Marie-Claire Bancquart a bien voulu confier à Poezibao, ce dont je la remercie très chaleureusement, cette réflexion sur la présence, parfois contestée, de Les planches courbes, un recueil poétique d'Yves Bonnefoy, au programme de lettres de Terminale.
"Le recueil d'Yves Bonnefoy Les Planches
courbes a été inscrit au programme des classes de Terminales littéraires,
et sera donc un des sujets possibles au baccalauréat. De là une désorientation
de certains professeurs et élèves : la
poésie, et la poésie d'un auteur vivant ! Amenée à travailler avec quelques-uns, je pourrais évidemment, comme
poète, m'étonner ou me désoler de ce qu'un texte contemporain de poésie
paraisse difficile à aborder (le recueil de Bonnefoy n'est nullement du genre
ésotérique). Mais si j'avais à en écrire un billet d'humeur, celle-ci serait
plutôt positive : c'est l'histoire du verre à demi vide ou à demi plein….
j'opte, vous verrez, pour ce dernier!
Professeur émérite à la Sorbonne, et attachée à
ce qu'apporte l'enseignement, je ne pourrais, il est vrai, que déplorer la
quasi absence de la poésie française contemporaine dans les programmes
obligatoires de l'enseignement, de l'entrée au collège jusqu'aux études
supérieures. Dans les études secondaires, la poésie française s'arrêtait "de
mon temps" vers Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud… éventuellement Apollinaire
-plutôt celui d'Alcools que celui de Calligrammes. Il est aisé,
quand on a la responsabilité de séminaires, de mémoires, ou quand on parle à
des bacheliers tout récents, même brillants comme des lauréats du Concours
général, de se rendre compte que souvent (je mets à part certains professeurs
dont la passion va justement vers la poésie contemporaine) la situation a à
peine évolué. Quelques textes de surréalistes, quelques zestes d'Eluard, de
Guillevic, de Michaux, parfois ; mais pas grand-chose de plus ; pas ce qui
retracerait le comment et le pourquoi
d'une évolution. Et comment s'en étonner ? Par le jeu des modules
d'enseignement, l'étudiant en lettres peut obtenir sa licence sans avoir
effleuré le sujet ; et souvent c'est ce choix-là qu'il fait,
parce qu'il a peur de la poésie, peu présente dans l'enseignement
secondaire : c'est le cercle vicieux. Ensuite, dans la lancée, il choisit
un mémoire étranger à la poésie ; puis les concours l'orientent plutôt
vers des textes de prose ; s'il en est de poésie, c'est très souvent de
poésie de siècles passés. Oui, on peut être agrégé des Lettres sans avoir
étudié du tout la poésie de notre temps. "–Mais, dira-t-on, il est possible
de le faire tout seul" Certainement, quand on ressent le goût ou le besoin
de le faire. Autrement, eh bien les études sont lourdes, et une fois celles-ci
terminées, entre les obligations du métier et les obligations personnelles, on
a très peu de temps. "–Mais, dira-t-on encore, les élèves(les étudiants)
n'ont qu'à s'orienter par eux-mêmes." Ma réponse sera semblable.
Pourtant , depuis quelques années, la situation
va s'améliorant. Les professeurs de collège et de lycée s'intéressent de plus
en plus à la poésie contemporaine, en écrivent parfois. Il en va de même des
professeurs d'Université. Du coup, ils ont envie de la présenter à leurs
ouailles, et ils invitent aussi des poètes à en parler . Les sites internet de
poésie, la Maison des écrivains, le Printemps des poètes, certaines revues,
aident de leur côté à cette connaissance. La poésie n'est pas plus difficile
que les autres genres littéraires. Elle est différente : c'est une langue
dans la langue ; on ne l'atteint pas par la rhétorique classique ou le
raisonnement, si chers à un pays qui se dit cartésien, sans savoir qui était au
juste Descartes ! A quoi sert-elle ? A mieux vivre : à réfléchir sur la langue, à aimer ce qui en
vaut la peine, à résister à l'érosion et à la violence générales. Du coup, elle
sert à déranger. Ce n'est pas rien ! A quatorze, à dix-huit, à vingt-deux ans, on est justement au bon
âge pour comprendre ces textes-là, les poétiques. Et qu'on ne me parle pas de
la spontanéité tuée par l'enseignement, de l'élan coupé par ce qu'on dit en
classe. Il y a manière de les préserver, tout en donnant les informations sur
les évolutions et les tendances, et en encourageant aussi à la découverte
personnelle. Pour les neuf dixièmes des gens, c'est la seule façon dont ils
auront été introduits à la poésie. Sinon, ils risquent bien de l'ignorer toute
leur vie, si l'on considère le mépris où la télévision et les journaux la
tiennent en France. Et les poètes mêmes qui dénigrent l'enseignement se
plaindront de ne pas avoir de lecteurs et d'auditeurs. Pardi !
Mais enfin il reste
beaucoup de chemin à parcourir, tant nous étions loin d'autres pays : pour
ne parler que de la francophonie, de la Belgique, du Luxembourg, du Québec.
C'est alors que je me réjouis, en considérant qu'un poète vivant est inscrit au programme de
Terminale. Il paraîtra peut-être difficile à des professeurs même, dans une première approche ; mais je suis
persuadée que grâce au beau texte des Planches courbes, la raison d'être
de la poésie, fille de la mémoire, sœur des autres arts, observatrice du
présent, travail du poète sur soi et sur le rythme et les mots, apparaîtra à
ceux qui sans cette inscription (cette obligation) auraient méconnu ou ignoré
la poésie d'aujourd'hui. Décidément, mon verre est à demi plein ! Pourvu
qu'il continue à se remplir grâce à des initiatives semblables !"
©Marie-Claire Bancquart, janvier 2006
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