait.
Lucidité désespérée qui
oscille en permanence dans le propos avec le rire, la légèreté et qui n’empêche
en rien l’engagement de celui qui rappelle qu’il a « passé trente ou quarante ans de sa vie à résoudre avec ses
faibles moyens quelques-uns des problèmes les plus aigus de notre monde ».
Ajoutant cette terrible sentence « on ne sait jamais à quel moment le gué
devient précipice ».
Il lira encore deux
textes superbes. Le premier, un grand poème autour de New York où il se trouve
et qu’il décrit au présent d’une façon saisissante tout en pensant intensément
à un grand mystique musulman Al Hallaj crucifié en l’an 922 sur lequel il écrit
actuellement un livre. Le poème s’intitule Remémoration de Monsour Al Hallaj à
Saint Patrick : souffle de
ce texte qui brasse le proche et le lointain, évoque au passage les tribus
disparues, parle de la Statue de la Liberté comme de « la statue des vieux
mensonges », où le poète dit qu’il « pleure avec Allen Ginsberg la
plus éternelle des mères ».
On retrouve le thème
central de la brûlure – « un mot ne m’a jamais quitté, le mot
brûlure » -, toujours opposée à la fraîcheur : « j’ai vécu dans
une espèce d’ambiguïté où le non contenait le oui, le oui le non et où l’herbe
qui est de lieu de la remontée de la vie vers le soleil est aussi le lieu de la
terre où sont tous nos morts ». Une avancée contradictoire.
A une nouvelle
proposition de lire un texte prévu d’avance, il oppose une sorte de refus,
choisissant un texte qui parle encore de sa vie et interrogeant l’assemblée
« est-ce que ma vie vous intéresse ? Elle devrait vous intéresser
parce que c’est la vôtre ». Ne voir là aucun cabotinage mais de nouveau,
comme un refrain, cette insistance « nous sommes la génération des
privilèges. Celle qui respire encore. Nous sommes ceux qui ont aujourd’hui le
don de respirer l’air cette planète » convoquant soudain Valéry « les
hommes diffèrent parce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils
cachent ».
Encore des textes
douloureux, durs, extraits de Bois des cerfs ou de nouveau de Brise et attestation du réel : « la vie n’est plus qu’un dernier
verre avec de l’eau à demi-bue et le reste est pour le somnifère ». Il
faut « profiter du dernier rebond de lumière avant la nuit ». Car la
mort, la maladie (diabète, cancer, hernie) rôdent : « je reste ici
avec les mains ouvertes ».
Salah Stétié à ce stade
aimerait qu’Emmanuel Raynaud reprenne son alto mais finalement, il sort de son
sac le texte d’une nouvelle qui va permettre de clore la lecture sur une note
plus gaie (encore que…les thèmes évoqués ne le soient pas tant que
ça !) : une merveilleuse histoire de rêve matinal, de quête éperdue
du souvenir de la couleur des yeux de sa mère (alors même qu’il la connaît
parfaitement cette couleur !) qui se termine sur la rencontre imprévue
avec les yeux d’un chat qui lui dit « je suis l’éternité ». Le poète
alors rentre chez lui et va acheter un chat.
En plus de l’art du poète
et de celui du penseur, on découvre alors celui du conteur, don peut-être
pense-t-on alors de l’homme du désert et du vieux chameau, don qui lui permet
de servir merveilleusement sa propre prose d’une souplesse et d’une puissance
d’évocation extraordinaires.
©florence trocmé
photos ©florence trocmé, de haut en bas :
1 Salah Stétié. ; 2. (de gauche à droite), Salah Stétié, Sylvie Verny, Maurice Lestieux et Colette Klein ; 3. Emmanuel Raynaud ; 4. Salah Stétié ; 5. Salah Stétié et Sylvie Verny ; 6. Salah Stétié
Rédigé par : Jean-Claude Grosse | lundi 12 décembre 2005 à 23h41