Avec son essai La
poésie de Claude Vigée, Anne
Mounic donne une somme non seulement sur l'œuvre poétique de celui-ci, mais
aussi sur l'homme et l'ensemble de son travail, proposant à son lecteur une
véritable rencontre avec le poète, nourrie de sa propre rencontre avec lui. Un
travail d'exploration extraordinairement fouillé, érudit, dense mais
accessible, riche d'enseignements non seulement sur la poésie de Claude Vigée
mais sur la poésie de tous les temps, un livre comme une invite à découvrir
textes et mondes, à entrer plus avant dans nombre de problématiques
d'aujourd'hui.
Le sous-titre de cet essai est tout à fait emblématique de la démarche poétique
de l'écrivain, Danse vers l'abîme et connaissance par jouï-dire et Anne Mounic démontre en plusieurs chapitres la
raison d'être de cette approche.
Elle s'attache en premier lieu aux fondements biographiques au sens large,
interrogeant l'enfance alsacienne, la judéité, l'éducation reçue par le jeune
enfant dans son village natal de Bischwiller, le rapport avec la langue -
dialecte alsacien et langue française -, la figure douloureuse de la mère, le départ aux États Unis et le rapport
ambivalent avec le Waste Land, le retour et l'installation à Jérusalem, autant d'étapes fondamentales
qui marquent profondément le parcours poétique de Claude Vigée.
Elle explore ensuite les bases philosophiques, littéraires et spirituelles de
l'œuvre dont elle démontre petit à petit qu'elle est "reconquête du temps
de l'expérience vécue par-delà les abstractions morales, philosophiques et
scientifiques" et qu'elle est surtout un profond engagement de l'être du
poète en faveur de l'homme, en faveur de la vie, dans la "revendication de
vivre" et dans une résistance farouche à la fascination de mort qui hante
la modernité. Le poète s'ancre, nous retrouvons là écho du sous-titre, dans
"l'éprouvé de la chair", au cœur du "noyau pulsant" du
cœur, dans le rythme, toujours en tension, entre diastole et systole, engagé en
permanence dans un combat. Anne Mounic explore notamment à fond le thème clé du
combat avec l'ange - qui est aussi "lutte avec langue" -, thème
qu'elle a repris comme dossier principal du numéro de la revue qu'elle vient de
créer avec Guy Braun, Temporel. Combat par lequel Claude Vigée, qui a vécu tous
les drames d'un juif du XXème siècle, cherche "le moyen d'en
réchapper".
Anne Mounic s'exprime dans un langage clair, insérant avec beaucoup d'habileté
dans le cours même de son essai une multitude de citations empruntées à l'œuvre
de Claude Vigée mais aussi à toutes les innombrables références que lui permet
son érudition et qu'elle fait entrer en résonance avec l'œuvre du poète, de
Goethe à Gottfried Benn, de Rilke au philosophe Michel Henry, de la Bible à la
Kabbale, de Bachelard à T.S. Eliot.
Elle rend ainsi compte de la profondeur, de l'importance, de la richesse de
l'œuvre de Claude Vigée, donnant à ce dernier dans le même temps sa juste
stature de grande figure non seulement de la poésie mais aussi de la conscience moderne. Quelqu'un dont le
but ultime est sans doute de "vivre et représenter le destin humain".
"La lutte avec l'ange est cette « palpitation
de la présence dans le moment de son apparition/disparition ». En tant que lutte avec le temps, avec la mort,
avec le réel et la langue, elle est lutte avec l'extériorité, non comme rejet,
mais comme étreinte, comme appropriation de la négation pour un renversement
des valeurs et là naît le rythme. [...] Le rythme, fondement de la parole poétique et « passage du
vivant »."
Et là n'est pas une des moindres qualités de ce livre, c'est
qu'il se penche sur tous les aspects, y compris formels bien entendu, de la
poésie de Claude Vigée, démontrant sans cesse l'importance des notions de danse
et de rythme et fouillant l'immense répertoire des thèmes, des images, des
mythes qui nourrissent l'œuvre. Car "la parole est la chair des
instants" et le poète agit dans le monde de "la relation [où]
constamment le Je
recrée le Tu en nous fondant comme sujets".
Poésie de la présence, poésie du sujet, et poème comme "acte de résistance" : l'approche exigeante, extraordinairement "informée" et subtile d'Anne Mounic (elle-même poète) rend bien compte de toutes ces dimensions et donne envie
au lecteur d'aller à la rencontre de la poésie de Claude Vigée ; un lecteur qui,
il faut le dire, aura malheureusement quelques difficultés d'accès à cette œuvre
trop peu diffusée (à quand un Poésie/Gallimard par exemple ? - consulter la bio-bibliographie de Claude Vigée ici).
©florence trocmé
On peut aussi découvrir la bio-bibliographie d'Anne Mounic, qui a écrit
plusieurs autres essais de poésie, notamment sur Sylvia Plath ou Robert Graves,
ici.
Anne Mounic, La poésie de Claude Vigée, Danse vers l'abîme et connaissance par
jouï-dire, l'Harmattan, 2005.
isbn2-7475-8409-7, 26,50 €
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