Ce sont au fond trois
états de sa matière poétique que Geneviève Pastre offre à son lecteur dans son
tout nouvel ouvrage Vis-à-Vis et Invia, suivi de l'État poétique. Trois variations peut-on dire aussi et on verra
à quel point un terme musical est approprié au travail de l'auteur, trois
variations autour d'une donnée centrale, qui anime toute sa vie, depuis sa
première jeunesse, qui fonde aussi peut-être plus secrètement ses engagements
politiques et féministes multiples, qui donnent sens à ses combats et dieu sait
s'il elle en a mené : la poésie. "Être poète et rien d'autre".
Geneviève Pastre propose
d'abord deux séries de textes poétiques sous le double titre de
Vis-à-vis et d'Invia, deux séries qui semblent à première vue très
différentes surtout pour qui ne connaîtrait pas le reste de son œuvre ; la
poésie d'expression et l'écriture pure, les termes sont de Geneviève Pastre
elle-même et on ne peut que les adopter tant ils semblent convenir à ce qu'on
lit ici.
De la poésie d'expression
relèvent la trentaine de textes qui composent Vis-à-Vis, un titre magnifique en ce qu'il exprime me
semble-t-il la posture de Geneviève Pastre dans le monde, accueil et regard.
Vis-à-vis et face à face, intérêt passionné pour ce qui est humain mais aussi
révolte exprimée d'emblée avec le premier poème "pourquoi des charniers,
des fouets, des armes, fusils, bombes, haches, pourquoi" et la superbe
réponse à ce pourquoi lancinant "le poème surplombe le monde, les bras
étendus". Suivi d'une série de variations en forme de célébrations
"et je bondis et je m'élance / comme l'oiseau dont je vois l'ombre / car
il ne peut s'arrêter en plein vol il ne pourrait que tomber", de portraits
(Merce Cunningham), de poèmes sur l'amour "Chaque jour où par éclairs
d'amour / je vois à travers l'obscurité du futur", la flânerie, avec la
musique en filigrane bien souvent "la saveur nostalgique de la septième de
dominante me suffit". Passent là Rimbaud et Gertrude Stein, des femmes
anonymes ou aimées, toujours dans le face à face "et j'entrai pour longtemps
/ dans le face à face. / D'où jaillissent des connexions, et des arborescences,
/ dans des voies / Non encore balisées" : quelques vers qui sont presque
un programme à eux seuls tant on y retrouve les thèmes de Geneviève Pastre, la
rencontre, la résonance et le goût des espaces non balisés.
De l'écriture pure
relèvent les textes d'Invia, plus difficiles d'abord ; Invia, ce terme superbe vient de Lucrèce et Geneviève
Pastre le rapproche du Holzweg de Heidegger dont elle dit qu'elle aime l'entendre dans le sens du chemin
forestier "où l'on peut se perdre mais aussi trouver l'inconnu".
Voilà une parfaite invite pour entrer dans ces textes : ne pas avoir peur de
s'y perdre, cela peut arriver, mais on peut aussi découvrir quelque chose d'inouï,
de jamais vu dans ces étranges paysages que l'auteur compose. Ces textes très
particuliers parcourent toute l'œuvre de Geneviève Pastre ; de la même eau sont par exemple ceux d'un
recueil déjà ancien On gaspille l'amarre ici… Certains critiques ont comparé l'auteur à une
Pythie, émettant des oracles. Il y en en effet quelque chose d'étrange dans ces
poèmes, parfois un aspect prophétique, certains se seront même révélés
prémonitoires. Ce ne sont pas non plus des textes d'écriture automatique mais
oui, une écriture pure : "…..fuyant le sens, la continuité, la logique, l'expression de mes
sentiments, de mes émotions, de mes ébauches d'idées. Je bifurquais sans cesse
afin, dans toute la mesure du possible, d'aller vers l'inconnu. Allonger la
main au-delà de ma propre contingence et de ma volonté. ".Bifurcations,
connexions, embranchements, et surtout chemins d'écriture, ces textes que l'on
peut prendre en effet comme des textes oraculaires, en laissant à son tour la
logique et le besoin de sens à l'entrée du livre, se révèlent d'une richesse
très particulière, en ce sens qu'on ne peut l'épuiser. Oui, il faut ici suivre
la poète lorsqu'elle dit "trop de conscience et de connaissance nuit à la
création poétique" et donc parfois à la lecture de la poésie ! Une belle
leçon à retenir !
Et comme il est bon,
après avoir parcouru Vis-à-vis et Invia de découvrir l'État
poétique où Geneviève Pastre
livre toutes sortes de clés, répond à tant de questions qui se sont posées le
temps du parcours dans les recueils poétiques. En une sorte d'essai dense, qui
a quelque chose de presque testamentaire, l'auteur livre une série passionnante
de "réflexions/fricassées, tours et retours" "pelote de fils
emmêlés de couleurs et tessitures différentes". Mais d'une très grande
cohérence, sans doute parce que le pôle magnétique de ces réflexions théoriques
est la poésie (et aussi, plus secrètement, la musique). Trois parties de
nouveau dans cette troisième partie ; I. L'inspiration ; II. Ma trajectoire ;
III. Ce recueil. Geneviève Pastre explore ici ce qu'elle appelle l'état
poétique, creusant les notions de sens et de beauté, interrogeant le matériau
que sont les langues, opposant de façon très lumineuse ce qu'elle appelle
textes froids et textes chauds : "pas d'ombre portée, ni de frange imaginaire
tout autour" des premiers qui sont par exemple les textes juridiques ou
scientifiques. Ce qui lui permet de mieux dégager "les conditions dans
lesquelles vit et s'exprime la poésie". La réflexion est nourrie de
l'immense culture de l'auteur dont il faut ici rappeler qu'elle est agrégée de
grammaire et grande connaisseuse des langues anciennes qu'elle célèbre et
défend. Impossible de rendre compte de la richesse de cet essai, sa portée pour
celui qui tente de lire et d'écrire, et surtout de la poésie. "Quand
Sartre déclara à Genet qu'il ne comprenait rien à la poésie, Genet s'écria «
Mais alors vous ne comprenez rien ? »
J'ajouterai enfin la très
grande humanité qui se dégage des propos de Geneviève Pastre. Elle pour qui le
terme de Rencontre est si important, c'en est une qu'elle offre à son lecteur,
lui ouvrant son enfance, son intimité, ses paysages clés (Le Rhin, les
Causses), évoquant son éducation musicale, avec mille anecdotes amusantes ou
graves.
Ce livre dans sa
diversité est un livre de désir et d'espoir
comme le laisse entendre sa coda "la splendeur du monde, l'immarcescible
désir de vivre, la profondeur des désirs et la quête de l'amour. Même trébuchante la parole renaîtra, une
parole, un poème, un chant, neuf et légèrement différent pourtant, et le cycle
se poursuivra, devenant spirale, voie, le non entendu encore, à chaque fois,
inouï".
©florence trocmé
Geneviève Pastre, Vis-à-vis
et Invia, suivi de l'Etat poétique, Collection les Octaviennes, Editions Geneviève
Pastre, 2005 (Isbn :2-908350-59-9)
Geneviève Pastre dans Poezibao :
Fiche bio-bibliographique,
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