Pourquoi raconter des histoires ?
Pourquoi écrire ? En tant
que poète, la question m’a souvent été posée plutôt sous cette forme.
Les réponses apportées, au fond, peuvent aussi convenir pour la question plus
spécifique que vous posez : pourquoi raconter des histoires ?
Puisque, pour quelqu’un comme moi, écrivain, raconter passe par l’acte
d’écrire.
L’écriture est une médiation, le support qui me permet de m’adresser à l’autre,
au lecteur du livre, et à ceux de plus en plus nombreux désormais qui demandent
aussi une prise en charge de cette parole écrite par la voix, que ce soit celle
de l’auteur ou celle d’un comédien qui interprète le texte.
Ces dernières années, cette pratique de l’oralité est devenue incontournable,
comme si, à la demande de l’éditeur et du lecteur, le poète, l’écrivain était
forcé de revenir aux sources, de retrouver les temps anciens où les histoires
en vers, les poèmes épiques ou plus tard lyriques étaient chantés ou dits par
les aèdes et les troubadours et transmises de génération en génération.
La poésie contemporaine bien sûr n’est pas forcément narrative, la mienne l’est
peu, mais elle raconte toujours
pourtant quelque chose de l’homme dans l’univers et dans l’histoire.
Permettez-moi donc de revenir d’abord à la question première du pourquoi écrire
qui apportera déjà des éléments de réponse au pourquoi raconter.
Nous sommes confrontés au mystère du monde et de l’être, à notre fragilité
d’humains face à la beauté et à l’amour mais aussi à la violence, à l’horreur de la vie qui nous est donnée ou
que nous nous forgeons. Nous sommes confrontés à la nature, au cosmos, au monde
visible et invisible, au fini et à l’infini que nous sommes capables de
comprendre ou de sentir, confrontés enfin à l’altérité et au divin.
Pour supporter cela, nous avons besoin d’une parole qui prennent en charge les
évènements, les émotions, les visages et les images qui nous traversent, une
parole qui crée le lien entre notre passé, notre présent et notre avenir, entre
nous et les autres, entre l’ici et l’ailleurs.
L’homme est un être de langage, nous habitons tous une langue mais pour qu’elle
advienne et nous fasse advenir, nous avons besoin de la créer sans cesse, d’en
repousser les limites, d’en utiliser toutes les ressources pour pouvoir nommer,
célébrer, magnifier, dénoncer, pleurer, comprendre, accueillir, refuser, en un
mot exprimer.
Chacun d’entre nous a un espace singulier : un corps, une ou des origines,
un pays, une langue qu’il lui faut conquérir pour s’unifier. Nous sommes le
fruit de cette initiation et notre vie prend sens dans cette quête.
Écrire, raconter notre histoire et celle des autres, c’est accéder à la
présence, aux présences qui nous entourent, choses ou êtres, vivants ou morts
et les faire exister. C’est mettre, à côté de notre vie, une autre vie qui
l’éclaire, sans séparation.
Nous avons tous des expériences fondatrices qui nous poussent à la parole.
Quelques-uns d’entre nous tracent les signes dans des livres. Pour ma part
j’évoquerai trois expériences d’où s’origine peut-être cette venue à l’écriture
et que je relate dans le récit, sorte de mythologie personnelle que je suis en
train de faire.
-
Vers cinq ans, la découverte du pouvoir fabuleux des mots : un conte,
déchiffré seule pour la première fois, me racontait une histoire qui me donnait
une clef pour ce que j’étais en train de vivre. Je découvrais par-là même la
liberté.
- Vers huit-dix ans, l’expérience métaphysique du paysage et ce qu’elle
provoque : le sentiment que les mots remuent en soi pour dire quelque
chose qui déborde son propre être, qui englobe le Tout.
- Vers dix-sept ans, la nécessité de comprendre ma propre histoire, d’infléchir
la trajectoire de ma vie en luttant contre l’absence et la mutité, le désir
aussi de réunir le vécu et le rêvé, d’accéder à une conscience qui soit continuité de consciences car notre destin s’il
est singulier est aussi collectif. L’histoire, les histoires s’incarnent en
notre histoire.
J’ai ainsi l’impression d’avoir compris très tôt, intuitivement, que l’écriture
était une forme de réparation et qu’elle permettait de redonner à la vie son
sens et sa lumière. Elle était une façon de vivre le possible dans cette
circonférence de l’impossible qui est notre vraie frontière. Elle prenait la
douleur, l’angoisse pour la transmuer, elle atteignait le cœur de la vie et sa
pulsation : l’amour. Maintenant je sais que c’est aussi une façon de
passer au-delà du désespoir.
Ceci posé, je voudrais maintenant
parler de mon propre parcours d’écrivain, montrer pourquoi, me sentant d’abord
poète, j’ai eu le besoin à un moment de raconter des histoires, non pas sous la
forme de romans, mais plutôt de récits qui mettaient en scène des paysages dans
lesquels s’enracinaient des destins, des êtres.
La poésie vise d’abord à capter l’essence des choses, dans le récit je peux
raconter de nombreux éléments vécus en gardant l’épaisseur du temps, le
foisonnement et le croisement des destins, je peux transposer, imaginer des
situations, m’identifier à un autre, faire comprendre autrement l’évolution des
faits et de la pensée, remodeler ma mémoire et tirer des drames et de
l’absurdité du monde un sens et un enseignement. Je me
sens très proche en cela de quelqu’un comme François Cheng.
Le récit permet un développement, une
temporalité que la poésie refuse souvent puisqu’elle table sur la force du mot
et la puissance de l’instant. Elle est plus
immédiatement dans l’universel et l’éternité : une explosion d’être dans une profondeur de forme, comme dit R. Juarroz. Elle n’est pas dans le discursif, dans
l’explicatif ou le narratif à la manière du récit.
Les deux langages sont différents
mais ils ont des points de rencontre aussi. Je ne
sépare pas ma poésie de mes récits : il y a une circulation du souffle, et
ce n’est pas pour rien qu’on parle à leur propos de récits poétiques ou de
prose poétique, selon l’importance donnée au factuel. D’ailleurs beaucoup
d’écrivains établissent cette circulation d’un bord à l’autre, je pense à
quelqu’un comme Dhôtel qui mêle sans cesse narratif et poétique dans ses
romans.
Raconter des histoires a été pour moi
d’abord parler des lieux et m’acquitter d’une dette. Dans mon premier récit, l’Isère, J’ai
voulu raconter un voyage dans le paysage et la mémoire. J’ai appelé une à une
toutes les choses aimées d’amour depuis l’enfance. Elles m’ont rendu les êtres
qu’elles contiennent. J’ai arpenté les terres basses d’abord, vallées et
plaines où résonne la rumeur des eaux vives et des amis. Puis j’ai atteint les
plateaux et les collines porteuses d’arbres royaux, d’une maison et de moissons
d’histoires. J’ai atteint la montagne, demeure charnelle et mentale qui abrite
ma vie et ma Ville. Belledonne, Vercors, Chartreuse et Oisans, chaque massif
possède son temps et son espace. Chacun garde le secret des jours vécus en son
sein.
J’ai feuilleté le paysage et raconté les êtres.
J’ai transmis le legs qui m’avait été fait. L’histoire vécue, partagée est,
j’espère, devenue celle de tous. J’ai
voulu faire du pays d’origine le pays du passage où chacun, vivant ou mort, tient
la main de l’autre pour atteindre son propre pays.
Dans mon dernier livre de récits, Le génie
des rencontres, j’ai voulu écrire
des textes, tous centrés sur une rencontre. Rencontre de soi, rencontre de
l’autre, rencontre de l’autre en soi, dans la vie, par-delà la mort, parfois
grâce à la littérature, la peinture ou la photographie. Ces récits sont des
portraits d’êtres chers, anonymes ou connus, qui ont jalonné, aidé, éclairé ma
traversée. Ce sont des histoires d’amour. Ils proposent une approche, une
vision de la vie, de la relation et de l’art, un entre-deux : le lieu
humain.
Le dernier, inédit et en cours, est celui évoqué précédemment, une mythologie
personnelle dont le thème est le rapport à la double origine, fondatrice d’une
langue.
Je conclurai en disant qu’au fond j’écris des histoires pour unifier, pour ne
pas rester témoin de la perte, pour donner et recevoir, pour savoir dire :
j’aime. Car la vie va bien au-delà de notre propre vie, elle rencontre toujours
l’autre, les histoires qu’on écrit ou qu’on écoute nous l’apprennent.
©Sylvie Fabre G.
Rédigé par : yann | jeudi 23 mars 2006 à 16h17