Florence Pazzottu,
l’Inadéquat (le lancer crée le dé),
Flammarion, 2005
isbn : 2-08-068781-6 ; 15 €
"Dans l'écart de nommer"
Autant le dire d’emblée,
je crois que ce livre est un grand livre ! Il n’a pas fait beaucoup de
bruit, ça non, il est difficile, ça oui, pas besoin de le cacher. Mais quel
bonheur si l'on persévère, si l’on se laisse prendre par ce texte, laissant le
sens flasher entre les tournures, la parole tâtonnante (mais si belle, la
langue, si subtil, l’usage de ses ressources, si libre, l’exploitation de la
syntaxe) susciter des images intérieures, images sans images, images de pensée,
pensées-images. Il y a quelque chose de philosophique, plus sans doute même, de
quasiment ontologique dans cette poésie-là qui reste pourtant de la poésie.
Sans aucune ambiguité.
Difficile, très
difficile, de rendre compte de ce livre. Fait de plusieurs séquences. Les
attendus, une série de 24 textes,
ouvrant par attendu que. Balancement d’une page à l’autre, coupure des mots, soudain cela qui
parfois semble si gratuit, artificiel, paraît ici parfaitement adéquat (le
livre s’appelle l’Inadéquat !) : « Attendu que soudain/chance –
a trait de foudre/annule le hasard/(le désordre installé)/excès par
effraction/de cela qui arrive/poème immérité/irréductible joie ».
24 attendus comme une
partition musicale avec résolution sur l’accord final. Tension qui se crée à la
lecture, tension rythmée comme une sorte de houle, balancement des textes
courts sur page blanche, en haut à gauche en bas à droite, en bas à gauche en
haut à droite. Flèche, comme le battement de la vie, peu d’images là encore,
jeu des mots coupés/rétablis, la coupe ouvrant un sens autre. Attendu que…. la
forme, l’enfant, le sens, le rythme, le manque, le rire…. « je dis
fondé l’éclair…. » (me vient soudain, me relisant, l’idée d’un écho lointain
de Pascal Quignard, dans la formulation mais aussi dans le sur quoi tout cela
travaille)
Très différentes les
Inconférences. Quelque chose au
début qui évoque Nathalie Sarraute.
Une « une fraternelle, fidèle étrangeté » :
Florence Pazzottu demande là à ceux qui l’écoutent dans ces Inconférences, une certaine loyauté par ce qu’il est « Difficile de parler avec ceux qui ne
lancent pas leur pensée à la même distance du champ de Narcisse que soi » (39).
Loyauté récompensée parce que Les inconférences sont des textes magnifiques. Il y a là une vraie
écriture alliée à une « pensée » poétique et créatrice vraie. Elles commencent
en semblant tourner autour du pot. Et puis de ce très général/impersonnel, le
texte passe à quelque chose de beaucoup plus individualisé, un monde de sensations cernées par une langue d’une
extrême précision. On voit la forme naître, comme si l’on voyait quelqu’un
dessiner ou comme dans ces dessins cachés de l’enfance qui recouverts de la
mine passée par le crayon se révèlent.
Il y a là une jouissance
de lecture qui est autant intellectuelle qu’esthétique et la conviction aussi,
d’être devant un texte contemporain. De soi. De ce monde-là. De soi dans ce
monde-là. Ce n’est pas rien.
On ne peut tout détailler
mais voici encore Pas-ça. Pas-ça, texte hermétique ? Si on prend soin de découper les phrases, de
les rétablir, on saisit facilement le sens. Saisir le sens, étape 1 ;
mais il faut surtout ensuite le laisser
infuser, le sentir, tirer le sens de ce qui semble être récit d’origine, tenter
de percevoir ce qui se dit dans ces mots écartelés, mais justement écartelés
pour une bonne raison, puisqu’il s’agit de dire l’écartèlement, d’une naissance
peut-être, mais c’est réducteur, cela va au-delà « pas-ça dessine son sillon
dans la grammaire toujours vive ». Puis il faut lire tout haut pour préciser la
logique du texte, pour l’entendre, et dieu sait s’il y a à entendre ici. La clé
serait « chaque pensée recommence infinie l’infime épopée » depuis la
conception jusqu’à la naissance, cet éprouvé-là qui peut être se calque ensuite
dans la découverte de la langue et pour certains dans l’acte d’écrire.
C’est qu’il faut tenter
de parler de « l’inacceptable silence d’engendrement », en tirer quelques sons,
quelques mots, les assembler en précaire poème. Sans certitude. Affaire de
généalogies ontologiques ; va-et-vient de l’enfant à la mère (somptueux poème page 87, le «
manque fracturant et fondant aujourd’hui »)
Poésie philosophique ? Je
ne sais si ce qualificatif est approprié mais dans ce livre, de la pensée
irrigue la langue pour avancer dans l’incompris, le difficile à dire,
l’impossible à dire : si ce n’est
poésie, qu’est-ce ? Et le monde n’est pas absent, soudain irruption de l’Irak
ou de la Tchétchènie. « républicrates bon teint/ nommant leur autre « barbares
» /sans voir l’impensé qui les barre barre. »
Florence Pazzottu use des
ressources de la poésie pour serrer au plus près ce qu’elle tente de dévoiler.
Mots coupés, disposition particulière de certains textes sur la page sont là
pour augmenter la perception que l’on peut avoir de ce qu’elle veut dire,
nullement gratuits encore moins redondants, mais participant à. J’ai glissé
insensiblement vers une autre séquence, Alors. Alors rien/tient/tu te/tiens/(dans
l’écart/de/nommer)/à un pas seulement/du mot qui faille-fonde/du trop-plein qui
défait
Véritable art poétique
que cette dernière citation !
Et toujours se renouvelle
la question et toujours l’exploration se poursuit plus avant, propulsée par le
travail dans les mots.
« Pensée-peau »,
pensée peau de mots, langue saisie à bras le corps puis dessaisie pour éluder
toute simplification, toute facilité.
A mon sens, oui, un livre
majeur.
©florence trocmé
Rédigé par : Jean-Marie | vendredi 18 novembre 2005 à 14h57