Avec l’autorisation de
Lionel Richard, je reproduis ci-dessous un très bel entretien épistolaire qu’il
a conduit en février 1968 avec Nelly Sachs.
Lionel Richard
(LR) : quelles influences littéraires avez-vous subies dans votre
jeunesse ? On a évoqué, par exemple, les romantiques allemands : dans
quelle mesure est-ce justifié ?
Nelly Sachs (NS) :
Un lourd destin m’a frappée alors que j’étais une toute jeune fille : il
m’a poursuivie jusqu’à l’époque de la terreur et c’est lui qui fut à l’origine
de toute mon œuvre. Très tôt, grâce à des amis, j’ai trouvé un réconfort dans
la lecture de Novalis, Hölderlin, Dostoïevski.
LR : est-ce qu’à
cette époque la poésie expressionniste était également connue de vous ?
NS : il m’est facile
de vous répondre : je vivais alors dans la solitude la plus complète, avec
le mal qui était au fond de moi. Je n’avais pas le moindre lien avec la
littérature de ma génération. J’étais surtout attachée à la musique que mon
père, le soir, improvisait au piano, et par laquelle, sans qu’aucun mot ne soit
prononcé, nous pouvions communier. Je m’efforçais de la suivre dans une sorte
de danse.
LR : on a dit que
vous aviez beaucoup lu les mystiques allemands. Qu’en est-il exactement ?
NS : j’ai lu les
mystiques allemands, en même temps que les romantiques, dans de petits livres
de morceaux choisis. A l’époque ils m’ont sans doute donné inconsciemment le
sentiment de pouvoir forcer l’étroitesse de nos limites, de pouvoir
transgresser celles-ci. Tout comme pour la musique improvisée par mon père, ce
fut la confirmation de certaines affinités. Du mal qui était au fond de moi,
une voix s’ouvrait à l’universel.
LR : et quel rôle a
joué dans votre œuvre la découverte du hassidisme ?
NS : c’est beaucoup
plus tard que j’ai découvert le hassidisme. En 1939, alors que j’étais prise
dans l’étau infernal, des amis non juifs m’ont fait cadeau des légendes du
Baalschem et des écrits hassidiques, dans une traduction de Martin Buber. Mais
toute lecture m’était alors impossible, car l’internement dans les camps, la
guerre, les persécutions qui frappaient les miens étaient des phénomènes
quotidiens. Avec la peur de perdre ma mère, le seul être qui restât près de
moi, tout cela m’absorbait complètement. Au moment où nous pûmes quitter
l’Allemagne, en 1940, je n’ai pu emporter mes livres. D’ailleurs ce n’était
toujours pas le moment de lire.
Dans les années 40, quand
me parvint la terrible nouvelle du martyre d’un être qui m’était cher,
j’écrivis en quelques nuits, le corps comme en flamme, les Demeures
de la mort et le drame Eli. La bibliothèque juive de Stockholm me prêta
quelques écrits hassidiques et j’éprouvai le besoin, en ces temps de très
profonde humiliation, de manifester l’éclat radieux de ce monde spirituel resté
si méconnu malgré les efforts de Martin Buber : j’ai tiré quelques vers de
ces écrits pour les mettre en exergue au-dessus de quelques-uns de mes poèmes.
J’avais encore une fois le sentiment d’avoir jeté l’ancre dans l’universel que
je possédais au fond de moi et que je retrouvais ici……
LR : est-ce que les
symboles que vous utilisez proviennent pour une grande part du hassidisme ?
NS : non absolument
pas, je n’ai jamais étudié le hassidisme mais mon attitude en face de la vie
s’est trouvée en rapport intime avec le peu que j’en ai lu et qui m’apporta le
réconfort. Mes symboles, comme vous dîtes, sont issus de ma propre expérience.
Ils m’ont assaillie avec une telle force qu’ils m’ont conduite au bord de
l’abîme et m’ont appris cette langue "crucifiée" que j’ai saisie en
tout lieu – et ici particulièrement, à l’hôpital – comme la voix de mon être
profond.
LR : que représente
la mort pour vous ?
NS : ce qui
subsiste, c’est le grand
"pourquoi" de Job, le fait qu’il est nécessaire d’avoir un bourreau
pour qu’existent le martyr et le saint.
LR : on a écrit que
votre poésie ne portait aucune accusation contre les meurtriers nazis. Quelle
est votre attitude à l’égard du pardon ?
NS : c’est un fait
que nous sommes des êtres humains, et que nous sommes tous coupables ou pouvons
l’être d’un moment à l’autre. J’ai essayé de traiter ce thème de manière
approfondie dans un poème dramatique qui a pour titre Veille de
nuit. Bourreaux et victimes. En
ce qui nous concerne, nous autres, nous avons à assumer jusqu’à notre mort le
martyre des victimes. C’est pour elles qu’est ma voix, qui reste muette devant
les coupables.
LR : comme de
nombreux écrivains allemands émigrés, vous êtes devenue bilingue :
éprouvez-vous de la difficulté à continuer à écrire en allemand ?
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