Les lecteurs de Poezibao le savent, Michèle Desbordes, poète et auteur de
deux récits particulièrement remarqués La Demande et La Robe Bleue, est
morte récemment.
Aujourd'hui, journée de la femme, je lui donne toute sa place sur Poezibao. En publiant en particulier le très beau texte
que Jean-Yves Masson, que je remercie infiniment et pour Poezibao et pour Michèle Desbordes, vient de m'adresser.
Un hommage1 sera rendu au Salon du Livre à Michèle Desbordes
MICHELE DESBORDES
(1940-2006)
Un hommage
J’ai fait la connaissance de Michèle Desbordes au cours d’un dîner, sous le
grand arbre qui se trouve devant la bergerie qui donne son nom aux éditions
Verdier, près de Lagrasse. Il y a tout de suite eu entre nous une forte
sympathie, et une séduction où entrait beaucoup d’un esprit d’enfance que je
lui ai connu et dont, à d’autres moments, il est arrivé qu’elle se défende,
peut-être parce que son enfance avait été moins heureuse que la mienne et
qu’elle y revenait moins volontiers que moi. Je connaissais d’elle, alors, son
premier roman, L’Habituée, qui a paru en même temps que le mien, à l’automne
1996. Ces débuts communs chez le même éditeur créaient entre nous une
solidarité en dépit des années qui nous séparaient. Michèle allait bientôt
publier La Demande, le récit qui marqua pour elle le début d’une reconnaissance
publique très large. C’était là son deuxième roman, mais son troisième livre :
car le premier, en 1986, était un livre de poésie, passé inaperçu. Il est
pourtant profondément lié à toute son œuvre et, d’une certaine façon, la fonde.
Sombres dans la ville où elles se taisent avait paru chez Arcane 17, la maison
d’édition fondée à Saint-Nazaire par Christian Bouthemy, et dont le catalogue,
quand on le reprend aujourd’hui, est l’un des meilleurs de l’édition de ces
années quatre-vingt si riches en découvertes littéraires. On verra, à relire ce
premier livre de poésie, qu’une grande partie de tout ce qu’elle a écrit par la
suite sort des souvenirs et des obsessions qui y avaient trouvé leur première
mise en forme, peut-être encore imparfaite, mais riche de promesses.
Michèle n’aura eu le temps d’écrire, de 1996 à 2005, qu’une dizaine de livres,
si l’on compte ceux qu’elle a achevés avant sa mort et qui vont paraître
bientôt. Est-ce assez ou n’est-ce pas assez pour faire une « œuvre » ? C’est
assez, je crois, d’autant qu’elle s’inscrit dans la tradition très française du
roman ou du récit court, et qu’il est des noms dans notre littérature dont la
survie méritée est due à moins de pages encore. Dans ce tournant du siècle où
nous sommes, auquel elle restera liée, dans ce temps où tout n’est que bruit,
publicité, propagande, rumeurs et slogans, l’œuvre de Michèle Desbordes
s’impose par sa formidable puissance de silence. Le titre du livre de poésie
que j’ai cité le dit, c’est une œuvre dont la plupart des personnages, des
femmes surtout, mais quelques hommes aussi, se taisent, et qui tourne autour de
ce silence intérieur que notre temps a plus qu’aucun autre besoin d’apprendre à
écouter.
Au fil des conversations, des rencontres – de quelques brouilles aussi, car
Michèle Desbordes était une personne entière et il n’était pas toujours facile
d’être à la hauteur de son exigence – une complicité s’est tissée, et je
voudrais dire, à l’heure où cette voix vient de se taire, que cette complicité
entre nous était fondée sur une passion commune de la poésie. Bien sûr, Michèle
était une lectrice passionnée de Faulkner, de Pavese, de Virginia Woolf et de
bien d’autres : mais justement, ces écrivains-là, romanciers, romancières, sont
de celles et de ceux qui ont aboli les frontières sottement dressées par les
critiques et par nos habitudes de lecture entre le « roman » et la « poésie ».
On le vit bien quand Michèle Desbordes, pour un numéro du Nouveau Recueil que
je dirigeais sur un thème qui m’est cher, celui de la frontière, revint à la
poésie et écrivit un récit sur le voyage de Hölderlin à Bordeaux qui était un
poème narratif, et qui devint l’un de ses plus beaux livres (Dans le temps
qu’il marchait), un texte brisé de grandes trouées de silence.
Hölderlin était l’une des grandes passions de Michèle Desbordes. La
connaissance intime qu’elle avait de son œuvre était impressionnante. Elle en
savait par cœur des poèmes entiers, des lettres entières. C’est des lettres de
Hölderlin à sa mère que sort le roman qu’elle avait porté le plus longtemps en
elle, Le Commandement, qu’elle publia chez Gallimard en 2001 et qui est dédié à
la mémoire du romancier Jacques Desbordes, son mari, dont elle assumait de bien
des manières l’héritage, à commencer par la décision de reprendre son nom. Le
Commandement ne fut pas un succès comparable à La Demande ni même à La Robe
bleue, parce que le sujet en est âpre, la phrase tourmentée, et la vérité,
comme celle de L’Habituée, dure à entendre. Vingt ans avaient été nécessaires,
à ce qu’en disait Michèle Desbordes, pour écrire ce livre, vingt ans de silence
et quelques mois d’écriture. Vingt ans à chercher comment écrire, à s’interdire
peut-être de s’y risquer, à lire passionnément en attendant l’heure de se
sentir prête. Je crois que finir ce livre fut pour Michèle une victoire sur
elle-même, mais je ne sais pourquoi, je la devine chèrement payée. Dès le
moment où elle était en train de l’achever, elle se sut atteinte d’une maladie
dont elle avait peu de chances de guérir. Le jour où elle me l’apprit, nous
étions sur le parking d’une gare ; j’étais allé lui rendre visite chez elle à
Baule, au bord de la Loire, j’allais reprendre le train pour Paris. Elle me
parla de sa maladie d’une voix très douce, qui ne tremblait pas, avec une
grande sagesse, en me disant que son désir était modeste et qu’elle souhaitait
seulement encore achever quelques livres avant de s’en aller. Les propos qu’elle
avait tenus ce jour-là se sont alors éclairés pour moi : en me montrant la
Loire qui passait au fond de son étroit jardin, ce grand fleuve français par
excellence qui aura été le sien, elle m’avait dit qu’elle souhaitait que ses
cendres y soient un jour dispersées.
Je pense à cette dispersion des cendres, avec laquelle je n’arrive pas,
aujourd’hui, à me sentir en accord, quoique je connaisse bien cette phrase si
frappante de Hölderlin qui évoque la disgrâce de ces temps de peu de lumière où
nous sommes, où nous quittons la vie, dit-il, dans des boîtes hideuses, alors
que l’homme antique se livrait au bûcher. Il faudrait, précisément, un bûcher,
comme ceux qu’a décrit Josef Winkler dans son livre terrible et sublime sur
l’Inde ; il nous faudrait des rituels, et même ces pleureuses que Rilke réclame
dans le Requiem, ou ces Plaintes qui accompagnent les morts pour la traversée
du pays d’Egypte à la fin de la Dixième élégie. De tous ces textes, de ces
œuvres que nous aimions, de cette passion qui était la nôtre pour la poésie,
nous avons souvent parlé au fil de nos rencontres ! Une amitié est faite de
cela : de paroles et de silence.
Avec son livre sur Camille Claudel, Michèle Desbordes s’est approchée encore
plus près, à travers la fiction, des raisons du silence sur lequel était
conquise toute son œuvre : le silence des femmes qui n’ont jamais eu droit à la
parole. Un silence pétrifié d’amour et de terreur, face à la douce violence de
tous les pouvoirs, maternels, paternels, fraternels ou conjugaux. La Robe bleue
m’est dédié parce que Michèle avait décidé d’abandonner ce livre qui,
littéralement, tombait en fragments, et qu’après avoir lu ces fragments, je lui
ai suggéré, pour ainsi dire, de « coudre la robe » : d’écrire un texte continu
au lieu de laisser le destin de Camille en lambeaux. Il fallait pour cela un
point de vue, et ce fut ce moment où, dans cet hospice en Provence, elle attend
les visites si rares de Paul : en partant de ce point de vue – de ce silence –
et en trouvant un point d’appui narratif qui était, encore une fois, une «
demande » capable d’aimanter le récit, tout devait s’organiser de soi-même. Du
coup, avant de finir son livre sur Faulkner, Michèle reprit les fragments
rédigés autour de Camille Claudel et achevé La Robe bleue dont l’écriture
atteint à l’intensité du poème comme bien peu de textes de prose.
Nous écrivons des livres. Nous les lançons dans l’abîme du temps. Nous les
jetons comme des bouées pour ne pas nous noyer, comme des bouteilles à la mer
qui en appellent à l’amitié du lecteur à venir, qui saura les décrypter. Ou
pas. Il y avait au fond de l’écriture de Michèle Desbordes un secret, plusieurs
peut-être, qu’elle a soigneusement cachés, dont je sais que je les ignore, dont
je n’ai pas reçu la confidence, au milieu de tant de plus petites confidences
qui me furent faites – toujours avec l’ordre de les taire. Quelqu’un, je le
souhaite, décryptera plusieurs de ces secrets à force d’interroger ses livres.
Ils sont, me semble-t-il, de ceux qui résisteront à la relecture, une fois
qu’ils auront pris de l’âge. Il y avait dans l’œuvre de Michèle quelque chose
d’analogue à cette moitié droite de son visage qu’elle n’aimait pas montrer et
qu’elle dérobait au regard, tout en vous regardant avec un air où pouvait
passer tout d’un coup une gaieté folle. Michèle aimait la vie : le bon vin, les
fromages, les fruits bien mûrs, les poires des jardins de la Loire (ces fruits
tellement français, comme dit Roland Barthes) et les fruits de la Guadeloupe où
elle avait vécu. Elle savait s’étonner des choses. Elle aimait les chats et les
livres. Elle aurait voulu que sa maison au bord de la Loire conservât, après sa
mort, quelque chose de sa présence, et que des écrivains puissent venir y
travailler comme elle y avait elle-même travaillé. Cela, malheureusement, ne se
fera pas, aucune institution n’ayant accepté le legs ; mais il sera toujours
possible à ceux qui aimeront cette œuvre d’aller regarder la Loire à Baule,
emprès d’Orléans, ou de penser à elle depuis le pont de Beaugency. Son œuvre
est celle d’une femme qui a mérité, je crois, d’être considérée comme un poète,
et si je mets ce mot au masculin ce n’est pas pour faire injure à sa féminité,
mais en me souvenant qu’en latin poeta est un mot masculin de forme féminine
comme, nauta, le marin.
Poète donc, je lui donne ce titre : parce que la poésie est, entre mille
définitions qu’on peut en donner, cette tension de la langue quand elle
parvient au point où elle se tisse de silence. Des générations de femmes vouées
au silence, ses ancêtres muettes derrière leurs pas de portes qui ressemblent
tant à mes taciturnes aïeules des vallées d’Auvergne, avaient accédé à la
parole à travers leur descendante, cette héritière amoureuse des livres qui osa
écrire après avoir voué sa vie aux livres, en dirigeant des bibliothèques.
Michèle Desbordes tissa ses propres livres sur la trame de ses lectures, qui
étaient immenses et passionnées. Elle avait le don le plus rare, qui est la
force d’admirer. Le destin semble avoir décidé qu’elle ne pourrait garder
longtemps cette parole chèrement conquise : et Dieu sait de quels nœuds était
faite la maladie qui l’a forcée au grand silence définitif. Mais le jour où
tous ses livres seront réunis en un seul volume – ce jour viendra –, je crois
qu’on verra la cohérence et la beauté de ce parcours arraché à la nuit, celui
d’une œuvre où écriture et lecture sont nouées l’une à l’autre, non par amour
de l’érudition, mais par le souci essentiel de chercher les mots dans lesquels
puiser, jusqu’au dernier, la force de vivre encore un jour.
Jean-Yves Masson
©Jean-Yves Masson
1. En compagnie de Michèle Desbordes, au Salon du livre
Le Vendredi 17 mars au Salon du Livre
à 11h30
La Maison des écrivains vous propose, avec la collaboration de ses
éditeurs et d Élisabeth Debeusscher,
exécutrice testamentaire littéraire de l'écrivain, de passer une heure en compagnie de Michèle Desbordes, tout
récemment disparue.
Des écrivains, des amis, lui rendront hommage.
Avec : Jacques Lederer, Jean-Baptiste Harang, Brigitte Giraud, Patrick
Kéchichian,
Jacques Mény, Daniel Maximin, Cathie Barreau, Jean-Paul Goux, Laurence Teper,
Gérard Bobillier...
Textes lus de Jean-Yves Masson, Louise Warren.
Salon du livre de paris, Maison des écrivains,
Ministère de la Culture, salle Beckett L110-L128
Michèle Desbordes dans Poezibao :
fiche de lecture de Dans le temps qu’il
marchait (Hölderlin), extrait 1, sa
disparition (janvier 2006)
Rédigé par : franck Bellucci | jeudi 09 mars 2006 à 08h50
Rédigé par : André Ughetto | mercredi 08 mars 2006 à 22h55
Rédigé par : Sylvie Fabre G. | mercredi 08 mars 2006 à 16h53
Rédigé par : Albert DICHY | mercredi 08 mars 2006 à 15h57
Rédigé par : lheurebleue | mercredi 08 mars 2006 à 12h23
Rédigé par : mescaline | mercredi 08 mars 2006 à 11h36