Il arrive que certains
livres vous attirent dès le premier regard. Un aspect extérieur, un titre.
C'est bien le cas ici, avec le bleu très particulier de la couverture, sur
lequel se détache le mot Dormans, mot étrange, mot qui chante, participe présent latin, mot rempli
d'évocations devinées mais non encore précisées.
Alors on va vers le
livre, on franchit le seuil, bleu - importants les mots seuil et bleu - et on se perd. On avance à
tâtons, il y a de l'étrange là, on est saisi de vertige, où suis-je, qui me
parle, d'où, de quoi au juste, le sens apparaît/disparaît, il y a une sorte de
fantôme en permanence qui erre autour de la lecture, fantôme d'un autre monde,
fantômes sans doute des morts, présence chimérique de l'enfant qu'on fut, que
fut l'auteur, figures spectrales du rêve, des rêves, qui s'emboîtent et se
déboîtent. Des temps différents et des traitements différents pour chaque temps
: le Roman de la nuit proche du
récit de rêves, mais un seul rêve fait de multiples rêves, une séquence, une
histoire qui passe de poèmes en poèmes, qui reprend, s'arrête et repart. Dormans, la section éponyme du livre, le deuil de la mère
dans le temps présent, les martyrs des temps anciens, ces Sept d'Éphèse,
baptisés dormans, emmurés à cause de
leur foi en 252 et miraculeusement sortis de leur sommeil en 424, sous
Théodose, dormans mot que Marie Etienne
dit avoir emprunté à Milosz…Tout semble glisser, s'effacer, renaître dans ces
textes qui se suivent, passé et présent, ici et ailleurs, masculin et féminin,
adulte et enfant, monde réel et monde des morts, passage incessant de l'un à
l'autre, mises en abyme, passages de l'autre côté de la porte, de la fenêtre,
du miroir, du nuage, du ciel, du bleu, tableaux comme portes secrètes, comme
miroirs….
et puis ce texte, court,
qui éclaire le sens, tout à la fin du livre :
"l'écriture comme une lampe à huile que l'on
promènerait sur les parois originelles" :
la formulation,
somptueuse, fait mouche, oui c'est bien cela qu'on a ressenti, Marie Etienne
promène sa lampe, en l'occurrence sa plume, à la face de mondes cachés, de
mondes obscurs, de différents mondes cachés et obscurs, mais tout proches, si proches, là, juste derrière l'écriture.
Elle développe aussi
l'idée de la fresque dont elle n'aurait encore peint que des fragments, mais
dont l'aspect fragmentaire est question de perspective, qu'il y a mais encore
caché un tout cohérent, qui se dessine petit à petit. La lampe de l'écriture
exhume des fragments de ce tout, l'originel, l'antérieur, l'autre côté des
choses, l'ourlet du monde. Et est assignée à l'écriture une tâche ô combien difficile
: dévoiler, éclairer, faire "précipiter" sur le papier, papillons
épinglés, quelque chose de ces apparitions disparaissantes.
Projet magnifique pour un
livre à la dimension ontologique tout autant que poétique, usant avec brio de toutes sortes de
ressources d'expression, poèmes de deux fois sept vers, en allusion au sonnet ;
rythme 4/4/3/3 pour les Sonnets du ciel. Et ce Cahier japonais, fait de petites allusions très courtes, séparées par des gros points
noirs…. et illustré de quelques dessins de Marie Etienne, en particulier un
très beau vol de grues (?)
Le sommeil et le rêve
semblent s'être emparés du livre tout entier et avec lui de son lecteur. Une
fois refermé, le livre ne le quitte pas comme il en va de certains rêves dont
l'ombre plane sur une journée entière. Avec "un narrateur qui est tantôt
du féminin tantôt du masculin, non par incohérence mais afin de sortir, en
l'absence du neutre, de la dualité schématique des sexes".
Il est infiniment doux,
infiniment bon, infiniment jouissif de sortir ainsi du défini,
qu'il s'agisse de la réalité, du temps, de la vie ou de l'identité sexuelle. Ou
même de la discrimination entre l'auteur et le lecteur, l'auteur étant le
lecteur des parois originelles, le lecteur reprenant le flambeau des mains de
l'auteur, invité à poursuivre l'exploration. L'un comme l'autre devenus dormans…
©florence trocmé